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NÏFL REStAACH UBIURIËS
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HISTOIRE
DB LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE
II
Paris. -^ Imprimerie Bonaventore et Dacesiolt,
Qaai dea Grands -Augualins, 56. prés le Pont-Neaf.
HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE
J. MICHELET
TOME DEUXIÈME
PARIS
CHAMEROT, LIBRAIRE-ÉDITEUR
18, me du Jardinet.
4847
LIVRE III
6 Octobre 4789 — 44 Juillet 4790.
'• :. •••
CHAPITRE I.
ACCORD POUR RELEVER LE ROI (octobre Sd).— ÉLai) liE LA FRAtÉAMltÉ
(octobrHBinel).
éa peuple poar le RoL GénénUité de peeple^M tendenee à ronioa. See
fédérations (d'octobre en Juillet). — Lâfayeite et Hirabetn pour le Roi,
TAiMmblée pou le Roi, octobre 19. Le Roi n'était pai eapUf, en oetobre.
Le matin du 7 octobre, de botiDe heure, lei Toi-
leries étaietit pleines d'un peuple ému, a&mô de
▼oir son roi. Tout le jour, penddnt qu'il receTait
l'hommage des corps constitués, la foule l'observait
du dehors, l'attendait et le cherchait. Oii le voyait^
ou on croyait le voir de toin à travers le^ vitres ; celui
qui avait le bonheur de Tapercèvoir, le montrait
à son voisin : « Le voyez^vous, le toilfc ! h n fallut
qu'il parût au balcon, et ce furent des applaudisse-
ments unanimes. Il fallut qu'il descendit au jardin,
qu'il répbiidtt dé plus près & l'attendrissement du
peuple.
4 AMOUR DU PEUPLE POUR LE ROI, OCTOBRE 89.
Sa sœur, madame Elisabeth, jeune et inno-
cente personne, fut touchée, ouvrit ses fenêtres, et
spupa devant la foule. Les femmes approchaient
avec leurs enfants, la bénissant, lui disant qu'elle
était belle.
On avait pu, dès la veille, le soir même du 6 oc-
tobre, se rassurer tout-à-fait sur ce peuple dont on
avait eu tant peur. Lorsque le roi et la reine parurent
à l'Hôtel-de-YiUe entre les flambeaux, un tonnerre
monta de la Grève , mais de cris de joie, d'amour,
de reconnaissance pour le Roi qui venait vivre au
milieu d'eux... Ils pleuraient comme des enfants,
se tendaient les mains, s'embrassaient les uns les
autres*.
« La Révolution est finie, disait-on, voilà le Roi
délivré de ce Versailles, de ses courtisans, de ses
conseillers. x> Et en effet, ce mauvais enchantement
qui depuis plus d'un siècle tenait la royauté captive,
loin des hommes, dans un monde de statues, d'auto-
mates plus artificiels encore, grâce à Dieu, il était
rompu. Le Roi était replacé dans la nature réelle,
dans la vie et la vérité. Ramené de ce long exil, il
revenait chez lui, rentrait à sa vraie place, se trou-
vait rétabli dans son élément de roi; et quel autre,
sinon le peuple? Où donc ailleurs un roi pourrait^!
respirer et vivre?
< Tout ceci, et ce qui Ta suivre, est tiré des écriTains royalistes,
Weber, 1, 257; Beaulieu, II, 203, etc. Leur témoignage est conforme
à celui des Âmb de la liberté, IV, 2-6.
GÉNÉROSITÉ DU PBUPLE. 5
Vivez, sire, au milieu de nous, soyez libre pour la
première fois. Vous ne l'avez été guère. Toujours
vous avez agi, laissé agir, malgré vous. Chaque
matin on vous a fait faire de quoi vous repentir
le soir; chaque jour, vous avez obéi. Sujet si long-
temps du caprice, régnez enfin selon la loi; c'est
la royauté, c'est la liberté. Dieu ne règne pas autre-
ment.
Telles étaient les pensées du peuple, généreuses et
sympathiques, sans rancune, sans défiance. Mêlé
pour la première fois aux seigneurs, aux belles da-
mes, il était plein d'égards pour eux. Les gardes-du-
corps eux-mêmes, il les voyait avec plaisir, qui se
promenaient, bras dessus bras dessous, avec leurs,
amis et sauveurs, les braves gardes françaises. Il ap-
plaudissait les uns et les autres, pour rassurer, con-
soler, ses ennemis de la veille.
Qu'on sache éternellement qu'à cette époque mal
connue, défigurée par la haine, le cœur de la France
fut plein de magnanimité, de clémence et de pardon.
Dans les résistances même que provoque partout
l'aristocratie, dans les actes énei^iques où le peuple
se déclare prêt à frapper, il menace et il pardonne.
Metz dénonce son parlement rebelle à l'assemblée
nationale, puis intercède pour lui. La Bretagne, dans
la redoutable fédération qu'elle fit en plein hiver
(janvier), se montre et forte et clémente. Cent cin-
quante mille hommes armés s'y engagèrent à résister
aux ennemis de la loi, et le jeune chef qui, à la tête de
leurs députés, jurait, l'épée sur l'autel, ajouta à son
P TENDANCE m ?VC?m k l.'pNION.
cernent ; « 3'ils (leyiennpqt 4e boq3 citoyens, ijous
|eurpardonnpU8. f,
Ces pwdes fédér^ttioqs qui pepda^t biiit pu ^e^f
ndoisy sp fp^t par toute la France^ soqt le trait di^-
tinctif, rpriginalit^ de cette épogHe. Elles soqt d'a-
^rd défepsivps, de protpctiou mutHellfi con^^e |ps
ennefpis incopnus, les krigcmds, contre l'aristopratie.
Puis, ces frères, armés ensemble, veulent vivre en-
^eml^lp aussi; ils s'inquiètent des besoins de leurs
frères, ils s'enga^eqt à assurer \s^ cirpul^tioq des
g^^ins, ibi faire passer la subsistance de provinces eq
provinces, de ceifx qu| ont peu à ceux qui n'ont pas.
Enfin, la sécurité renatt, 1^ nourriture est iqoins rare,
les fédérations coptinueqt, sans autris besoin (][ifp cp-
lui du pœur : « Pour s'unir, gisent-ils, ei s'aimer les
uns le^ autres. »
Les villes et les villes sp sont 4'ctbor4 unies en^rp
elles, pour ?e protéger elles-mêmes poptre les nobles.
Puis , les noblps étant attaqués par le paysan oif
par des bandes errantes, les châteaux brilles, les villes
sortent pp armes, vont protéger les cb&teaux, dé-
fendrp les nobles, leurs eniiemis. Ces nobles viennent
en foule s'établir dans les villes, parmi cpux qui les
pnt sauvés, et prêter le serpjent civique (févrief-
mars).
Les luttes des villes et des campagnes durent peu,
heureusement. Lp paysan de bonnp heure, ouTre
l'oreille et les yeux ; i| se cppfédère, à son tour? pour
l'ordre et la constitution. J'ai sous les yeux les procès-
yerbaux d'une foule 4p ees fédérations é^ caipp&r
FtpÉ^yrpVS, JfftCTp^M BEI nntLST. 7
ipae^y pi j'y yqi^ )^ sefftiaiept 4q It^ P&^ne éclater
spii^ fqriQQ n^îvp, Aptftoi pt plus yjvepieqt peut-:ètre
^ncore qfiQ dans los yilles.
pi|j9 f}e barriérp entre lies )ioi]r)mj99. P semble
^f^ les murs des yilles ont tpmbé. Souvent les
^ndes fédérations urbaines vont se tenjr dans les
çainpapQ^. Souyent les pay^p^, en baude§ réglées,
je piaifç çtljB curé 90 tètp^ yj^nif ent fraterqjser ({ans
les villes.
Tous en ordre, tous armés, (^a ^^r^e nationaIe| ^
cpttQ ^poqpie, H np &ut pas l'oublier^ c'est gépé-
ralf^men^ tput le |i|pnde^.
f Topt le inp|i4^ mfjfi eapefpUcn dam }ef caipiM^nef ; «p mî)ieii des
tcrrean papîaues qui se renouTelèrent à chaque instant pendant plus
d'une adnée, tons étaient armés, au moins d-i^struments aratoires,
et paraissaient ainsi armés aux reTPM» au( flilef (^ |J|is Hf^r
ndles.
Daip les yillef • rorpnisation Taria ; les comités permanenu qui s*y
formèrent, à la nouvelle de la prise de ia Bastille, ouTrtrent des re-
fistîesoii vinrent s^inscrîre les hommes de bonne volonté de toutes les
dasse) ^p peuple ; pairiout ofi i j svait danfer, ces volontaires, c*étai|
absolument tout 1^ monde sans exception. — La malheureuse question
de Tuniforme commença les divisions ; il se forma des corps d*élite,
fort mal vus de tous les autres. L^unlfofrme fut de bonne heure exigé
h P^ffîs , et la garde nationale s*y Irovfa rédpite à trente et qu(çlqiicf
mille Ifommes. Partout ailleurs, il y fvait peu d'uniformes; tout ai^
plus , ajoutait-on un revers qui variait de couleur , selon chaque ville,
^en-h-peu dominèrent le bleu et le rouge. La proposition d'exiger
l*untforme par toute la France ne fut laite que le 48 juillet 4790- Le
28 avril 4794 , r Assemblée restreignit la qualité de garde national aux
citoyetts acUfe pu électeurs primaires; ces électeurs (qui , comme pro-
priétairesy ou locataires, payaient la valeur de trois journées de travail,
estihuées chacune vingt sols au plus) étaient au nombre de quatre mil-
8 LAFAYETTE ET MIRABEAU POUR LE ROI.
Tout le monde se met en branle, tout part, comme
au temps des croisades... Où vontrils ainsi par grou-
pes, villes et villes, villages et villages, provinces et
provinces? Quelle est donc la Jérusalem qui attire
ainsi tout un peuple, Tattire, non hors de lui-même,
mais Tunit, le concentre en lui... C'est mieux que
celle de Judée, c'est la Jérusalem des cœurs, la sainte
unité fraternelle. . . la grande cité vivante, qui se bâtit
d'hommes... En moins d'une année, elle est faite...
Et depuis, c'est la patrie.
Voilà ma route en ce troisième livre; tous les ob-
stacles du monde, les cris, les actes violents, les aigres
disputes me retarderont, mais ne me détourneront
pas. Le 14 juillet m'a donné l'unanimité de Paris.
Et l'autre 14 juillet va me donner tout-à-4'heure
l'unanimité de la France.
Comment le vieil amour du peuple, le Roi, fût-il
resté seul hors de cet universel embrassement fra-
ternel? Il en fut le premier objet. On avait beau voir
près de lui la reine toujours en larmes, triste et dure,
ne nourrissant que rancune. On avait beau voir la
pesante servitude où le tenaient ses scrupules de dé-
vot, et la servitude aussi où sa nature matérielle le
liait près de sa femme. On s'obstinait toujours à
placer l'espoir en lui.
lions quatre cent mille hommes. Sur ce nombre même, la majorité étant
des travailleurs et vivant au jour le jour, ne purent continuer Ténorme
sacrifice de temps que demandait alors le service de la garde nationale.
L'ASSEMBLÉE POUK LE ROI, OCTOBRE 89. 9
Chose ridicule à dire. La peur du 6 octobre avait
fait une foule de royalistes. Ce réveil terrible, cette
fantasmagorie nocturne, avait profondément troublé
les imaginations; on se serrait près du Roi. L'Assem-
blée d'abord. Jamais elle ne fut si bien pour lui. Elle
avait eu peur; dix jours après, ce fut encore avec
grande répugnance qu'elle vint siéger dans ce sombre
Paris d'octobre, parmi cette mer de peuple. Cent
cinffuante députés aimèrent mieux prendre des
passeports. Meunier, Lally, se sauvèrent.
Les deux premiers homcaes de France, le plus
populaire, le plus éloquent, Lafayette et Mirabeau,
revinrent royalistes à Paris.
M. de Lafayette avait été mortifié d'être mené à
Versailles, tout en paraissant mener. Dans son triom-
phe involontaire, il était presque autant piqué que le
Roi. Il fit en rentrant deux choses. Il enhardit la mu-
nicipalité à faire poursuivre au Châtelet la feuille
sanglante de Marat. Lui-même, il alla trouver le duc
d'Orléans, l'intimida, lui parla haut et ferme, et chez
lui, et devant le roi, lui faisant sentir qu'après le 6 oc-
tobre, sa présence à Paris inquiétait, donnait des
prétextes, excluait la tranquillité. Il le poussa ainsi à
Londres. Le duc voulant en revenir, Lafayette lui fit
dire que le lendemain de son retour, il se battrait
avec lui.
Mirabeau, privé de son duc, et voyant décidément
qu'il n'en tirerait jamais parti, se tourna bonnement,
avec l'aplomb de la force, et comme un homme né-
cessaire qu'on ne peut pas refuser, du côté de La-
JO tB ROI ifÉTAiT f Af Ç^VTÏÏ,
fi|yette (fOr^Q opfpljjre) ^ U |uj pfopc^it nettepienl de
jrpnïergpr Bfeckpr, et dp jjpifVfirRer k <ieux *• C*éf^>
cer^inqmei^l h seulp cbancp (je salpt qui irest&t ^u
Boi. ^ais {.afayet^ p'aim^jl i|| p'jBstipiait Mir^l)^!}^
[^^ cour Ips dë^fftit tp^ d^uf .
Un njcmeutj j|p cpiift mopieiîfi Ifi? 4^"^^ force?
qui |!estaient, la popularité, Ip gj^pie, $'^pten(|ireDt ^
pfX)fit de la royauté. Pu évépeiiient fortiiit qui se
pjE^ justement à la portp de l'Assemblée, deii^ qj;
trois jours aprji? son arriyée à Paris, l'effraya, la pps^
à désirer l'ordrp à |x)i|t prjx. Up ip^lepteqdu prpe) fît
périr un boulanger* (21 oclol3rp). J^e ineurtrier fijf
sur-le-champ jugé, pendu. jCie fpt ppur 1^ mupicipalit^
Toccasiop jdedeipanfiei* i|ne loj de séyéfité et (le force.
L'Assemblée flécréta la loi martiale, qui armai^ Ijejs
pupjcipalités du droit de reqpérir Ips troupes p\ l^
garnie citoyenne^ pour dissiper les passemblei|3eDts.
En même temps^ plie reuyoyait les crimes de lèsp-
natiop à un yiepx tribunal royal, au Chàtplet^ peti|
tribpnal pgur une si grande mission. Buzot et {iobpsr
pierre disaient qu'il fallait créer pne haute pour
pationale. Miralieau ^e hasarda jusqu'^ dire que
toutes ces mesures étaient impifissantes, mais qu'il
* Lire les trois principaux témoins, Mirabeau, Lafayette et Alexandre
de Lameth. ^ '
* Ce crime commis k la por^ 4^ Tissenil^lée, et qui |ui pt vo^r sur*
le-champ des lois répressÎTes, ne pouvait prc^ter qu^aux royalistes. Je
crois pourunt qu* il fut le pur e^et du hasard, des défiances et de Tir-
ritation de la misère.
EN OCTOBBB 89^ il
fallait rendre force au pouvoir exécutif, ne pas le
laisser se prévaloir de sa propre annihilation.
Ceci le 21 octobre. Que de chemin depuis le 61
En quinze jours, le Roi avait repris tant de terrain,
que Taudacieux orateur^ plaçait sans détour le salut
de la France dans la force de la royauté.
M. de Lafayette écrivait en Dauphiné au fugitif
Meunier qui lamentait la captivité du Roi, et poussait
à la guerre civile^ : que le Roi n'é|ait point captif,
qu'il séjournerait habituellement dans la capitale,
mais qu'il allait reprendre ses chasses. Ce n'était
pas un mensonge. Lafayette priait efiectivement le
|loi de sortir, de se montrer, de ne point autoriser
par une réclusion volontaire le bruit de sa capti-
vité*.
Nul doute qu'à cette époque, Louis XVI n'eût pu,
avec facilité, se retirer soit à Rouen, comme le con-
seilla Mirabeau, soit à Metz, dans l'armée de Bouille,
ce que désirait la rpine.
^ If. de La]ly a assuré lai-mèpe que son ami Bfounier disais : f Jf
pense qu'il faut se battre. > V. JBaiUy, III, 223, note,
* Lafayette, U, 418, note.
CHAPITRE II.
RÉSISTANCES. LB CLERGÉ (octobreHiOYembre 89).
Grandes misères. Nécessité de reprendre les bienu du clergé. Il n'était pas
propriétaire. Réclamations des Yictimes du clergé : Serfs du Jura, religieux
et religieuses, protestants, Juifs, comédiens.
Le sombre hiver oh nous entrons, ne fut pas atro-
cement froid comme celui de 89, Dieu eut pitié de la
France. 11 n'y aurait eu nul moyen de résister et de vi-
vre. La misère avait augmenté; nulle industrie, nul-
travail. Les nobles, dès cette époque, émigrent, ou du
moins, quittent leurs châteaux, la campagne trop peu
sAre, viennent s'établir dans les villes, s'y tiennent ren-
fermés, serrés, dans l'attente des événements; plu-
sieurs se préparent à fuir, font leurs malles à petit
bruit. S'ils agissent dans leurs domaines, c'est pour de-
mander, non pour soulager ; ils ramassent à la hâte ce
qu'on leur doit, l'arriéré des droits féodaux. Resserre-
NÉCESSITÉ DE REPRENDRE LES BIENS DU aSROÉ. 15
ment de l'argent, cessation du travail, entassement
effroyable des mendiants dans les villes; près de
deux cent mille à Paris I D'autres y viendraient, par
millions, si l'on n'obligeait les municipalités de gaiv
der les leurs. Chacune, pendant tout l'hiver, s'épuise
à nourrir ses pauvres, jusqu'à tarir toutes ressources;
les riches ne recevant plus, descendent presque au
niveau des pauvres. Tous se plaignent, tous implorent
l'Assemblée nationale. Que les choses continuent, il
ne s'agira pour elle de rien moins que de nourrir
tout le peuple.
n ne faut pas que le peuple meure. Il a une res-
source, après tout, un patrimoine en réserve, auquel
il ne touche pas. C'est pour lui, pour le nourrir, que
nos charitables aïeux s'épuisèrent en fondations pieu-
ses, dotèrent du meilleur de leurs biens les dispensa-
teurs de la charité, les ecclésiastiques. Ceux-ci ont
si bien gardé, augmenté le bien des pauvres, qu'il a
fini par comprendre le cinquième des terres du
royaume, estimé quatre milliards.
Le peuple, ce pauvre si riche, vient aujourd'hui
fnq[)per à la porte de l'église, sa propre maison, de-
mander part dans un bien qui lui appartient tout en-
tier... Panemf propter Deum!... Il serait dur de
laisser ce propriétaire, ce fils de la maison, cet hé-
ritier légitime, mourir de faim sur le seuil.
Si vous êtes chrétiens, donnez ; les pauvres sont
les membres du Christ, Si vous êtes citoyens, donnez;
le peuple, c'est la patrie vivante. Si vous êtes hon-
nêtes gens, rendez. Car ce bien n'est qu'un dépôt.
U NÉGESSiri DÉ BÊPRENDRE LES BIENS DU CLERGÉ.
Rendez... Et là Dation H yoùs dotiher dayantage.
il né s'agit pas de vôiis jeter dans rabtme, pour le
cbihbler. Ôh ne Voua demande pas que, nouveaùi
martyrs, vous vous tmmoliei pour le peuple. Il s'agit
tout ail contraire de veliir k totre secoiirs; et de vous
sauver vôiis-inèriieS.
Pbiit coiliprëndre ceci, il iaut savoir qtié le corps
du clergé, inonstriieux de richesse par rap^dii; k là
nation, était aiissi uii monstre en soi, d'injustice;
d'inëgàlitë. dé corps éiidrine à la tète, clivant de
graisse et de sang, était, dans ses membres inférieurs,
ïnàigre, sëc et fainélique. Ici, le prêtre aVàit un mil-
lion de i*ëntes, et là deui cents francs.
Dans le projet dé l'Assemblée ^ni ne parut qu'au
printemps, toiit cela était retoilmé. Les curés et vi-
caires dé càtnpagnes devaient recevoir de l'État en-
virob soixante millions, les évèques trois seulement.
bé ia là religioii perdue, Jésus en bdlèi^e, la Vierge
pleurant dans les églises dli Midi, dé là Tendée, toute
la fantasmagorie nécessaire pour pdiissei* les paysans
& la révolte, aut massacres.
L'Àssetnblèe voulait eiicdre donner treiité- trois
lUillidns de |)eiisioiiS aux moines et iialigieuses, douz6
millions dé jpetisions aux ecclésiastiques isolés^ etc.
Elle eût porté le traitement général du blergé à là
sonune énotmé de cent trente et thits millions ! qiii par
les extinctions se fût réduite à là moitié; c'était taire
largement les choses. Le moindre fctiiré devait avoir
(sans compter les logements, presbytères, jardins} aii
moins douîë cents livres par an. Poui: dire vrai, tout
ilËPEMsk 00 CliàGÉ (OËTOBl&É 89). tô
le clergé (liioins qttélt{ùës bentaities d'hoinmes) ëûl
passé de la misère à raisance, en sorte bué ce qu'oii
Appela là s^liàtibn dû ctergè^ en étftit Tenrichis-
sement.
Les pHSlâtâ firent Une belle défense, hérotiicie. Il fal-
lut s'J repreiidrè & trois fols; livrer Ûois bataîlleà
(bètbbre, dëcembre, arrll); pdbr tlrei* d'feui ce qui
n'était qnè justice et iresiitutioti. Oh put voir pidr-
faitement où ces hommes de Dieu avaient leur vie et
leur bcbtir: la propriété! Us là défendirent; colnine
les pre&iers clirëtienâ avaient défendu là foi !
Le& Ârguinéiits leur iiiànquaient, mais non pas ÎA
rbétôrique: Tantôt, ils se répaiidaieiit èii prophéties
médàçàtitëà : SI vous tducheii à Une propriété sainte
et sacrée entre toutes, toutes vont être en dsngei*, le
drdtde^priété t)érii dans l'esprit dbpèbple.:. Le
peuple va venir demain dématlder la loi àgiuire I:..
— tlil autre disait avec douceur : Quand ôfa rtiineltdt
ib clergé, on n'y gagnerait pas grand* chose ; lé clergé;
hélas! est si pauvre... endetté de pliiâ; sesl biëiiS)
s'ils né bontinaent d'être administrée {iar lui; ne
paieront jamais ses dettes.
Là discussioii avait êtË duverte lé Id bctobre. tàl^
teyitliid, Tévêque d'Aiituti, ijui avait M les AiBliréi^
du clergé et maintenant voulait faire dëâ Affaires à
ses dépefas, cassa la glacé le fiîémiëi-; se hasiirda sur
ce terhdh glissant, d^un pied boitedi, évitant lé fond
ibëthe des ^uéstidfaii, disant âëiilément « ([ub Ib
clergé ii'ëtait pas propriétaire, cbmine leà autres prcH
16 LB CLERGÉ N'ÉTAIT PAS PROPRIÊTAIRB.
À quoi, Mirabeau ajouta : « Que la propriété était
à la natioD. »
Les légistes de TÂssemblée prouvèrent surabon-
damment : 1** Que le clergé n'était pas propriétaire
(pouvant user, non abuser) ; S"" qu'il n'était peu posses-
seur (le droit ecclésiastique lui défendant de possé-
der); 3" qu'il n'était pas même usufruitier, mais
dépositaire, administrateur tout au plus et dispen-
sateur.
Ce qui produisit plus d'effet que la dispute de
mots, c'est qu'au moment où l'on mit la cognée au
pied de l'arbre, des témoins muets comparurent, qui,
sans déposer contre lui, montrèrent tout ce qu'il avait
couvert, cet arbre funeste, d'injustice, de barbarie,
dans son ombre.
Le clergé avait encore des ser& au temps de la
Révolution. Tout le dix-huitième siècle avait passé,
tous les libérateurs, et Rousseau, et Voltaire dont la
dernière pensée fut l'affranchissement du Jura... Le
prêtre avait encore des serfs ! . . .
La féodalité avait rougi d'elle-même. Elle avait, à
divers titres, abdiqué ces droits honteux. Elle en
avait repoussé, non sans honneur, les derniers restes
dans la grande nuit du 4 août... Le prêtre avait tou-
jours des serfs.
Le 22 octobre, l'un d'eux, Jean Jacob, paysan
mainmortable du Jura, vieillard vénérable, âgé de
plus de cent vingt ans, fut amené par ses enfants, et
demanda la faveur de remercier l'Assemblée de ses
décrets du 4 août. Grande fut l'émotion. L'Assem-
YICTIMBS DU CLERGÉ : 8BRFS DU JURA (OCTOBRE 89). il
blée nationale se leva tout entière devant ce doyen
du genre humain, le fit asseoir et couvrir... Noble
respect de la vieillesse, et réparation aussi pour le
pauvre serf, pour une si longue injure aux droits de
rhumanité. Celui-ci avait été serf un demi-siècle
sous Louis XIV, et quatre-vingts ans depuis... Il
l'était encore; les décrets du 4 août n'étaient qu'à,
l'état de déclaration générale; rien d'exécuté. Le
servage ne fut expressément aboli qu'en mars 90 ; le
vieillard mourut en décembre; ainsi, ce dernier des
ser& ne vit pas la liberté.
Le même jour, 23 octobre, M. de Castellane, pro-
fitant de l'émotion de l'Assemblée, demanda qu'on
visitât les trente-cinq prisons de Paris, celles de la
France, qu'on ouvrit spécialement des prisons plus
ignorées encore, plus profondes, que les Bastilles
royales, les cachots ecclésiastiques. Il fallait bien, à
la longue, qu'en ce jour de résurrection, le soleil
perçât les mystères, que le bienfaisant rayon de la loi
éclairât la première fois ces justices de ténèbres, ces
basses-fosses, ces in pace, où souvent dans leurs fu-
rieuses haines de cloîtres, dans leurs jalousies, leurs
amours plus atroces que leurs haines, les moines en-
terraient leurs frères.
Hélas I les couvents tout entiers, qu'était-ce que
des iVijpoce, où les femiilles rejetaient, oubliaient, tel
de leurs membres qui était venu de trop, et qu'on
immolait aux autres? Ceux-ci ne pouvaient pas,
comme le serf du Jura, se traîner jusqu'aux pieds de
l'Assemblée nationale, y demander la liberté, em-
n.i 2
19 I^BIfUSIPQX Wr ARLIOiltlIiBS,
hTvmr la tribune, au liçu d'aulel... A grand' peîiia»
de loin, 9t par lettre, pouvaien^ib, o(Mtieat->ilB se
plaindre. U»fi r^ligirnse éçrivid le %S octolm, timi*
démenti dans des ternie» généraux, ne demandait
rien pour elle^ m^s priant rAasemblde de statuw sur
les v(9ttK ecoléiiaatiques, L'Assemblée n'oaa enoora
prendre un parti $ elle se eont^nta de suspendr» Vé*
mission das vous, de feimer aioai l'entrée aux nou-^
veUw vietiwes* Combien elle se serait h&tée d'ou«-
frir les porter aia tristeg habitants des cloîtres, ai
elle eût su l'état d'ennui désespéré où ils étaient
parvenu^! Ji'ai dit ailleurs eomment toute culture,
toute vie, avait été pen k peu retirée aux pauvres Mt«
Ugieuses, comment 1^ défiances du clergé leur ôtaient
font aliment. Elles se mouraient, k la lettre, n^ajant
rien de vital h respirer, la religion leur manquant,
autant et {dus que le mondet.« La mort, l'ennui, le
Tide, rien a^jourd'bui, rien demaini rien le matin,
rien le soir* Un confesseur parfois et quelque liberti'*
nage... Ou bien, elles se jetaient brusquement de
l'autre c6té» du clottre à Voltaire, h Rousseau, en
pleine révolution. J'en ai vu de bien incrédules* Pen
se faisaient une loi, mais celles*^là l'avaient forte et la
suivaient dans la flamme... Témoin, mademoiselle
Corday, nourrie au cloUre^ de Plutarque etd'£mile,
9QVS 1^ voiltes de Haihilde et de Guillaume4e»Ccm-
quérant*
« A rAbbfTe^ttX-Datities de Caen. V. h» btogrftpbfes de iHral Dehi*
wêMb. UmU Dtthoia» eM.
JmFS, OmÊmÊM tOCniRB4MVRllBRB 8S). tft
Ce fat eoDUiia und revue de tous tes infortanés;
tous les revenants du moyen-ftge âppwureDt à leur*
Umtf en faoe du clet^, Tuiiivenel oppreHew. Les
jaifr TinrenU SoufiBetét annueUdmeot à Toulouse,
OQ pesdus eaire deux chieBSi ûb vînrmt modeste*»
ment délawétt s'il* étaient hommes^ Ancdtiw du
ohriatîaniame, si durement traités par leur fila, ils
Tétaient aussi en un sens de la Révdution française;
celle^i, comme réaotfon du dreit, devait s'incliner
devant ce droit austère^ où Moïsea {nresienti le futur
triomphe du Juste.
Autre victime des préjugés religieut^ le pauvre
peuple des comédiens, eiit aussi sa réclamation. Pré-
jugés barbares 1 Les delà premiers hommes de la
France et de l'AngletmTe, l'auteur d'Othello, Taoteur
de Tartufe^ n'étaient-oepas des comédiens? Le grand
homme qui paria pour eux à l'Assemblée nationale,
Mirabeau fut un comédien sublime. « L'actiM, Tac-»
tioui l'action! » c'est tout Torateur, a éii Wdsm^
thènes.
L'Assemblée ne décida rien pour les comédiéMi,
rieb pour les jitifa« A l'occasloa de eeox<«i, die ouvrit
an iMMnfftoKfMi l'accès des etoidois civik. Elle
rappela des pays étrangers nos frères Infitttunés^
les protettants, chassés par les barbares direeteun de
Lons XIY; elle promit de leur rendre tout ce c^u'oii
pourrait de leurs biens. Plusieurs revinrent, au bout
d'un siècle d'exil; peu retrouvèrent leur fortune.
Cette population innocente, injustement bannie» ne
90 LIS PMnSTAlITS.
trouTa point le milliard si légèrement accordé à la
coupable ànigration ^.
Ce qu'ils trouvèrent, ce fut r^;alité, la réhabilita-
ti<Hi la plus honorable, la France rendue à la justice,
la France ressuscitée, les leurs au premier rang de
l'Assemblée, Rabaut, Bamaye à la tribune. Trop juste
réaction, ces deux im>testants illustres étaient mem-
bres du comité ecclésiastique, et jugeaient leurs an-
ciens juges, réglaient le sort de ceux qui bannirent,
rouèrent ou brûlèrent leurs pères. Pour yengeance,
ils proposèrent de Toter cent trente-trois millions
pour le clergé catholique.
Rabaut Saint-Ëtienne était, conmie on sait, fils
du yieux docteur, du persévérant ap6tre, du glorieux
martyr des Cévennes, qui, cinquante années durant,
ne connut d'autre toit que la feuillée et le ciel, pour-
suivi comme un bandit, passant les hivers sur la neige
k côté des loups, sans arme que sa plume dont il écri-
vait ses sermons au milieu des bois. Son fils, après
avoir travaillé bien des années à l'œuvre de la li-
berté religieuse, eut le bonheur de la voter. C'est lui
aussi qui proposa et fit proclamer l'urne, Vindivisibi-^
lit^de la France (9 août 91)... Noble proposition, que
tous sans doute auraient faite, mais qui devait sortir
d'abord du cœur de nos protestants, si longtemps, d
cruellement divorcés de la patrie. L'Assemblée pcurta
* Distinguons néanmoins. H y a rémigraiion de la haine qui yt cher-
dbêr Tétranger, et Tteigration, trop excosable, de la peur.
LES PROTESTANTS (NOVEMBRE 89). 21
Rabaut à la présidence, et il eut Tinsigne joie d'é-
crire à son père octogénaire cette parole de réhabi-
litation solennelle, d'honneur pour les proscrits :
< Le président de rAssemblée nationale est à vos
5. »
CHAPITRE III.
RÉSISTANCES. CLERGÉ. PARLBIŒNTS. ÉTATS PBOVINCIAUl.
Le clergé dit appel à la guerre cifile, 14 oetobre. Élan des villes de Bretagne.
L'Assemblée réduit les électeurs primaires à qnatre milliens et demi.
L'Assemblée annale le cleigé, comme corps, et les Parlements, S notembre.
RésisUnce des tribanau. — Réie funeste des Parlements dans les derniers
temps. Ils n'admettaient pins que des nobles. — Les Parlements de Ronen
et de Meu résistent, novembre 89.
La discussion sur les biens ecclésiastiques com-
mença le 8 octobre. Le 14, le clergé sonna le tocsin
de la guerre civile.
Le 14, un évoque breton. Le 24, le clei^é du dio-
cèse de Toulouse. Tocsin de TOuest, tocsin du Midi.
Il ne faut pas oublier qu'en ce même mois d'octo-
bre, les prélats, les riches abbés de Belgique, me-*
nacés aussi dans leurs biens, créaient une armée, et
nommaient un général. Le Brabant, la Flandre ar-
' boraient le drapeau à la croix rouge. Les capucins et
autres moines entraînaient les paysans, les grisaient
de sermons sauvages, de processions frénétiques, leur
LE CLBIU^ Fâir JOTÊL à LA GODlBft CmLS (OCTOKlB 89). ti
mettftîeDt du» k main l'^^, le poigMtrd^ coùim
mouvement. Ils ont le jugeioefit sâin en général, et
tout ontranent net et nobre que les Belges. Le vieil
eqnit gaudtiseuf des iabliaui^, dé Rabelais, peu f»^
ycHraUe an etorgé, n'est jamais bien moH en France,
c M^ le curé et sa servante » sont un tetie inéfHii^
sable pour les teittéee de Tbiver. Le cnré, an reste,
Mdt plnsplAisantA qm haï» Les étéques (tous nobles
«lors, Louis XYI n'en faisait fias d'antres) étaient,
pour la plupart, Men plus scandaleux. Hs ne se cjon**-
tentaient pus de leurs oomtesiMiB de province, qni
{usaient les bonnenrs du palais èpisciopal ; ils cou-^
raient les avetttui«s, leë danseuses de Paris. Ce^
eomtesses ou ces^ marquises, la plupart de pauvre
noblesse, honoraient parfois leurs demi-mariages par
m mérite réel ; telle gouvernait l'évèché, et mieux
que n'eAt fait Tévéque. L'une d'elles, non loin de
Pans, fit dans son diocèse les élections de 89, et tra«»
vailla Tîvemmitponr envoyer & l'Assemblée nationale
deu emccilents députés.
Ud épiacopat si mondain, qni se souvenait fout4i«
eoiip de la religion, dès qu'on touchait à ses biens,
avait vraiment beaucoup à fciire pour renouveler dans
lee campagoas le vieux fanatisme. En Bretagne
même, ofa le paysan appartient toujours aux prêtres,
ee fut vse impradenee à Tévèque de Tréguier de
lancer le 14 octobre le manifeste de la guerre civile ;
il tira trop tôt, rata» Dans son mandement incen-
24 ÉLAN DES VILLES MB BRETAGNE (OCTOBRE 89).
diaire, il montrait le roi captif , la religion renversée;
les prêtres n'allaient plus être que les commis soldés
des brigands... des brigands, c'est-à-<lire de la nation,
de TAssemblée nationale.
Pour dire ces choses le 14, il fallait pouvoir le 16
commencer la guerre civile. En eflTet, quelques étour-
dis, de jeune noblesse, croyaient enlever le paysan.
Mais le paysan breton, si ferme, une fois en route, et
ne reculant jamais, est lent à se mettre en route ; il
avait peine à comprendre que TafiTaire des biens
d'église, toute grave qu'elle était sans doute, fût
pourtant toute la religion. Pendant que le paysan
songeait, ruminait la chose, les villes ne songèrent
pas, elles agirent, et sans consulter personne, avec
une vigueur terrible. Toutes les municipalités du
diocèse de Tréguier, fondirent dans Tréguier, procé-
dèrent, sans perdre un jour, contre l'évêque et les
nobles enrôleurs, les interrogèrent, écoutèrent des
témoins contre eux. L'intimidation fut telle que le
prélat et les autres nièrent tout, assurèrent n'avoir
rien dit, rien fait, pour soulever les campagnes. Les
municipalités envoyèrent tout le procès commencé à
l'Assemblée nationale, au garde-des-sceaux ; mais,
sans attendre le jugement, elles portèrent déjà une
sentence provisoire : « Traître aux communes qui-
conque enrôlera pour les gentilshommes, — et les
gentilshommes eux-mêmes, indignes de la sauvegarde
de la nation^ s'ils tentaient de briguer un grade dans
la garde nationale ^ »
* Batily, in, 209. Ducbatellier donne peu ici.
ÉLAN BBS VaLES DB BBBTAGIIE. 25
Le mandement était du 14; et cette représaille
violente eut lieu le 18 (au plus tard). Dans la se-
maine, Tépée est tirée. Brest ayant acheté des grains
pour ses approvisionnements, on paya, on poussa les
paysans pour arrêter à Lanniou les voitures de grains
et les envoyés de Brest; ils furent en grand danger
de mort, forcés de signer un désistement honteux. A
l'instant, une armée sortit de Brest, et de toutes les
villes à la fois. Celles qui étaient trop loin, comme
Quimper, Lorient, Hennebon, offrirent de Taisent,
des secours. Brest, Morlaix, Landemau, plusieurs
autres marchèrent toutes entières ; sur la route, toutes
les communes arrivaient en armes; on était obligé
d'en renvoyer. La merveille, c'est qu'il n'y eut nulle
violence. Cet orage terrible, soulevé de toute la con-
trée, arriva sur la hauteur qui domine Lannion, et
s'arrêta net. La force héroïque de la Bretagne ne fut
jamais mieux marquée ; elle fut ferme contre elle-
même. On se contenta de reprendre le blé acheté ; on
ne fit rien aux coupables que de les livrer aux juges,
c'est-à-dire à leurs amis.
Ce qui rendait à ce moment les privilégiés si faciles
à vaincre, c'est qu'ils ne s'entendaient pas. Plusieurs
faisaient tout d'abord appel à la force; mais la plupart
ne désespéraient pas de résister par la loi, par la
vieille légalité, peut^tre par la nouvelle.
Les parlements n'agissaient pas encore. Ils étaient
en vacances. Ils comptaient agir, à la rentrée, en no-
vembre.
La majorité des nobles, du haut clergé, n'agissaient
M CLIENTS DC VâMÊÊmmk'm WÊCtM IM tLECTIONS.
pas encore. Ib ataioit une espéraùce. PKpriétaiFes
ëe l4 phM grande paitie de» terres^ domiûaot diuis les
campagnes^ ik triaient dans leur ddpendanee tout
an ifionde de serviteurg^ de eliebli à divers titres.
Ces hommes des campagnes^ appelés à toter par
r^ection ttatvérselle de Necker^ auprinfeMpsdeSfi^
aidaient généralement bien voté j parée que leurs
patrons pour la plupwt se ftiisaient une gkniole
de pousser aux Ëtats^Oéâ^ux, qu'ils croyaient
chose peu sérieuse. Mais des siècles avaient passé
en un an. Les mêmes patrons aujourd'hui^ veo^ la
fin de 89 9 allaient certainement faire des eflbrts
désespérés pour faire voter les campagnes contre la
Révolution $ ils allaient mettre le fi^rmier entre son
patriotisme (bien jeune encore) et son pain; ils al*-
laient mener par bandes leurs laboiMurs soiunis^
tremblants, jusqu'à l'urne électorale^ les faire voter
sous le bâton. Les choses changeront tout^^'heure^
quand le paysan pourra entrevoir l'acquisition des
biens de l'église et du domaine, quand FAssasblée
aura créé par ces ventes une masse de propriétaires et
de libres électeurs. Pour le moment, rien de tel. Les
campagnes sont encore soumises au servage élec-*
forai. Le suffrage universel de Neeker, si l'assemblée
Veut adopté, donnait incontestablement la victoire à
l'ancien régime.
L'Assemblée, le t2 octobre^ décréta que nul ne
serait électeur, s'il ne payait en imposition directe,
comme propriétaire ou locataire, la valeur de trois
journées de travail (e'est^4Ntire, au pk»y trois francs).
L'ASSBtKtB àMÊOU U CLEMÉ. OnS C0M (S MfUBRK). «f
Afw cette ligue, eDe lafla dos menis de raiîahH
cratie un million d'électeurs de campagne.
De cinq ou six milUonB d'électeurs qu'avait donnés
le siiffipiige unîvenel, il en lesta quatre milliùmquatr^
eau wnUe^ (prquriétaireB ou locataires).
Les amis de Tidéal, Orégoire^ Ihiport, Robespierre,
objectèrent inuUlMient que les hommes étaient
égam, donc que tous devttent Toter^ am termes du
droit naturel. Deux jours avant, le royalirte Mont»
kner avait prouvé aussi que les hommes étaient
égaux.
Dans la crise où Ton était, rien de plus vain, de
plus funeste que cette thèse de droit naturd. Lea
utqttstes, au nom de l'égalité, donnaient un million
d'électeurs aux ennemis de l'égalité.
La (^re de c^te mesure vraiment rèvolutidiBsire
revient à Tillustre légiste de Normandie, à Thouiet,
un Siejes ]mitique, qui fit faire à l'assemblée, on du
moins facilita les grandes choses qu'elle fit alors.
Sans éclat, sans éloquence, il trancha de sa togique
les nœuds où les plus forts, les Si^fes, les Mirabeau,
semblaient s embrouBler.
Lui seul finit la discussion des biens du clergé, en
k tarant des disputes inférieures, l'élevant hardie
Hievt dans la lumière du droit philosophique. Toute
son argumentation, en octobre et en déceasbre,
revient k ce mot profond : € Gomment posséderiez-^
* Cest 4a moins le noaibre que fcm towife en #791. Nou rafien-
Mt ce inlrn il imiNinini.
» L*ASSBIIBLÉB BRISB LBS PiOlLElIBNTS (3 NOVBlimS).
VOUS? dit-U au corps du clergé , ixms n*ea>i$tez
pas. »
Vous n'existez pas comme corps. Les corps moraux
que crée TËtat ne sont pas des corps au sens propre,
ne sont pas des êtres vivants. Ils ont une existence
morale, idéale, que leur prête la volonté de TÉtat,
leur créateur. L'Ëtat les fit ; il les fait vivre. Utiles,
il les a soutenus; nuisibles, il leur retire sa volonté,
qui fait toute leur vie et leur raison d'être.
 quoi Maury répondait : « Non, l'Ëtat ne nous
créa point; nous existons sans l'Ëtat. i» Ce qui valait
autant que dire : Nous sommes un Ëtat dans l'Ëtat,
un principe rival d'un principe, une lutte, une guerre
oiganisée, la discorde permanente au nom de la cha-
rité et de l'union.
Le 3 novembre, l'assemblée décréta que les biens
du clei^é étaient à la disposition de la nation. En d&*
cembre, elle décrétera, aux termes posés par Thou-
ret : Que le clergé est déchu d'être un onlre, qu'il
n'existe point (comme corps).
Le 3 novembre est un grand jour. Il brise les Par-
lements, et déjà les Ëtats provinciaux.
Le même jour, rapport de* Thouret sur l'organisa-
tion départementale, sur la nécessité de divisa les
provinces, de rompre ces fausses nationalités, mal-
veillantes et résistantes, pour constituer dans l'esprit
de l'unité une nation véritable.
Qui avait intérêt à maintenir ces vieilles divisions,
toutes ces rivalités haineuses, à conserver des Gas-
cons, des Provençaux, des Bretons, à empêcher les
RÉSISTANCE DES TlUBUlfAUX (OCTOBRE^OVEMBRB). 29
Français d'être une France? Ceux qui régnaient dans
les proTinces, les Parlements, les États provinciaux,
ces fausses images de la liberté qui pendant si long-
temps en avaient donné une ombre, un leurre,
l'avaient empêché de nattre.
Eh bien! le 3 novembre, au moment où elle
porte le premier coup aux États provinciaux, l'As-
semblée met les Parlements en vacance indéfinie.
Lameth fit la proposition. Thouret rédigea le décret.
« Nous les avons enterrés vifs » , disait en sortant
Lameth.
Toute l'ancienne magistrature avait suffisamment
prouvé ce que la Révolution avait à attendre d'elle.
Les tribunaux de l'Alsace, du Beaujolais, de la
Corse, les prévôts de Champagne, de Provence, pre-
naient sur eux de choisir entre les lois et les lois; ils
connaissaient parfaitement celles qui favorisaient le
Roi, ils ne connaissaient pas les autres. Le 27 octo-
bre, les ji^es envoyés à Marseille par le parlement
d'Aix jugeaient dans les formes anciennes, avec les
procédures secrètes, tout le vieil attirail barbare,
sans tenir compte du décret contraire, sanctionné
le 4 octobre. Le parlement de Besançon refusait
ouvertement d'enregistrer aucun décret de l'As-
semblée.
Celle-K^i n'avait qu'à dire un mot pour briser cette
insolence. Le peuple firémissait autour de ces tribu-
naux rebelles. « Contre ces états et ces parlements,
dit Robespierre, vous n'avez rien à faire ; les munici*-
palités agiront assez. »
80 MUFUnfnM
Le 6 DOTmnbre, l' Aasetnblée leva lu bras pom firtp*
per ; « Les tribunaut qui n'raregiifaferoDt paa sous
trois jours seront poursuivis comme prétarioa^
teun. I»
Ces compagnies avaient eu^ sous ce faible gouver-*
Qômelit qui tombait, une force consid^bto de rêsis^
tance, et légale, et séditieuse» Le mélange bisarre
d'attributions qu'elles réunissaient leur en donnait
de grands moyens^^^Ijeur/urMlJcttofi souveraine, abso-
lue, héréditaire, et qui n'oubliait jamais, était redou-
tée de tous ; les ministres, les grands seigneurs, n'o*
saient jamais pousser à bout des juges qui, dans cin-
quante ans peutrétre, s'en souviendraient dans un
procès pour ruiner leurs £Eunilles.-^Leur refuê éFenre-
gioremmt, qui leur donnait une sorte de v^ contre
le Roi, avait au moins cet effist de donner le signal
à la sédition, et, d'une manière indirecte, de hi pn>^
clamer légalci «^ Leurs usurpations wimimitrativeâ,
la surveiUance des subsistances dans laquelle ito
s'immisçaient, leur fournissaient mille occasions de
faire planer sur le pouvoir une accusation terri-«
ble« ^ Une partie de la poUoe enfin était dans leors
inains, c'est^nlire qu'ils étaient ehargés de r6*
primer d'une part les troubles qu'ils exoitaient de
l'autre.
Cette puissance si dangereuse était^Ile au moins
dans des mains sûres et qm puiwnt rassurer? Les
parlementaires au dix^huîtiènie siècle Avaient été
profondément corrompu» par leurs npportê avec
la noblesse. Ceux même d'entre moLf qm^ comme
il
jan9teârt0ft, étaient hostile» à la eour» dévoli, au-»
sièpeb et fa0tîeiix, ayec toute leur morgue tau^
Yage, n'en étaient paa moins flattée de voir dans
leur antîcbvnbre le duc ou le prince un tel. Les
pauds seigneurs, qui se moquaient d'eux^ les ca«*
ressaient» les flattaient» leur pariaient chapeau
bas, pour gagner des procès injustes, spécialement
pour pouyoir impunément usurper les biens des
couununes. Les bassesses auxquelles desoendaimit
les gens de cour deyant ces grandes perruques
ne tiraient pas à conséquence* Eux*- mômes en
riaient; parfois Us daignaient épouser leurs filles»
leurs fortunes, pour se refaire* Les jeunes parie*
meutaires trop flattés de cette camaraderie, de ces
slliaDces avec des gens de haute volée, tâchaient de
leur ressembler, d'être» h leur huage» d'aimables
mauvais sujets» et» comme les copistes maladroits^
dépassaient leurs maîtres. Ils quittaient leurs robes
rouges, descendaient des fleurs de lis pour courir
les petites maisons^ les petits soupers» pour jouer
la comédie.
Voilk où tombe la justieei.., triste histoire I Au
moyen-àge, elle est matérielle, dans la terre et dans
la race, dans le fief et dans le sang. Le seigneur» ou
bien celui qui succède k tous» le seigneur des sei-*
goeurs, le roi, dit : « La justice est à moi, je puis
jiilger ou faire juger, par qui t n'importe» par mon
lieutenant queleraque» mon domestique» mon inten^
dut, mon portier... Viens, je suis content de toi, je
te donne une justice, » — Celui-ci en dit autant : h ne
m ILS N*ADIfBTTAlENT PLOS OOB DBS NOBLES.
jugerai pas moi-même, je vendrai cette justice. —
Arrive le fils d'un marchand, qui achète, pour re-
vendre, la chose sainte entre tous; la justice passe
de main en main, comme un eifet de conmierce,
elle passe en héritage, en dot... Étrange apport
d'une jeune épousée, le droit de faire rompre et
pendre!...
Hérédité, vénalité, privilège, exception, voilà les
noms de la justice ! Et comment donc autrement
s'appellerait l'injustice T. . . — Privilèges de personnes^
jugées par qui elles veulent... — Et privilège de
temps : Je te juge, à ma volonté, demain, dans dix
ans, jamais... — Et privilège de lieu. De cent cin-
quante lieues et plus, le Parlement vous attire ce
pauvre diable qui plaide avec son seigneur; qu'il
se résigne, qu'il cède, je le lui conseille ; qu'il aban-
donne tout plutôt que de venir traîner des années
peut-être, à Paris, dans la boue et la misère, à solli-
citer un arrêt des bons amis du seigneur.
Les parlements du dernier temps avaient, par des
arrêtés non promulgués, mais avoués, exécutés fidè-
lement, pourvu à ne plus admettre dans leur sein que
des nobles ou anoblis.
De là, un affaiblissement déplorable dans la ca-
pacité. L'étude du droit, abaissée dans les écoles ^y
^ Le Ténérable M. Berriat Sùnt-Prix m'a sotnrent conté là-dessus
des faits singuliers. L*ignoraiioe et U rotttiae defenaieni chaque joi^
davantage le caractère des tribunaux. Sur leur opposition systématique
aux tentatives de d'Aguesseau pour ramener le droit à Tunité, V. la
belle Histoire du droit français de St. La Perrière.
LES PARLEMeirrs de ROUEN, MBTZi HfiSISTENT (NOVEMBRE) 89. 1S
faible chez les avocats, fut nulle chez les magistrats,
chez ceux qui appliquaient le droit pour la vie ou
pour la mort. Les compagnies demandaient peu
qu'on fit preuve de science, si Ton prouvait la no-
blesse.
De là encore une conduite de plus en plus double
et louche. Ces nobles magistrats sans cesse avancent
et reculent. Ils crient pour la liberté; Turgot vient,
ils le repoussent. Us crient : Les Ëtats-Généraux ! Le
jour où on les leur donne, ils proposent de les rendre
nuls, en les calquant sur la forme des vieux Ëtats
impuissants.
Ce jour-là, ils étaient morts.
Quand TÂssemblée décréta la vacance indéfinie^
ils s'attendaient peu à ce coup. Ceux de Paris vou-
laient résister*. Le garde-des^ceaux, archevêque de
Bordeaux, les supplia de n'en rien faire. Novembre
aurait renouvelé le grand mouvement d'octobre. Ils
enregistrèrent et firent l'offre, un peu tardive, de
juger gratuitement.
Ceux de Rouen enregistrèrent; mais, secrètement,
prudemment, ils écrivirent au Roi qu'ils le faisaient
provisoirement et par soumission pour lui. Ceux de
Metz en dirent autant, publiquement, avec au-
dace, toutes les chambres assemblées, motivant har-
diment cet acte sur la non-liberté du Roi. Ceux-ci
pouvaient être braves sous le canon de Bouille.
Grande peur du garde des sceaux, le timide évé-
* V. le parlementaire SaUier, Annale», II, 49.
34 PAALEHENTii DB MRTZ, ROUEN, 8K RÈTRACTBNT.
que. 11 montre au Roi le péril; TAssemblée va ri«-
poster, s'irriter, lancer le peuple. Le moyen de
sauver le$ parlement^, c'est que le Roi se hâte de
les condamner lui-même. Il sera en position meil^
leure pour intervenir et intercéder. Déjà, en effet les
villes de Rouen, de Mets, déféraient leur parlement,
demandaient leur punition. Ces corps orgueilleux se
virent seuls, toute la population contre eux. Ils se ré*
tractèrent. Metz, elle-même, pria pour les coupa-
bles. Et l'Assemblée pardonna (26 novembre 80).
CHAPITRE IV.
RÉSISTANCES. PARLEMENTS. MOUVEMENT DES FÉDÉRATIONS.
Trtfioz de rorganisation Judiciaire. Le parlement de Bretagne i la barre,
8 jaavier 90. Le« parlementa de Rretagne et de Bordeans oondamBéa,
JanTîer, mars. — Origine des fédérations: Ai^on, Bretagne, Dtvphiiié,
Franche-Comté, Rhône, Bourgogne, Languedoc, PrOTence, etc. La guerre
eMtn iea châteavi, téprfiiée; les villas ddléftdeBt les Mblea, leuit en-
nemis, février 1790.
La résistance la plus obstinée fut celle du parle-»
ment de Bretagne. Par trois fois il refusa l'enre-
gîstrement, et il se croyait en mesure de soute-
nir ce refus. D'une part^ il atait la noblesse qui s'as-
semblait à Saint<-MalOy les nombreux et trèfr-fidèles
domestiques des nobles, les siens, sa clientèle dans
les villes, ses amis dans les confréries, dans les corpo-
rations de métiers ; ajoutez la facilité de recruter dans
cette foule d'ouvriers sans ouvrage, de gens qui va-
guaient dans les rues, mourant de faim. Les villes les
voyaient travailler, préparer la guerre civile. Envi-
36 Nouvelle organisation looiciAiRE.
rontiéed de campagnes hostiles ou douteuses, elles
pouvaient être affamées.EUes tranchèrent le nœud qui
tardait à se dénouer. Rennes et Nantes, Vannes et
Saint-Malo, envoyèrent à rassemblée des accusations
foudroyantes, déclarant qu'elles abjuraient tout rap-
port avec les traîtres. Sans rien attendre, la garde
nationale de Rennes entra au château et s'assura des
canons (18 décembre 89).
L'Assemblée prit deux mesures. Elle manda le
parlement de Bretagne à comparaître devant elle. Elle
accueillit la pétition de Rennes qui sollicitait la créa-
tion d'autres tribunaux. Elle commença son beau
travail sur l'organisation d'une justice digne de ce
nom, non payée, non achetée, ni héréditaire» sortie
du peuple et pour le peuple. Le premier article d'une
telle organisation était, bien entendu, la suppression
des parlements ( 22 décembre 89).
Thouret» l'auteur du rapport, établit parfaitement
cette vérité, trop oubliée depuis, qu'une révolution
qui veut durer doit, avant tout, 6ter à ses ennemis
l'épée de justice.
Étrange contradiction, de dire au système qu'on
renverse : « Ton principe m'est opposé, je l'effiaice
des lois, du gouvernement; mais, en toute affaire
privée, tu l'appliqueras contre moi...» Gomment mé*
connaître ainsi la toute-puissance, modeste, sourde,
mais terrible, du pouvoir judiciaire, son invincible
absorption. Tout pouvoir a besoin de lui; lui, il se
passe des autres. Donnez-moi le pouvoir judiciaire,
gardez vos lois, vos ordonnances, tout ce monde de
PARLBMBNT BB BRETAGNE A LA BARRB (8 JANVIBB 90). 37
papier ; je me charge de faire triompher le système le
plus contraire à vos lois.
Il leur fallut bien venir, ces vieux tyrans parle*
mentaires, aux pieds de la nation (8 janvier). S'ils
n'étaient venus d'eux-mêmes, la Bretagne aurait plu-
tôt levé une armée ex[Nrès pour les y traîner, lis
comparurent avec arrogance, un mépris mal déguisé
pour cette Assemblée d'avocats, n'en tenant guère
plus de compte qu'aux jours où d'en haut ils écra-
saient le barreau de pesantes mercuriales. Les rôles
ici étaient changés. Au reste, qu'importaient les per-
sonnes? C'était devant la raison qu'il fallait répondre,
devant les principes, posés pour la première fois.
Leur superbe baissa tout-à-fait, ils furent comme
cloués à la terre, quand, de cette Assemblée d'avocats,
les mots suivants furent lancés : « On dit que la Bre-
tagne n'est pas représentée, et, dans cette assemblée,
elle a soixante-six représentants... Ce n'est pas dans
de vieilles chartes, où la ruse combinée avec la force
a trouvé moyen d'opprimer le peuple, qu'il faut cher-
cher les droits de la nation ; c'est dans la Raison ; ses
droits sont anciens comme le temps, sacrés comme la
nature. »
Le président du parlement de Bretagne n'avait pas
défendu le parlement qui était en cause. 11 défendait
la Bretagne, qui ne voulait pas être défendue, et n'en
avait pas besoin.
11 aJlégua les clauses du mariage d'Anne de Bre-
tagne, mariage qui n'était qu'un divorce organisé,
stipulé, entre la Bretagne et la France. II plaidait
88 PAALEIIEIITS DE 9HETAGlfE ET DE BORDEAUX
pour CQ divorce, comme un droit qui de?ait être
éternel. Haineuse, insidieuse défense, adressée, non k
l'Assemblée, mais h l'orgueil provincial, provocation
retentissante à I4 guerre civile,
La Bretagne avait*elle à craindre de diminuer, en
devenant France? est-*ce qu'une telle séparation pou-
vait durer à jamais? ne fallaitril pas t6t ou tard qu'un
mariage plus vrai se fit? La Bretagne a gagné assez à
participer à la gloire d'un tel empire. Et cet empire
certes, a gagné, nous en conviendrons toujours, à
épouser la pauvre et glorieuse contrée, sa fiancée de
granit, celte mère des grands cœurs et des grandes
résistances.
Ainsi la défense des paiiements, trop mauvaise, se
retirait dans la défense des provinces, des états pro-
vinciaux. Mais ces Ëtats se trouvaient plus faibles
encore, en un sens. Les parlements étaient des corps
homogènes, organisés ; les Ëtats n'étaient autre chose
que de monstrueuses et barbares constructions, hé-
térogènes et discordantes. Ce qu'on pouvait dire de
pieilleur eu leur faveur, c'est que tels d'entre eux,
ceux du Languedoc, par exemple, avaient sagement,
prudemment administré l'injustice. D'autres, ceux
du Dauphiné, sous l'habile direction de Meunier,
avaient pris, la veille de la Révolution, une noble
initiative.
Le même Meunier, fugitif, jeté dans la réaction,
avait abusé de son influence sur le Dauphiné, pour
faire indiquer une convocation prochaine des États,
fc où l'on examiuerfiit si effectivement le roi était li-
CONDAMll» (lANTIEII. MARS 00). 90
bre. • À Toulouse, une ou deux centaines de nobles
et de p»r}9inentaireB avaient simulé un essai de réur
nion d'États. Ceuy^ de Cambrésis, imperceptible as-
semblée d'un pays imperceptible, qui s'intitulaient
ËtatS) avaient réclamé leur privilège de ne pas ètro
Franoe, et dit, comme ceux de Bret^ne ; Nous
sommes une nation.
Ces fausses et infidèles représentations des provin^-
ces venaient audacieusemeot parler en leur nom. Et
elles recevaient à l'instant de violents démentis. Les
municipalités, ressuscitées, pleines de vigueur et
d'énergie, venaient une à une, devant l'Assemblée na-
tionale, dire à ces États, à ces Parlements : < No
parles pas au nom du peuple; le peuple ne vous con**
naît pas ; vous ne représentez que vous>-mèmeSy la vé^-
palilé, l'hérédité, le privilège gothique. »
La municipalité, corps réel, vivant (on le sent & la
force de ses coups), dit k ces vieux corps artiftoiels,
à ees vieilles ruines barbares, l'équivadent du mot
déjà signifié au corps du clergé : « Vous n'existât
pas!»
Ils firent pitié à l'Assemblée. Tout ce qu'elle fit à
oeux de Bretagne, ce fut de les déclarer inhabiles à
faire oe qu'ils refusaient de faire, de leur interdire
toute fonction publique, jusqu'à ce qu'ils eussent
présenté requête pour obtenir de prêter serment
(11 janvier).
Même indulgence, deux mois après, pour le parle-
ment de Bordeaux, qui, saisissant Toccasion des désor-*
dresdu Midi, se hasarda jusqu'à foire une espèce de
10 ORIGINE DES FÉDÉRATIONS (g9).
réquisitoire contre la Révolution , déclarant dans un
acte public qu'elle n'avait fait que du mal, appelant
insolemment l'Assemblée les députés des baiUùyes.
L'Assemblée eut peu à sévir. Le peuple y su£Bsait
de reste. La Bretagne comprima le parlement de
Bretagne. Et celui de Bordeaux fut accusé devant
l'Assemblée par la ville même de Bordeaux qui en-
voya tout exprès, pour soutenir l'accusation, le jeune
et ardent Fonfrède (4 mars).
Ces résistances devenaient tout-à-fait insignifiantes
au milieu de l'immense mouvement populaire qui se
déclarait partout. Jamais, depuis les croisades, il
n'y eut un tel ébranlement des masses, si général, si
profond. Élan de fraternité en 90 ; tout-à-l'heure
élan de la guerre.
Cet élan d'où commence-t-il? De partout. Nulle
origine précise ne peut être assignée à ces grands
faits spontanés.
Dans l'été de 1789, dans la terreur des brigands j
les habitations dispersées, les hameaux même s'ef-
frayent de leur isolement: hameaux et hameaux
s'unissent, villages et villages, la ville même avec la
campagne. Confédération, mutuel secours, amitié
fraternelle, fraternité, voilà l'idée, le titre de ces
pactes. — Peu, très-peu, sont écrits encore.
L'idée de fraternité est d'abord assez restreinte.
Elle n'implique que les voisins, et tout au plus la
province. La grande fédération de Bretagne et Anjou
A!«iOU, BRETAGNB, DAUPIIINÉ, ETC. (DÉGSIIBRB-JANVIER 90). 4i
a encore ce caractère provincial. Convoquée le 26
novembre, elle s'accomplit en janvier. Au point cen-
tral de la presqu'île, loin des routes, dans la solitaire
petite ville de Pontivy, se réunissent les représentants
de cent cinquante mille gardes nationaux. Les cava-
liers portaient seuls un uniforme commun , corset
rouge et revers noirs ; tous les autres, distingués par
des revers roses, amarantbe, chamois, etc., rappe-
laient dans l'union même, la diversité des villes qui
les envoyaient. Dans leur pacte d'union, auquel ils
invitent toutes les municipalités du royaume, ils
insistent néanmoins pour former toujours une famille
de Bretagne et Anjou , « quelle que soit la nouvelle
division départementale , nécessaire à l'administra-
tion. 9 fls établissent entre leurs villes un système
de correspondance. Dans la désorganisation générale,
dans l'incertitude où ils sont encore du succès de
l'ordre nouveau, ils s'arrangent pour être du moins
toujours organisés à part.
Dans les pays moins isolés, au croisement des
grandes routes, sur les fleuves spécialement, le pacte
fraternel prend un sens plus étendu, l^es fleuves qui,
sous l'ancien régime, par la multitude des péages,
par les douanes intérieures, n'élaient guère que des
limites, des obstacles, des entraves, deviennent,
sous le régime de la liberté, les principales voies de
circulation , ils mettent les bommes en rapport
d'idées, de sentiments, autant que de commerce.
C'est près du Rhône, à deux lieues de Valence, au
petit bourg d^Ëtoile, que pour la première fois la pro-
m rtDÉRATKNIt,
f>ineÊ e$t aifurée ; quatorze communes ruralei du
Dauphiné s'unissent entre elles, et se dopnrat à la
grande unité française (29 nov. 1789). Belle réponse
de ces paysans aux politiques, aux Meunier, qui fai^
saient appel à l'orgueil proyincial, à l'esprit de divi^
flion, qui essayaient d'armer le Dauphiné contre la
France.
Cette fédération , reneuTclée à Montélimart, n'est
plus seulement dauphinoise, mais mêlée de plusieurs
provinces des deux hves , Dauphiné et Vivurais »
Provence et Languedoc. Cette fois donc, ce sont des
Français. -^Gnsnoble y envoie d'ell&^mème, malgré
sa municipalité, «n dépit des politiques; elle ne se
soucie plus de son rôle de capitale ; elle aime mieux
être France. »• Tous ensemble ils répètent le ser-
ment sacré que les paysans ont fait déjà en novem^
bre : Plus de province 1 la patrie !•.. Et s'aider, sa
nourrir les uns les autres, se passer les blés de maio
en main par le Rhône (1 3 décembre).
Fleuve sacré, qui traversant tant de peuples, de
races, de langues, semble avoir hftte d'échanger les
produits, les sentiments, les pensées, il est, dans son
cours varié, l'universel médiateur, le sociable Genius^
la fraternité du Midi. C'est au point aimable et riant
de son mariage avec la Saône, que sous Auguste
soixante nations des Gaules avaient dressé leur autel.
Et c'est an point le plus austère, au passage sérieux^
profond, que dominent les monts cuivrés deTArdé^
cbe, dans la romaine Valence , assise sous sou arc
éternel, que se fît, le 31 janvier 1790, l^premièrede
RHONE (DâCEHBR&JANVIER 90). 43
DOS grandes fédérations. Dix mille hommes étaient
en armes, qui devaient en représenter plusieurs cen-
taines de mille. Il y avait trente mille spectateurs.
Entre cette immuable antiquité, ces monts immua-
bles, devant ce fleuve grandiose, toujours divers, tou-*
jours le même, se fit le serment solennel. Les dix
mille, un genou en terre, les trente mille à deux ge-*
DOUX, tous ensemble jurèrent la sainte unité de la
France.
Tout était grand, le lieu, le moment ; et, chose
rare, les paroles ne furent nullement au-dessous.
La sagesse du Dauphiné, Taustérité du Yivarais, le
tout animé d'un soufQe de Languedoc et de Pro-
vence. A rentrée d'une carrière de sacrifices qu'ils
prévoyaient parfaitement, au moment de commencer
l'œuvre grande et laborieuse, ces excellents citoyens
se recommandaient les uns aux autres de fonder la
liberté sur la seule base solide, « la vertu », sur C4
qui rend les dévouements faciles, a la simplicité , Ic^
frugalité, la pureté du cœur ! »
Je voudrais savoir aussi ce que disaient, presque
en face, de l'autre côté du Rhône, à Youte, les cent
mille paysans armés qui y firent l'union du Yivarais.
C'était encore février, rude saison dans ces froides
montagnes; ni le temps, ni la misère, ni les routes
effroyables, n'empêchèrent ces pauvres gens d'ar-
river au rendez-vous. Torrents, verglas, précipices,
fontes de neiges, rien ne put les arrêter. Une chaleur
toute nouvelle était dans l'air; une fermentation pré-
coce se faisait sentir à eux ; citoyens pour la première
44 FÉDÉRATtOXS
fois, évoqués du fond de leurs glaces au nom inouï de
la liberté, ils partirent, comme les rois mages et les
bergers de Noël, voyant clair en pleine nuit, suivant
sans pouvoir s'égarer, à travers les brumes d'hiver,
une lueur de printemps et Tétoile de la France.
Dès longtemps les quatorze villes de Franche-
Comté, inquiètes entre les châteaux, et les pillards
qui forcent et qui hrâleutles châteaux, se sont unies à
Besançon , se sont promis assistance.
Ainsi, par-dessus les désordres, les craintes, les
périls, j*entends s'élever peu-à-peu, répété par ces
chœurs imposants dont chacun est un grand peuple,
le mot puissant, magnifique, doux à la fois et for-
midable, qui contiendra tout et calmera tout : la fra-
ternilé.
Et à mesure que les associations se forment , elles
s'associent entre elles, comme dans les grandes fa-
randoles du Midi, chaque bande de danseurs qui se.
forme, donne la main à une autre, et la même danse
emporte des populations entières.
Ici éclate, par une double initiative, le grand
cœur de la Bourgogne.
Dès le fonds même de l'hiver, dans la rareté des
subsistances, Dijon invite toutes les municipalités de
Bourgogne à aller au secours de Lyon affamée *.
Lyon a faim, et Dijon souffre... Ainsi ces mots de
fraternité, de solidarité nationale, ne sont pas des
I Archives de Dijon. Je dois celle coinmunicalion à TobligeaDce de
M. Gamier.
DE BOVRGOGKE, FRANCHE-ECOUTE. 45
mots, ce sont des sentiments sincères , des actes
réels, efiBcaces.
La même ville de Dijon, liée aux confédérations de
Dauphiné et de Yivarais (elles-mêmes en rapport avec
celles de Provence et Languedoc), Dijon invite la
Bourgogne à donner la main aux villes de la Franche-
Comté. Ainsi, rimmense farandole du sud-est, liant
et formant toujours de nouveau! anneaux, avance
jusqu'à Dijon, qui se rattache à Paris.
Tous sortant de l'égoïsme, tous voulant du bien à
tous, tous voulant nourrir les autres, les subsistances
commencent à circuler facilement, l'abondance se
rétablit ; il semble que par un miracle de la frs^ter-
nité une moisson nouvelle soit venue en plein
hivOT. ,
Nulle trace dans tout cela de l'esprit d'exclusion,
d'isolement local, qu'on désigna plus tard sous le
nom de fédéralisme. Ici, tout au contraire, c'est une
conjuration pour l'unité de la France. Ces fédéra-
tions de provinces regardent toutes vers le centre,
toutes invoquent l'Assemblée nationale, se ratta-*
chent à elle, se donnent à elle, c'est-à-dire à l'unité.
Toutes remercient Paris de son appel fraternel.
Telle ville lui demande secours. Telle veut être af-
Gliée à sa garde nationale. Clermont lui avait proposé
en novembre une association générale des munici-
palités. A cette époque en effet, sous la menace des
États, des Parlements, du Clergé, les campagnes
étant douteuses, tout le salut de la France semblait
placé dans une ligue étroite des villes. Grâce à Dieu,
46 LA GUERRE CONTHB LBg CHATEAUX, RÉPRIMÉE.
les grandes fédérations résolurent mieux la difficulté.
Elles entraînèrent, a\ec les villes, un nombre im^
mense des habitants des campagnes. On l'a vu pour
le Dauphiné, le Vivarais, le LAnguedoc.
Dans la Bretagne, dans le Quercy, le Rouei^gae, le
Limousin, le Périgord, les campagnes sont moins
paisibles ; il y a en février des désordres, des violen-
ces. Les mendiants, nourris à grand' peine jusque-4à
par les municipalités, sortent peu^à^peu et courent le
pays. Les paysans recommencentàforcerles châteaux,
brûler les chartes féodales, exécuter par la force les
déclarations du 4 août, les promesses de TAssemblée.
En attendant qu'elle y songe, la terreur est dans les
campagnes. Les nobles laissent leurs châteaux, vien*-
nent se cacher dans lesi villes, trouver sûreté parmi
leurs ennemis. Et ces ennemis les défendent. Les
gardes nationaux de la Bretagne, qui viennent de ju-
rer leur ligue contre les nobles, s'arment aujourd'hui
pour les nobles, vont défendre les manoirs, où l'on
conspirait contre eux ^. Ceux du Quercy, du Midi en
général* furent éKalemeut magnanimes.
< Las gtrdes ntUoniux de 4 790 ii*èlaieiii nullêmeni iiae aristocratie,
comme quelques écrivains le font entendre» par un étrange anaclmn
nisme. Dans la plupart des villes, c'était, comme je Tai dit, littérale-
ment tout le monde. Tous étaient intéressés à empêcher le ravage des
campagnes, qui eût rendu la culture impossible, affamé la France. —
An reste, ees désordres passagers n*eurent aucunement le caractère
d'une Jacquerie. Dans certaines localités de Bretagne et de Provence,
les paysans réparèrent eux-mêmes les dégâts qu'ils avaient faits. Dans
un château ob ils ne trouvèrent qu*une dame malade avec ses enfants,
ils s*ab8titirent de tout désordre, etc.
LES VILLES DÉFENDENT LES NOBLES, LEURS ENNEMIS (FÉV. 90). Al
Les pillards furent comprimés, les paysans con-
tenus , peu-à-peu initiés , intéressés au but de la
RéTolutioD. À qui donc pouvait -elle profiter plus
qu'à eux? Elle avait afiranchi des dîmes ceux d'entre
eux qui possédaient. Elle allait, entre les autres,
créer des propriétaires et par centaines de mille* Elle
allait leur donner Tépée, de serfs en un jour les faire
nobles, les mener par toute la terre à la gloire, aux
aventures, tirer d'eux des princes, des rois, et que
dis- je? bien plus, des héros.
CHAPITRE V.
RÉSISTANCES. U BEINE ET L'AUTRICIIE (octobre-féTrier).
Irritation de la reine, octobre. Complota de la covr. Le Roi prisonnier do
peuple (novembre-décembre?) — La reine ae délie des princes. La reine
peo liée avec le clergé. Elle avait toujours été gouvernée par rAulriche.
L'Autriche intéressée à ce que le Roi n'agit poinL Louis XVI et Léopold
se déclarent amis des constitutions, février-mars. Procès de Besenval et de
Favras. Mort de Pavras, 18 février. Découragement des royalistes. «Grandes
fédérations du Nord.
Du spectacle sublime de la fraternité , je re-
tombe, hélas ! sur la terre, dans les intrigues et les
complots.
Personne n'appréciait l'immensité du mouve-
ment; personne ne mesurait ce flux rapide, invinci-
ble, qui monta d'octobre en juillet. Des populations,
jusque-là étrangères entre elles, se liaient, se rappro-
chaient. Des villes éloignées, des provinces, naguère
divisées encore par les vieilles rivalités, allaient en
quelque sorte au-devant les unes des autres, se don-
naient la main, et fraternisaient. Ce fait si nouveau,
IRRITATION DE LA REINE (OCTOBRE}. 40
si frappant, était à peine remarqué des grands esprits
de l'époque. S'il eût pu l'être de la reine, de la cour,
il aurait découragé les résistances inutiles. Qui donc,
quand l'Océan monte, oserait marcher contre lui?
La reine se trompa dès le point de départ, et elle
resta trompée. Elle vit dans le 6 octobre une affaire
arrangée par le duc d'Orléans, un tour c[ue lui jouait
l'ennemi. Elle céda; mais, avant de partir, conjura le
roi, au nom de son fils, de n'aller à Paris que pour
attendre le moment où il pourrait s'éloigner^.
Dès le premier jour, le maire de Paris, le priant
d'y fixer sa résidence, lui disant que le centre de
l'Empire était la demeure naturelle des rois, n'avait
tiré de lui que cette réponse : « Qu'il ferait volontiers
de Paris sa résidence la plw habituelle. »
Le 9, proclamation du Roi où il annonce que, s'il
n'eût pas été à Paris, il eût craint de causer un grand
trouble; que, la constitution faite , il réalisera son
projet d'aller visiter ses provinces; qu'il se livre à
l*espoir de recevoir d'elles des marques d'affection,
de les yoiT encourager V Assemblée nationale, etc.
Cette lettre ambiguë qui semblait provoquer des
adresses royalistes, décida la commune de Paris à
écrire aussi aux provinces; elle voulait les rassurer,
disait-elle, contre certaines insinuations, jetant un
voile sur le complot qui avait failli renverser l'ordre
nouveau ; elle offrait une fraternité sincère à toutes
les communes du royaume.
* Beaulieu, n, S03.
11. 4
!» COVLQflS DB LA i
La rotoe rafiisa de recevo»^ les vaioqueurs ^e la
Bastille qui Teoaieat lui préseoter leurs hoQiHiages.
Elle raçul les dames de la Halle, ntaisà distance, et
comme aâparée, défondMy par les larges paniers de»
dames de la ooiir qoî se jetàrent au-devant. Elle
éloignait d'elle ainsi une dasae trè»-royaliste; pli^*
sieurs des dames de la Halle désaTouaient le 6 oeto**
bre. Elles arrêtèrent elles-mêmes quelques femmes
sans af^u, qui pénétraient dans les maisons pour
extorquer de Taigoit.
Ces maladresses de la leine n'étaient pa^ ptofms à
augmenter la confiance* Gomment eât-elle subsisté,
au milieu des tentatÎTes de la cour, toujours avœtées,
découvertes! D'octobre en mara^ on découvrit à
peu près un complot par pmia (Augéard, Fanas,
HaiU^îd, etc).
Le 2& octobre, on arrête un sieur Augéard, gaidee
des^ceaui de la reine ; on trouva chez lifi un plan
pour mener le |loi à Met^.
Le 31 Qovem^, dans l'Assemblée, le comité des
rechercbe^, provoqué par Malouet^ le fiât taiw an lui
disant q^'il existe un nouveau çomidot pour enkver
le Roi à Mets, et que Malouet lui-même le oonnatt
pariûtement
Le 25 décembre, on arrête le marquis de Favr«9,
encore un raleveur du Roi, qui recriiitait daast^ari».
Si Ton eût eu pour projet de troubla pour totyoue»
rimagination du peuple, de le pendre fol de défiance
et de craintes, l'entourant ainsi de ténèbres, de com-
plots, de pièges, il eût fallu faire exactement ce qu'on
LE BOI PRISONNIER W PBUHB (NOVBlISREt DÉCEMBRE T). SI
fit n eût Mu, par une suite de compintiods mal-
adroites, lui montrer à chaque instant le roi en fiiite,
le roi à la tète des armées, le roi retenant affirmer
Paris.
Sans doute, en supposant la liberté assise^ les té*
sistances moins fortes, il eûtmieui talû leuroilyrif
la porte toute grande, à ce roi, à cette rame, les me-
nœà leur ?iaie ]dace, à la firontière, en fiike cadeau
à l'Autriche.
Hais, dans l'état chancelant, incertain, où se troU'^
Yaitlapaurre France, ayant pour chef une assemblée
de métaphysiciens, et contre elle des hommes <f eiéctn
tion et de main, comme était M. de Bouille, comme
nos officiers de marine, comme les gentilshommes
bretons, il était bien difficile de l&cher le grand otage,
le Roi, de donner à toutes ces forées ce qui leur
Ruinquait, l'unité.
* Donc, le peuple veillait nuit et jour, rédait aritour
des Tuileries; il ne se flait à personne. B allait teir
tous les matins si le Roi n'était pas parti. La garde
nationale lui en répondait, et le cofianandant de te
garde nationale. Mille bruits circnlaient, reproduits
par des journaux violents, furieux, qui à tout ha*-
said dénonçairat quelque complot... Les gens
modérés s'indignaient, niaient, ne voAhûest paa
croire... Le complot n'en était pas moins découvert
le lendemam. Le résultat de tout ceci, c'est que le
Roi, qui n'était nullement prisonnier en octobre,
l'était ep novembre ou décembre.
La reine avait manqué un moment unique, aâsan
52 LA RBINB DÉDAIGNE
rable, irréparable, le moment où Lafayette et Mira-
beau se trouvèrent d'accord pour elle (fin octobre).
Elle ne voulait pas être sauvée par la Révolution,
par Mirabeau, par Lafayette ; courageuse et rancu-
neuse, véritable princesse de la maison de Lorraine,
elle voulait vaincre et se venger.
Elle risquait à la légère, se disant évidemment,
comme disait dans une tempête Henriette d'Angle-
terre, qu'après tout, les reines ne pouvaient pas se
noyer.
Marie-Thérèse avait été bien près de périr, et elle
n'avait pas péri. Ce souvenir héroïque de la mère in-
fluait beaucoup sur la fille — à tort — la mère avait
pour elle le peuple, la fille l'avait contre elle.
M. de Lafayette, peu royaliste avant le 6 octobre,
l'était sincèrement depuis.Il avait sauvé la reine,
protégé le roi. On s'attache par de telles choses. Les
efforts prodigieux qu'exigeait de lui le maintien de^
l'ordre lui faisaient vivement désirer que l'autorité
reprit force. Il écrivit par deux fois à H. de Bouille,
le priant de s'unir à lui pour sauver la royauté. M. de
Bouille regrette amèrement, dans ses Mémoires, de
ne point l'avoir écouté.
Lafayette avait fait une chose agréable à la reine,
en chassant le duc d'Orléans. 11 lui faisait une sorte
de cour. 11 est curieux de voir le général, l'homme
occupé, suivre la reine aux églises, assister aux
offices où elle faisait ses pâques^
^ En cela M. de Lafayette \oulait, je crois, faire aussi sa cour I ta
dévote et vertueuse femme. Il hii écrit vite ce grand événement.
LAFAYETTB ET MIRABEAU (NOVEMBRE 89). I$3
Pour la reine, pour le roi, Lafayette surmoala la
répugnance que lui inspirait Mirabeau.
Dès le 16 octobre, Mirabeau s'était offert, par une
note, que son ami Lamarck, l'homme de la reine, ne
montra pas même au roi. — Le 20, nouvelle note de
Mirabeau; mais celle^^i, il l'envoya à Lafayette, qui
s'aboucha avec l'orateur, le conduisit chez le minis-
tre Mon tmorin.
Ce secours inespéré qui leur tombait du ciel, fut
tout-4i-fait mal reçu. Mirabeau aurait voulu que le
roi se contentât d'un million pour toute dépense ;
qu'il se retirât, non à Metz dans l'armée, mais à
Rouen , et que de là il publiât des ordonnances plus
populaires que les décrets de l'Assemblée^. — Ainsi
point de guerre civile, le roi se faisant plus révolu-
tionnaire que la révolution même.
Étrange projet, qui prouve la confiance, la facile
crédulité du génie!... Si la cour l'eût accepté pour
un jour, si elle eût consenti de feindre, c'eût été pour
faire pendre le lendemain Mirabeau.
Dès novembre, il put bien voir ce qu'il avait à at-
tendre de ceux qu'il voulait sauver. Il lui fallait le
ministère , et garder en même temps sa position do-
minante dans l'assemblée nationale. Pour cela, il
avait besoin que la cour lui ménageât l'appui, la con-
nivence, le silence du moins, des députés royalistes.
Loin de là, le garde des sceaux, avertit, anima plu-
* Voir les pièces citées dans l*ilisloire de M. Droz, et daos les Mé-
moires de Mirabeau.
ttl LA RBim SB DÉni DES PRINCBS.
sieurs dépatés, même de ropposition, contre le pro- .
jet. Au ministère, aux Jacobins tce club était à
peine ourert), on trayailla en m6me temps pour
rendre Mihibeau impossible. Deux honnêtes gens,
Hontlosibr du côté droit , Lanjutnais du côté gauche,
parlèrent dans le même sens. Ils proposèrent et firent
décréter « qu'aucun député, en fonction, ni trois ans
après, ne pût accepter de place. » — Ainsi les roya-
listes réussirent à interdire le ministère au grand
Orateur, qui eût été le sbutien de leur parti (7 no^
vembre).
La reine, nous Tavonsdit, ne voulait pas être
sauvée par la Révolution, et elle ne voulait pas l'être
non plus par Témigration, par les princes. Elle avait
trop bien bonnu le comte d'Artois pour ne pas savoir
le peu que c'était. Elle se défiait aveo raison de
Monsieur, comme d'Un caractère louche et faux.
Quelles étaient dono ses espérances? ses vuest ses
secrets conseillers?
Il ne faut pas compter madame de Latnballe S jolie
petite femme très^-nuUe ^ amie tendre de la reine ,
mais Âatis idées, sans conversation, et qui ne méritait
pas la responsabilité terrible que l'on fit peser sur
elle. Elle semblait être un centre ; elle tenait avec
t Joli* eslle mot propre ; rien de plus loin de la beauté. Des traite
fort petitsi peu de froot. pea de cerveau. Elle avait les maiiia uo peu
grosses, dit iDadaoïe de Genlis. Le portrait de Versailles marque très-
bien la race et le pays; c*éuît une gentille Savoyarde. Les cheveux
caehés dasl la poudre, mais (hélas I il n*y parut que trop ! ) abon-
dants, admirables.. •
LA REOIB nu Utg ATBC LB CURGÉ. t(B
gréce le Téritable salon de Marié-Antoinette, an re^
den^haussée du pavillon de Flore. Beaucoup de no»
blesse y venaient, un monde indiscret, futile, comprb*
mettant, t{\n croyait, comme au temps de laFrotade,
meeer tout par des satires, des mots piquants, des
chansons. On lisait là le très-spirituel joumiU de»
Aotaé des apôUres; on y chanta telle romance sur la
captivité du Roi, qui fit pleurer tout le motade, les
amis et les ennemis.
^ Les relations de Harie-^Antoinette étaient toutes
avec les nobles, peu avec les prêtres. Ellb n'était pas
bigote, pas plus que son frère Joseph IL
Les ndiles n'étaient pas un parti : c'était une
classe nombreuse divisée et sans lien. Mais les prêtres
étaient un parti, un corps très-serré, et matériellement
trèi-paissitnt. La dissidence momentanée des curés et
des prélats le faisait paraître faible. Mais la force de la
hi^vchie, mais l'esprit de corps, tnais le Pape^ Id
voix du SAint-Siége , allait tobt-à-rheure refaire
l'Unité du clergé. Alors, par ses membres inférieurs,
il allait puiser des foroes incdhnues dans la terre, et
dans les hommes de la terre, les habitants des cam^
pagnes» U allait contre le peuple de la Révolution
amener un peuple, la Yendée contre la France.
Marie-Antoinette ne vit rien de tout cela. Ces
grandes fwces morales étaient lettre close pour elle;
Elle rêvait Iti tictoire, la force matérielle. Bouille
et l'Autriche.
Lorsqu'au 10 août on trouva dans l'armoire de fer
les papiers de Louis XVI, on lut avec étonnement
86 LA REINE AVAIT TOUJOURS ÉTÉ
que, 'dans les premières aimées de son mariage, il
n'avait vu dans sa jeune femme qu'un pur agent de
l'Autriche*.
Marié malgré lui par M. de Ghoiseul dans cette
maison deux fois ennemie, comme Lorraine et comme
Autriche, obligé de recevoir le précepteur de la
reine, l'abbé de Yermond, espion de Marie-Thérèse,
il persévéra longtemps dans sa défiance, jusqu'à
rester dix-neuf ans sans parler à ce Yermond.
On sait comment la pieuse impératrice avait dis-
tribué les rôles à sa nombreuse famille, employant
surtout ses filles comme agents de sa politique. Par
Caroline, elle gouvernait Naples. Par Marie-Antoi-
nette, elle comptait gouverner la France. Celle-ci,
avant tout, Lorraine, Autrichienne, persécuta dix ans
Louis XVI pour lui faire donner le ministère au lor-
rain Choiseul, l'homme de l'impératrice. Elle réussit
du moins à lui faire accepter Breteuil^ qui, comme
Choiseul, avait été d'abord ambassadeur à Vienne, et
comme lui appartenait entièrement à cette cour. Ce
fut encore la même influence (celle de Vermond sur
la reine), qui, en dernier lieu, surmonta les scrupules
de Louis XVI, et lui fit prendre un athée pour premier
ministre, l'archevêque de Toulouse.
La mort de Marie-Thérèse, les paroles sévères de
Joseph II sur Versailles et sur sa sœur, semblaient
devoir rendre celle-ci moins favorable à l'Autriche.
* Il surveiHaît sa correspondance avec Vienne, par Thugul, à qui
elle se confiait. Lettre en date du 47 octobre 4774, citée par Brtssot,
Mémoires IV, 420.
GOl VBftNÉB PAR L'ADTRICHB. 57
Ce fut alors cependant qu'elle décida le Roi à donner
les millions que Joseph II voulait extorquer des
Hollandais.
En 1789, la reine avait trois confidents, trois con*-
seillers, Yermond, toujours autrichien, Breteuil, non
moins autrichien, enfin l'ambassadeur d'Autriche,
M. Mercy d'Argenteau. Derrière ce vieux Mercy, il
faut voir celui qui le pousse, le vieux prince de
Kaunitz, ministre septuagénaire de la m(Hiarchie au-
trichienne; ces deux fats ou ces deux vieilles, qui
semblaient tout occupées de toilette et de bagatelles,
menaient la reine de France.
Funeste direction, dangereuse alliance. L'Autriche
était alors dans une situation si mauvaise que loin
de servir Marie-Antoinette, elle ne pouvait lui être
qu'un obstacle pour agir, un guide pour agir mal, la
pousser à toute démarche absurde que pourrait de-
mander l'intérêt autrichien.
Cette catholique et dévote Autriche s'étant faite à
mmtié philosophe sous Joseph II, avait trouvé moyen
de n'avoir personne pour elle. Contre elle se tournait
sa propre épée, la Hongrie. Les prêtres belges lui
avaient enlevé les Pays-Bas, avec l'encouragement
des trois puissances protestantes, Angleterre, Hol-
lande et Prusse. Et pendant ce temps, que faisait
l'Autriche? elle tournait le dos à l'Europe, se pro-
menait dans les déserts des Turcs, usait ses meilleures
armées, au profit de la Russie.
L'Empereur ne se portait pas mieux que l'Empire.
Joseph II était poitrinaire. 11 mourait désespéré. Il
60 LOUIS XVI ET LKOPOLD SE DÉCLARENT
se fil grand tort. Elle eût dû se lier de plus en plus au
clergé. L'Autriche, en lutte avec le clergé, avait des
intérêts absolument différents.
Elle espérait apparemment que , si l'Empereur,
s'arrangeant avec les Belges, se retrouvait enfin
libre de ses mouvements, elle pourrait s'abriter
sous la protection impériale, montrer à la Révolution
une guerre prête à fondre sur la France , peut-être
fortifier la petite armée de Bouille de quelques corps
autrichiens.
Mauvais calcul. Tout cela était trop long, et le
temps marchait très-vite. L'Autriche, fort égoMe,
était un secours très- lointain et très-douteux.
Quoi qu'il en soit, les deux beaux-frères suivirent
exactement la même conduite. Dans le n(iême mois,
Louis XVI et Léopold se déclarèrent l'un et l'autre
amis de la liberté, défenseurs zélés des constitu-
tions, etc.
Même conduite dans deux situations parfaitement
opposées. Léopold agissait très-bien pour regagner la
Belgique ; il divisait ses ennemis, fortifiait ses amis.
Louis XVI, tout au contraire, loin de fortifier ses
amis, les jetait par cette parade dans le plus profond
découragement; il paralysait le clergé, lanoblesse, la
contre-révolution.
Les modérés Necker, Malouet, croyaient que le
Roi, par une profession de foi constitutionnelle,
presque révolutionnaire, pouvait se constituer le chef
de la Révolution. C'est ainsi que les conseillers
d'Henri III lui firent faire la fausse démarche de se
AMIS DBS CONSTITimOKS (FÊVRlEB-MAnS 90). 6t
dire chef delà Ligue. L'occasion semblait, il est vrai,
fayorable. Les désordres de janvier avaient alarmé
Tiv^nent la propriété. Devant ce grand intérêt social,
on supposait que tout intérêt politique allait pâlir. La
désorganisation était effrayante; le pouvoir n'avait
garde d'y remédier; ici, il était mort en réalité,
et là, il faisait le mort, comme disait un des I^meth.
Beaucoup avaient déjà assez de révolution, et trop ;
de découragement, ils auraient volontiers sacrifié
les songes d'or qu'ils avaient faits, à la paix, à
l'unité.
Au même moment (du 1^' au 4 février), deux évé-
nements de même sens :
D'abord, s'ouvre le club des impartiaux (Malouet,
Virieu, etc.). Leur impartialité consistait, ils le di-
sent dans leur déclaration, à rendre force au Aot, et
à conserver des terres à l'église^ à subordonner l'a-
liénation des biens du clergé à la volonté des pro-
vinces*
Le 4 février, le Roi se présente à Timproviste dans
l'Assemblée, prononce un discburs touchant, qui
étonne et attendrit... Chose incroyable, merveilleuse!
Le Roi était secrètement épris de cette constitution
qui le dépouillait. Il loue, il admire, spécialement la
belle division des départements. Seulement, il con-
seille à TAssemblée d'ajourner une partie des ré-
formes. Il déplore les désordres , il défend , console
le clergé et la noblesse ; mais enfin, il est, avant
tout, dit-il, l'ami de la constitution.
11 se présentait ainsi à l'Assemblée embarrassée
9i LOtJ» XTI SB DÉGLABK
de rétid>lir Tordre, et il semblait dire : Vous ne saveie
que faire? Eh bien I reodez^moile pouvoir...
L'effet de la soèoe fut prodigieux. L'Assemblée per-
dit la tête* Barrère pleurait à chaudes larmes. Le Roi
sort) ou court après lui, on se précipite. On va cbn
la reine. Elle reçoit la députation, avec le dauphin.
Toujours altière et gracieuse : « Voici mon fils, dit-
elle, je lui apprendrai à chérir la liberté ; j'espère qu'il
en sera l'appui. »
Elle ne fut pas ce jour4à la fille fie Marie-Thérèse,
mais la sœur de Léopold. Peu après, son frère lançait
le manifeste hypocrite , où il se déclara ami de la
liberté , de la constitution des Belges, jusqu'à leur
dire, lui Empereur, qu'après tout ils avaient eu
droit de s'armer contre PEmpereur.
Pour revenir , l'Assemblée délira complètement,
ne sut plus ce qu'elle disait. Elle se lève tout
entière, elle jure fidélité à la constitution qui n'est
pas encore. Les tribunes se joignent à ces transports,
dans un inconcevable enthousiasme. Tout le monde
se met k jurer, à l'Hètel-de-Ville, à la Grève, dans
les rues. On chante un Te Deum. On illumine le
soir. Pourquoi ne pas se réjouir? La Révdutîon est
faite, bien faite pour cette fois.
Du S février au 15, ce fut ijne suite de fêtes, à
Paris et dans les provinces. Partout, sur les places
publiques on se pressait pour prêter le serment. Les
écoliers, les enfonts, y étaient conduits en bande.
Tout était plein d'élan, de joie et d'enthousiasme.
Beaucoup d'amis de la liberté s'effrayaient de ce
AMI nS LA CdHStntmM (4 rtfRlBH iOf* 6B
mooTeoient, cfoyaot qu'il tournentit au profit du
Roi. Erreur. La Réirolutiou était une chose si fiorte^
dans un tel mouvement ascendant, que tout événe-
ment nouveau ^ pour ou contre , finissait toujours
par la favoriser^ la pousser plus vite encore. Dans
cette affaire du serment, il arrivait ce qui arrive
toujouKs pour toute passion violente. Chacun en
prononçant des mots, ne leur donnait nul autre
sens que ce qu'il avait dans le çcem. Tel avait juré
pour le Roi, qui n'avait rien entendu, sinon, jusor
pour la patrie.
On remarqua qu'au Ik Ikum, , le Roî n'était pas
venuàKotre^ame, qu'il n'avait pas, comme on Tes-
pénût. Juré sur l'autel. Il vonkît bien mentir, mais
non pas se parjurer.
Dte le tt février, pendant que les fêtes duraient
encore, Grégoire et Lanjuinais dirent que la cause
des désordres était la nan^exécution des décrets du
4 août, dmc, qu'il ne Mait pas faire halte ^ mais
bien avancer.
Les tentatives des royalistes pour reodM 1& force
et les annes au pouvoir ipyal, ne forent pas heu*
reusee. Maory essaya la ruse, disant qu^au fTiotas
dum le$ cam^fftm , il fallait permettu^ k la fbroe
armée d'agir, sans autorisation des munioqMdités.
Catalèi essaya l'audace, ouvrit l'avis étrange de don*
aer au Roi la dictature pour trois mm. Ruse gras*
siire. Mirabeau, Busot, d^autres encwe^ déclarèrent
netiemeat qu'on ne pouvait se fier au pouvoir exé-'
catif. L'AssemUée ne se fia qu'aux municipalités.
64 PROCÈS DE BESENVAL ET DE FAVRAS.
leur donna tout pouvoir d'agir, et les rendit respon-
sables des désordres qu'elles pourraient empêcher.
L'audace inouïe de la proposition de Cazalès ne
s'explique que par sa date (20 février). Un sacrifice
sanglant avait été fait le 18, qui paraissait répondre
de la bonne foi de la cour.
Elle avait alors deux affaires, deux procès sur les
bras, celui de Besenval, celui de Favras.
Besenval, accusé pour le 14 juillet, n'avait fait
après tout qu'exécuter les ordres de son chef le
ministre, les ordres du Roi. Pourtant, si on l'inno-
centait, on paraissait condamner la prise de la Bas-
tille et la Révolution même. Il était spécialement
odieux comme étant l'homme de la Reine, l'ex-con-
fident des parties de Trianon , l'ancien ami de Choi-
seul, et comme tel, appartenant à la cabale autri-
chienne.
Favras intéressait moins la cour. C'était l'homme
de Monsieur. Il s'était chargé, pour lui, d'enlever le
Roi. Monsieur, vraisemblablement, eût été lieutenant-
général, régent peut-être, si l'on eût interdit le Roi,
comme le proposaient quelques parlementaires et
amis des princes. M. de Lafayette dit dans ses Mé-
moires, que Favras devait commencer par tuer Bailly
et Lafayette.
Favras ayant été arrêté dans la nuit du 25 dé-
cembre. Monsieur, très -effrayé, fit la démarche
singulière d'aller se justifier,... où? devant quel tri-
bunal ? devant la ville de Paris. Les magistrats muni-
cipaux n'étaient nullement qualifiés peur recevoir
MORT DE PAVRAS (18 FÉVRIBR 90). 65
un tel acte. Monsieur renia Favras, dit qu'il n'avait
nulle connaissance de l'affaire, fit une parade hypo-
crite de sentiments révolutionnaires, d'amour pour
la liberté.
Favras montra beaucoup de courage, et releva fort
sa vie par sa mort. Il se défendit très-bien , et pas
plus qu'il ne fallait, ne compromettant personne.
On lui fit comprendre qu'il lui fallait mourir discrè-
tement j et il le fit. La longue et cruelle promenade à
laquelle on le condamna, l'amende honorable à
Notre-Dame, etc., n'ébranlèrent pas sa fermeté. Â la
Grève, il demanda à déposer encore, et ne fut pendu
qu'aux flambeaux (18 février). C'était la première
fois qu'on pendait un gentilhomme. Le peuple mon-
trait une impatience furieuse, croyant toujours que
la cour trouverait moyen de le sauver. Ses papiers,
recueillis par le lieutenant civil, furent (dit Lafayette)
remis par la fille de ce magistrat à Monsieur, devenu
roi, qui s'empressa de les brûler.
Le dimanche qui suivit l'exécution , la veuve et le
fils de Favras vinrent en deuil assister au dtner public
du Roi et de la Reine. Les royalistes croyaient qu'ils
allaient combler, caresser la famille delà victime. La
Reine n'osa lever les yeux.
Ils virent alors l'impuissance où la cour était ré-
duite, combien peu d'appui pouvaient attendre ceux
qui se dévoueraient pour elle.
Déjà, au 4 février, la visite du Roi à l'Assemblée,
sa profession de foi patriotique, les avait fort abattus.
Le vicomte de Mirabeau sortit, et dans son déses-
n. 6
w ntaomufiBMnir ou BovALiàns.
poir, brisa son épée.,. Que peqserî que^roife eq ^pt?
I^ royalistes aTf^iopt }e ehoù^ d9 çrpire le Roi çni
mentewi 0(1 traQ^tfvgç» 4髧i1eur 4i9 son fffppre p»F|i.
Le Roi n'était donc plus royaliste? ou bien, il saçr|9ait
fm Plerg^T §& M^ Aol>le§s#, pQ«r sanv^r tu) lam-
beau ^e royauté ?
M. dQ pôuilié, laissé «aos ipstrueUon, dapfk l'ignor
rappe aim\m d@ os qu'il avait k fair^, tQmi)e aiofv
daps h Jf\m profond dâpoMrugçment. Toile es| i^Hsii
l'impresslpq do l)§aUQoup de gentilslioiQine», d'of»-
fîciprs d@ terrg çt de mef , qui partept do Franc».
M, de BQHJllé Iwiî-méme dapande la p«irmi«iQp
d'ep faire autapt, de servir & l'étrapg^, l» Roi lui
fait dire dfi rester, qu'il aura bespin de lui. On s'est
trop hftté d'espérer; la Révolutiop ètwt fipie le
U juillet} finie le 6 oetobre, elle l'^tût au ^ février {
je craii^ nuûnteoapt qu'eu pum^ elle no h noit pas
çnçpre.
Qu'importe! la lilierté, adulte, robuste au l)erceau
mttmf^i doit çraludru peu \^ r^iiitauee», fille vient,
9P un ippmeut» de vaincre Mt piu> redeutftbld, 1^ dé*-
^re et l'wiM'çhiçii ç^ pi)i«ias des çampague^i lettie
gueire contre les château^ , qui gagP4Plr de pfoe^
eu prpohe pieuaçait tout le pays d'uq eiub^aseuient
iuunepse, tout cela a fini d'uu poup. Ui muuvenieiit
de janvier, février, estdéji^ ^pajsé eu mars. Pendant
que le M ^ préseutftit pouMue l'umque garant de la
pai^ publique, peudfuit (jue VAiiseiublée cherplMat et
ue trouyait pas \m moyens de la wneper, i^Vnaçp
granubs fédérations du nord (mars 90). 67
l'aTait faite elle-même. L'élan de la fraternité avait
devancé les lois; le nœud qu'on ne dénouait pas,
avait été tranché par la magnanimité nationale. Les
villes, armées tout entières, avaient marché à la
défense des châteaux; elles avaient protégé les no-
bles, leurs ennemis.
Les grandes réunions continuent, et plus grandes
chaque jour, si formidables, que sans agir, par leur
seule apparition, elles doivent intimider les deux en-
nemis de la France, d'une part l'anarchie, le pil-
lage, d'autre part la contre-révolution. Ce ne sont
plus seulement les populations (dus rares, plus disper-
sées du Midi qui s'assemblept ; ce spot les maçsivçs^
les compactes légions des grandes provinces du Nord;
c'est la Champagne, cent mille hommes; c'est la
UttTaîne^ cent mille hommes; les Vosges, l'Ai*
sace, etc.
Mouvement plein de grandeur, désiaiéMssé et sans
jalousie. Tout se groupe, tout s*unit; tout gravie à
l'unité. Paris appelle les provinces» veut s'tmûr toutes
les conmiunes. Et les f^^vtnees d'elle»iBta)es, sans
la moindre pensée d'envie, veulent encore plus s'unir.
La Bretagne, le 20 mars, demande que la France
envoie un homme sur mille & Paris. Bordeaux a déjà
demandé une fête civique pour le 14 juillet. Les deux
propositions touirà-rheurç n'en feront qu'une. La
France appellera toute la France à cette grande fète^
la première du nouveau culte.
CHAPITRE VI.
SniM. LA RBINE ET L'AOTRICHE. LA RfilNB BT MIBABBAU. — L'ARMÉl.
(mtftHBtl 90).
L*ABtiielie m rallie rSotope. Elle censeille 4e gagner Mirabeae (mars).
Condaiie équivoque de la eour dans ta uégoeiatioa avec Mirabeau. Mh»
beau lui porte de nouTeani coups (avril). Mirabeau peu bifluent daaa lee
clubs. Miràbeaa gagné (10 mai). Minbeau fait donner au Roi Tinitiative
de la guerre (tt aai). Entrevue de Mirabeau et de la relue (In uMi).
— Le soldat fraternise avec le peuple. La cour eroit gagner le soldat. Mieéru
de ranclenne armée. Insolence des officiers. Ils essayent de mettre le soldat
eeotre le peuple. RébàbIHUUon du soldat, du marin.
Le complot de Favras était celui de Monsieur ; le
complot de Maillebois (qu'on découvre en mars) se
rattache au comte d'Artois, & Témigration, La cour,
sans les ignorer, paraissait suivre plutôt le conseU
que Ton trouva dans le mémoire d'Âugéard, garde-
L'ACTRICHB SB BALLIg L'EUROPE. m
des-sceaux de la reine : Ruser, attendre, simuler la
confiance, laisier filer dnq ou $iûo mais.
Même mot d'ordre à Vienne, à Paris.
Léopold négociait. Il mettait les gouvernements
soi^isant amis de la liberté, les faux révolution-
Mires (J'entends l'Angleterre et la Prusse) à une se*
rieuse épreuve ; il les plaçait en foce de la Révolu-
tion, et peu-à-peu ils laissaient tomber le masque.
Léopold disait aux Anglais : « Vous platt^il que je
sois forcé de cédera la France une partie des Pays--
Bas? » et l'Angleterre reculait ; elle sacrifiait, devant
cette peur, l'espoir de s'emparer d'Ostende. Aux Prus-
siens, aux Allemands en général, il disait : « Pou-
vons-nous délaisser nos princes allemands posses-
sionnés en Alsace, qui perdent leurs droits féodaux? »
La Prusse elle-même, le 16 février, avait déjà parlé
pour eux, proclamé le droit de l'Empire de demander
raison à la France.
L'Europe entière des deux purtis, d'une part Au-
triche et Russie, d'autre part Angleterre et Prusse,
gravitait peu-à-peu vers une même pensée, la haine
de la Révolution. Seulement, il y avait cette diffé-
rence 'que la libérale Angleterre, la philosophique
Prusse, avaient besoin d'un peu de temps pour passer
d'un p61e à l'autre, pour se décider à se démentir,
s'abjurer, se renier, avouer ce qu'elles étaient, les
ennemis de la liberté. Ce respectable combat de là
honte et de la pudeur devait être ménagé par l'Au-
triche. Donc, à attendre, il y avait infiniment à
gagner. Encore un moment, tout le monde des hon-
70 L'AUTRICHB €6iWliXB 1» OACHIER mUBBAU (XABS 90).
sètos gens allait se trouver d'accord. Seole alors^
que ferait la Frauce?.*. De quel poids énorme attait
peser contre elle tdut-inl'heure rAutriohe, asràitée de
r Europe!
Rien â'empdohait, en attendant^ de donner aut
révolutionnaires de France et de Belgique de boimeë
paroles» de les endormir^ n l'on pouvait^ de les
diviser»
Dès ({ue Léopold fut empereur (tO février ), dès
qu'il eut publié son étrange manifeste oÀ il adopte
les principes de la révolution belge, atode là lé^Uté
de rinsurrection contre l'empereur ( 2 mars)^ son am^
bass&deur^ M. Mercy d'Argenteau^ décida Harie-An^
toinetteà Surmonter ses répugnances^ à se rapprocher
de Mirabeau.
Mhiij quelle que fttt là fecilitô du caractère de
l'orateur^ son étemel besoin d'argent, le rapproche^
ment était difficile. On l'avait dédaigné, repoussé, au
moment où il pouvait être utile. Et, où venait le
chercher^ lorsque tout était compromis, perdu peut«
être.
jEn novembre , on s'était entendu avec les dé-
putés lesplds révolutionnaires pour fermer à Mira-
beau le ministère pour toujours. Maintenant on l'ap-
pelait.
On l'appelait k une entreprise impossible, après
tant d'imprudences, et trois Complots avortés.
L'ambassadeur d'Antriche se chargea lui-même de
ûiire revenir de Belgique l'homme qui pouvait le
mieux servir d'inlèrtnédiàire, M. de Lamarck, ami
flomiiin ÉWTosoi M u cmm Atic niunAu n
personnel de Mindieiai et personiielletnent aussi «ont
dérooé à kl reine.
11 revint. Le 15 mars, il porta à Mirabeau M du^
vertuiies de la coui^) le trouta très^^id. Bon bon
sSDS lui faisait sentir que la cour lui proposait seule-^
ment de se noyer avec elle.
Pressa pbf LAmarok^ U dit ({U^od ne tKmvait rele-
ver le trôtie liu*en s'apt>uyatit sur la Ubené^ que, si la
cour vcHilalt autre cbesë, il lA côttibattrait, loin de là
servir. Quelle garantie pouvait le rassurer là-dessusT
D venait Ini4n6ffle de ^rMlamer devant TAssem^
Ute eombieb peu il se fiait au poutoir exéeutifj
Pour le rassurer^ Lottis XYl derivit k Latuarck qu'il
n'avait jamais désiré qu'un pouvoir limité par les
Idisi
Pendant cette ilégoeiatioi}^ la eour en mebait une
autre aveo Lafityette^ Le RoilUi protaiettait par écrit la
confiance la plus entière. Le 14 avrils il lui déitian-«
dait ses idées sui" la t>rérogative roy'ato^ Bt Lafayelte
avait la sittiplioité de les lui donner^
Sérieusement, que vdulait la court Amuser^ et
rien de plus^ endormir Ldfayette, neutraliser Mira**
beau, amortir son action, le tenir partagé entre deil
tendances diverses, peut-être aussi le compromettre^
comme on avait compromis Necker« La cour mit tou-^
jours sa profonde politique à perdre et ruiner ses
sauveurs.
Exactement à la même époque, et de la même
manière, le frère de la reine, LéopoUi^ négociait avec
les progressistes belges, les compromettait , puis ,
72 CONDUITE ÉQUIVOQUK DE LA COUR AVEC MIRABBAU.
menacés par le peuple , dénoncés et poursuivis,
les amenait à désirer Tinvasion, le rétablissement
de l'Autriche^.
Comment croire que ces démarches du frère
et de la sœur, précisément identiques, se soient
accordées par hasard?
Mirabeau devait bien y regarder à deux fois, avant
de se fier à la cour. C'était le moment où le Roi,
cédant aux exigences de l'Assemblée, lui livra le
fameux Livre rouge (dont nous parlerons tout-à-
l'heure) «t l'honneur de tant de gens; tous les pen-
sionnaires secrets virent leurs noms chantés par les
rues. Qui pouvait assurer Mirabeau que la cour ne
jugerait pas utile, dans quelque temps, de publier
aussi son traité?... La négociation n'était pas fort
rassurante ; on avançait, on reculait; on ne lui con-
fiait rien du tout, et on lui demandait ses secrets, la
pensée de son parti.
On ne jouait pas ainsi avec un tel homme. Il fallait
l'avoir pour ami ou pour 'ennemi, le combattre à mort
ou se jeter dans ses bras. Quelles que fussent, au
fond, ses tendances royalistes, il était impossible
d'aveugler entièrement un homme de tant d'esprit.
Il allait, en attendant; organe de la Révolution,
il ne lui manquait jamais dans les moments décisifs ;
on aurait pu le gagner, on ne pouvait l'amortir,
l'énerver, le neutraliser. Quand la situation parlait.
* Sur U conduite de Léopold en Europe, en Belgique spécialement^
V. Hirdenberg, Borgnet, etc.
nilABBAU LUI POBTE DE NOUVEAUX COUPS (AVRIL 90). 73
à rinstant le Mirabeau vicieux, corrompu, disparais-
sait, le Dieu entrait en lui, la patrie agissait par lui,
et lançait la foudre. • .
Dans un seul mois (avril) où la cour traînait,
marchandait y finassait , la foudre frappa deux
fois.
La première (que nous remettons au chapitre
suivant pour réunir toute FaiTaire du clergé) , c'est
la fameuse apostrophe sur Charles IX et la Saint-
Bartbélemi , qui est dans toutes les mémoires : a Je
vois d'ici la fenêtre, etc. » Jamais les prêtres n'avaient
reçu sur la tète un coup si pesant! (13 avril.)
La seconde affaire, non moins grave, fut la question
de savoir si l'Assemblée se dissoudrait ; les pouvoirs
de plusieurs députés étaient bornés à un an, et cette
année finissait. Déjà, avant le 6 octobre, on avait pro-
posé (et avec raison alors), de dissoudre l'Assemblée.
La cour attendait, épiait le moment de la dissolu-
tion, l'entr'acte, le moment toujours périlleux entre
l'Assemblée qui n'est plus et celle qui n'est pas encore.
Qui régnerait dans l'intervalle, sinon le Roi, par or-
donnances? Le pouvoir une fois repris, l'épéeune fois
ressaisie, c'était à lui de la garder.
Maury, Cazalès, dans des discours pleins de force,
mais irritants, provoquants, demandèrent à l'Assem-
blée si ses pouvoirs étaient illimités, si elle se croyait
une Convention nationale ; ils insistaient sur cette
distinction de convention, d'assemblée, de législa-
ture. Ces arguties poussèrent Mirabeau dans une de
ces magnifiques colères qui montaient jusqu'au su-
71 MUUBAO fM nmofiNt
blimo i < Ydds demandes comment^ de ddputte de
bailliages^ ttouft iiotis sommes faiiai Ckinyentioii T le
répondrai : Le jour où trouvant notta sbUè fermée^
hérisAée» souillée dé baïonnettes^ nous courûmes au
premier lieu (jui put hous réunir, et juràmee de périr
plutôt... Ce jour là, si nous n'étions Convention, nous
le Mmmes devenus. < 4 Qu'ils aillent chercher main-
tenant dans la Vaine nomenclature dés publicistes la
définition de 6es mots : Convention nationale!..»
Messieurs, voua connaistoa tous le trait de ce Romaiu
qui, poUr sauver sa t)atrie d'une grande conspiration,
avait été contraint d'outre-passer les pouvoirs que lui
conféraient leà lois. Un tribun captieux exigea de lui
le serment de les avoir respectés. Il orbysût, par cet
insidieux inteirogat placer lé consul dans l'alternar
tive d'un parjure, ou d'un aveu embarrassanti Jejure,
dit le grand homme$ je jure que j'ai sauvé la Répu-
blique I -— Messieurs. < ., je jure que vous avez sauvé
la chose publique 1 »
A ce magnifique serment, l'assemblée se lève tout
entière et décrète : Point d'élection que la oonfttitu^
tioU ne soit achevéCi
Les royalistes furent attéi^» Plusieurs néanmoins
pensaient que l'espoir de leur {larti, l'élection nou-
velle, eût bien pu tourner contre eux^ qu'elle eût
amené peut-être une Assemblée [dus hostile, plus
violente. Dans l'immense fermentation du royaume,
dans l'ébullitiob croissaUte, qUi pouvait 'être sûr de
bien voir?. . . La simple Organisation des municipalités
remuait la France dans sa profoiideur^ Elles m for-
DAMS LES GLOM. TV
maient à peine, et déjà, à côté d'elles, s'organisaieiit
des sociétés^ des clubs pour les surveiller. Sociétés
redoutables, mais utiles, éminemment utiles dans une
telle ci4se, organe^ instrument nécessaire de la dé-
fiance publique, en présebce de tant de complotsi
Les clubs iront grandissant, il le faut, la situation
le veut ainsi. Cette époque n'est pas encore celle de
leur plus grande puissance. Pour la France, c'est
l'époque des fédérations* Mais d^à les clubs régnent
à Paris.
Paris semble veiller pour la France, Paris reste ha-
letant, debout, tenant ses soixante districts assemblés
en permanence, n'agissant pas, près d'i^r« Il écoute,
il s'inquiète ; vous diriez la sentinelle à deux pas de
l'ennemi* Le cri: « Preuec^ga^e b vous I » s'entend
à chaque heure. Deux voix le poussent sans cesse, du
club des Gordeliers, du club des Jacobins. J'y pénètre
au prochain livre, dans ces antres redoutables ; ici,
je m'abstiens d'y entrer. Les Jacobins ne sont pas
caractérisés encore, ils sont à leur premier âge, âge
bâtard, constitutionnel, où régnent chez eux les Du-
port et les Lameth.
Le caractère principal de ces grands laboratoires
d'agitation, de surveillance publique, de ces puis-
santes machines (je parle surtout des Jacobins),
c'est que, comme en toutes machines^ l'action col*
lective y dominait de beaucoup Taction individuelle,
que l'individu le plus fort, le plus héroïque, y per-
dait ses avantages. Dans les sociétés de ce genre,
la médiocrité active monte à l'importance, le génie
76 MIRABEAU GAGNÉ PAK LA GOUB (iO MAI %0).
pèse très-peu. Aussi Mirabeau n'allait jamais volon-
tiers aux clubs, il n'appartenait exclusivement à
aucun, y faisait de courtes visites, passait une heure
aux Jacobins, une heure dans la même soirée au
club de 89 qu'avaient formé au Palais -Royal
Sieyes, Bailly, Lafayette, Chapelier et Talleyrand
(13 mai).
Club élégant, magnifique, nul d'action. La vraie
force était au vieux couvent enfumé des Jacobins.
La domination d'intrigue, de parlage facile et vul-
gaire qu'y exerçait souverainement le triumvirat de
Duport, Bamave et Lameth, ne contribua pas peu
à rendre Mirabeau accessible aux suggestions de la
cour.
Homme de contradiction ! au fond qu'était- il T
royaliste, noble quand même. Et quelle était son
action? Tonte contraire ; à coups de foudre, il brisait
la royauté.
S'il voulait enfin la défendre, il lui fallait se hâter.
Elle enfonçait d'heure en heure. Elle avait perdu
Paris; il lui restait en province de grandes foules
dispersées; par quel art pouvait-on en faire un fais-
ceau ? C'est à quoi Mirabeau rêvait, il projetait d'or-
ganiser une vaste correspondance, sans doute à
l'instar, à l'encontre de celle des Jacobins. Telle fut
la base du traité de Mirabeau avec la cour (10 mai).
11 eût constitué chez lui une sorte de ministère de
l'esprit public. Dans ce but, ou sous ce prétexte, il
reçut de l'argent, un traitement fixe. Et comme il
était dans ses habitudes de faire tout avec audace, le
IL PAIT WmHSM AU ROI L'IMITUTIVB DB LA GUERRE. 77
mai et le bien, il prit un train de maison , voiture,
table ouYerte et le petit hôtel de la Chaussée d'Antin
çui subsiste encore.
Tout cela n'était que trop clair, et il y parut bien
mieux, quand, du milieu du côté gauche, on le vit
parier avec la droite pour la royauté, pour lui faire
donner l'initiative de la paix ou de la guerre.
Le Roi avait pwdu l'intérieur, puis la justice ; les
juges, conuneles magistrats municipaux, échappaient
àaon action. Si on lui était la guerre, y avait41 encore
royauté? Voilà ce que dit Cazdés.
Bamave et le côté opposé trouvaient mille réponses,
sans dire un mot de la meilleure. — C'est que le Roi
était suspect, c'est que la Révolution ne s'était faite
qu'en brisant l'épée dans la main du Roi, c'est que,
de tous les pouvoirs , celui qu'il était le plus dange-
reux de lui laisser dans les mains, c'était justement
la guerre.
L'occasion du débat était celle-ci. L'Angleterre
avait été alarmée de voir la Belgique tendre la main
à la France. Elle commençait à s'effrayer,, tout
comme l'Empereur et la Prusse, d'une révolution
vivace, contagieuse, qui gagnait et par son ardeur, et
par un caractère de généralité (plus que nationale)
humainey très-contraire au génie anglais. Un homme
de talent, passionné et vénal, l'irlandais Burke, élève
des jésuites de Saint-Omer, lança aux chambres une
furieuse philippique contre la Révolution, laquelle
lui fut payée comptant par son adversaire, M. Pitt.
L'Angleterre n'attaqua pas la France , mais elle
16 miABB/lD VAIT DOMIIBR ÂJO B«
abandonna la Belgique à TEmpereur ^ elle alla an
bout du monde ckercher querelle sur les mon à
notre alliée, l'Espagne. Louis XVI fit satoir à Yk^
lemblée qu'il armait quatorze vaisseaux*
Là-dessusy une longue, immense discusten théo*
rique sur la question géniale : A qui appartient
l'initiative de la guerre? *-^ Peu ou rien sur la ques*
tien particulière, qui pourtant dominait l'autre. Tout
le monde semblait l'éviter, la fuir, avait peur de la
voir.
Paris n'en avait pas peur, Paris l'envisageait en
fkee. Tout le monde sentait , disait, que si le Roi
avait l'épée, la Révolution périssait, il y avait cin*
^ quante mille hommes aux Tuileries, à la plaee Vm^
dame, dans la rue Saintr-Hoûoré, attendant avec une
inexprimable anxiété, recueillant avidemrat les bil^
lets qu'on leur jetait des fenêtres de l'Assemblée, pour
leur faire suivre de moment en moment le progrès de
la dîscivsion. Tous étairat indignés, exaspérés contre
Mirabeau. A l'entrée, à la sortie, l'un lui montrait
une corde, et l'autre des pistolets.
U fit {M^uve de sang^roid. Dans un moment m6me
où Bamave occupait la tribune de ses longs discours,
croyant avoir saisi le point où il le terrasserait. Mira*
beau n'en écouta pas davantage, il alla promener
aux Tuileries au milieu de cette foule, fit sa coor k
la jeune et ardente madame de Staël, qui était là aussi
à attendre avec le peuple.
Son courage n'en rendait pas sa cause meillenre.
il triomphait de dire sur la question théorique, sur
LiNiTiAfrai m ik çmmm (M viii 90). lê
l'ii^aeiation natuveUe ( dws 6e i^païul aete de la
guem) eetie la penaée et Ifi ffH*ee, eotrq V Aaiemblée
et le Roî. Toute eette métaphysique ue pouvait nasf-
quer la situation.
Sai epuemis evij^yèreiit uu moyeu peu parie-
iMRtaîra qui touchait de près à l'assaiBsiniit, pouvait
le bîre mettre eq pièces* Ils finot écrire, imprimw
lauuity f^Mudre un libelle atioee. Le matin, allant
k r Assemblée I Miraheau entendit crier partout i
« L4 grande trahison décQuvMPte du eomte de Mirar
bsM, » Le péiili comipe il lui arrivait toujours, Tin**
iipirt (ulmirâblemept, U éerasa ses ennemis : « Je
iiavve bien qu'il n'y a pea km du Ci^Htole à la roehe
Twpéirane n^etc.
Il tHompha sur la question personnelle, ^nr Velr
faire même en litige, il recula habilement; à la pre?
inièpe ouverture que lui donuA la proposition d'une
rèdaclîei} moins hwntie^ il fit m retraite, céda sur la
bm0 el gngna le fbud- H fut décidé que le Roi avait
le diCHi de ^lire lespfy^alf/î, de diriger les forces
eoiuiHe il voulait, qu'il frcpmii U guerre à l'Assemr
blée, hiquelto ne décidail riep qui ne fftt êmonionné
par le (toi (99 mw),
^ SQrtant, Biirp»ve, Oupert, Liimath, qui «'en
sUeien^ désecq^FéSi furent applaudis» porté» presque
par le peuple, qui oroyiiit Avoir vaineui Us n'eurent
pas le courAge de lui dire U v&rité. Pins la réalité, 1»
cour Avait l'avantage.
ÇDe valait d'éprouver deia fois 1% foret de Mira*»-
beau, en avril contre elle, et pour elle w mu* Sd
80 BNTRBVCB DB MIRABKAO
cette dernière occasion, il avait fait des efforts plus
qu'humains, sacrifié sa popularité, hasardé sa vie.
La reine lui accorda une enU^vue, la seule, selon
toute apparence, qu'il ait eue jamais.
Autre faiblesse en cet homme, qu'on ne peut dis-
simuler. Quelques marques de confiance, exagérées
sans doute par le zèle de Lamarck qui voulait les rap-
procher, montèrent l'imagination du grand orateur,
crédule comme sont les artistes. Il attribua à la reine
une supériorité de génie, de caractère qu'elle ne
montrait nullement. D'autre part, il crut aisément,
dans sa force et son oi^eil, que celui à qui nul
homme ne résistait, entraînerait sans difficulté la
volonté d'une femme. Il eût été le ministre d'une
reine, plus volontiers que d'un roi, le ministre, ou
bien l'amant?
La reine était alors, avec le roi, à Saint-Cloud.
Entourés par la garde nationale, généralement
bienveillante, ils s'y trouvaient dans une demi-cap-
tivité assez libre, puisque tous les jours ils allaient se
promener sans gardes, et souvent à quelques lieues.
n y avait cependant beaucoup de bonnes gens, de
bons cœurs, qui ne pouvaient supporter l'idée d'un
roi, d'une reine, prisonniers de leurs sujets. Un jour,
dans l'après-midi, la reine entend un petit bruit dans
la cour solitaire de Saint-Cloud, elle lève le rideau,
et voit sous son balcon environ cinquante personnes,
femmes de campagnes, prêtres, vieux chevaliers de
Saint-Louis, qui pleuraient à demi-\oix, et retenaient
le\irs sanglots.
BT DB LA REINE (FIN MAI 90). 81
Mirabeau ne pouvait être à l'épreuve de pareilles
impressions. Resté, malgré tous ses vices, homme
d'ardente imagination, de passion orageuse, il trou-
vait quelque bonheur à se sentir l'appui, le défen-
seur, le libérateur peutrètre, d'une belle reine pri-
sonnière. Le mystère de l'entrevue ajoutait à l'émo-
tion. Il vint, non pas en voiture, mais à cheval, pour
ne pas attirer l'attention. Il fut reçu, non au château,
mais dans un lieu très-^litaire, au point le plus élevé
du parc réservé, dans un kiosque qui couronne ce
jardin d'Ârmide... C'était à la fin de mai.
Mirabeau était alors trè^visiblement atteint du
mal qui le mit au tombeau; je ne parle pas de ses
excès, de ses prodigieuses fatigues. Non, Mirabeau ne
mourut que de la haine du peuple. Adoré, puis con-
spué ! avoir eu son prodigieux triomphe de Provence,
où il se sentit pressé sur le sein de la patrie. .. Puis,
en mai 90^ le peuple, dans les Tuileries, le deman-
daot pour le pendre!... Lui-même, faisant face à
l'ûrage sans pouvoir être soutenu par une bonne
conscience, mettant la main sur sa poitrine, et n'y
sentant que l'argent reçu le matin de la cour... Tout
cela bouUlonnait ensemble, colère, honte, vague
espoir, mêlés dans cette âme trouble. Un teint ob-
scur, gris, peu net, des yeux malades et rougis, un
commencement de pesanteur et d'obésité malsaine,
des joues affaissées, tel était sur son cheval, montant
lentement l'avenue de Saint-Cioud, atteint, blessé,
non brisé, le violent Mirabeau.
Et la reine dans son pavillon, combien aussi elle
II. 6
ai ENTREVUE DE Mll^SAp ^ Plf («i BElfiO» (FIN HAI 90).
est çh^ng^el Le^ trente-cîoq wis app^y^nt,
l'âyj^ V)iW>b«at que t^Dt 4e fois s'est pla à p^kidre
Ya^-Oîck i fi^uim d^ raaAces ciélMrMl^ légj^fWffMt
viciées qui fé^^leut n» mol profonil., ,9I^94q>
p^foQ4é9ie»t^i4lft4^l etik)90 guérir îma^o^|Aa|A49
dQ.Q9ui; et de corp^^ «^ gUiç lia|e, oq^ le voH bie»« (^
tète hfi^utey les^ yeuiir seos, mais q^ ne témpjgpent qiie
tfop (li'eUe pleure toutes tes nuits. Sqi dignité^ wtU»-
l'^y peUe du commue et du malheur qui soq^ vpe
^tpe rQyAi)té« défeude^t toi^te défia^oe... U j^bîep
besoin de la ÇFQirj»^ ç^^i 9^^^ dévoue ppiv ^1^^
^l^%|»smrpFise (^ voir quecet.haiiu|ie.l)|ij(| défïrié,
fi$4 kpixupe tf^ par qui «^ pc^rié 1# l^ydution, q%
q^st)^ enfin , éUù\ un bjQf)apkiiie,r. qu'iH oyait m
£^E^ partji^lâer de délicatesse» qu' wie telle teei^
|pe sfinjî^lQ eiiclur»^ Selon toutes les i^pp^trenees^
y^x^tieii^ fllAy9!guf9^.a<41@m^^ conçluu))^ L4 reî^e
BfffiH sa pensée» ciw'eUe godait» llirabefiu h swqm
qu'il ne cueillait oaUement, sauver )b la fois le nn et
1§ UlieFlévr.. Quelle l(M«gue: çofpnu^e enti^e &v^t,..
^ woaieiilc de tier/q^n^, ^(falM^aii s'^resseat à la
l^qme wt»Ql q^'il^la reine ]^ un^ g^m^m ^ la
j^vespeotwuse et hardie: flil^^^p)^ lorsque yotre
4llgP9te qière ^itoetla^ i|p de se^ «tôets k l'honneur
d» sa pc4sfHi^9 jwpaaifi §Ue^w leoofigédiaHsanslui
dçAoer ?a maÎQ k hajseri 9 La rei#e présenta la
sieime. Mirabeau s'inclijifi» pu^s, relevant la tftte^ il
d^vreçwi açc€»t plei^ dfàme çt d» fierté : « Dla*-
dame, la monarchie est seu,vé« ! r^
l\ s'ep alla tout ^u, 6M9}>lé,.,. lro|»j)4, |^ r«ine
LE SOLDAT FRATERNISE AVEC LE PEUPLE. 83
écrirait k son agent en Allemagne, M. de Flachslan*
den^ qu'on se servait de Mirabeau, mais qu'il n'y
avait rien de sérieux dans les rapports qu'on avait
avec lui.
Au umnent même oh il venait, an prix de sa popu*
larité, presque de sa vie, d'emporter ce dangereui:
décret qui au fond rendait au Roi le droit de paix et
de guerre, le Roi faisait chercher aux archives du
Parlement les vieilles formes de protestation contre
les Ëtats-Généraux , voulant en taire une secrète
œntre tous les décrets de l'Assemblée (23 mai)^
Grâce à Dieu, le salut de la France ne dépendait
pas de ce grand homme crédule et de cette oour
trompeuse. Un décret rend l'épée au Roi, mais cette
épée est brisée.
Le soldat redevient peuple, se mêle au peuple,
firatemise avec le peuple.
M. de Bouille nous apprend dans ses Mémoires
qu'il ne négligeait rien pour mettre en oppo^tioB le
soldat et le peuple, pour inspirer au mSitaire la haine
et le mépris du bourgeois.
Les officiers avaient saisi avidement une eeecsion
de faûre monter cette haine plus haut eneofi», jus^'à
l'Assemblée nationale, de la calomnier aiqirès du ad-
^ Le roi y envoya le garde-des'^ceaax lai-mâme» 911, dans Fémi-
gralioo, a révélé le fait à Montgaillard. Quant à la letti» de la reine à
Flaclulanden, elle eiiate en original dans une collection particulière ;
allé y a été hie, non par moi, mais par un employé des archives, très-
ttmiif, tfès4nslniit, digne de tonte confiance.
84 LA COVK CflOIT A TOKT GAGNER LK SOLDAT.
dat. Un (les plus fermes patriotes, Dubois de Crancé,
avait exposé à TAssemblée la triste composition de
l'armée, recrutée en grande partie de mauvais sujets ;
il tirait de là la nécessité d'une organisation nouvelle
qui devait faire de Tarmée, ce qu'elle a été, la fleur
de la France. Ce fut justement de ces paroles bien-
veillantes pour le militaire, de cette tentative pour
réformer, réhabiliter l'armée, que l'on abusa. Les
officiers allaient disant, répétant au soldat que l'As-
semblée l'outrageait. La cour en conçut de grandes
espérances; elle crut qu'elle allait ressaisir l'armée.
Des bureaux du ministère, on écrivait au comman-
dant de Lille ces paroles significatives : « Tous les
jours, nous prenons un peu de consistance. Qu'on
veuille nous oublier, ne nous compter pour rien, et
bientôt nous serons tout. » (8 décembre, 3 janvier.)
Yaine espérance ! pouvait-on croire que le soldat
fermerait longtemps les yeux, qu'il verrait sans émo-
tion cet enivrant spectacle de la fraternité de la
France, qu'au moment où la patrie était retrouvée,
seul, il s'obstinerait à rester hors de la patrie, que la
caserne, le camp seraient comme une lie, séparée
du reste du monde ?
11 est alarmant sans doute de voir l'armée qui dé-
libère, qui distingue, choisit dans l'obéissance. Ici,
pourtant, comment pouvait-il en être autrement? Si
le soldat obéissait aveuglément à l'autorité, il dés-
obéissait à l'autorité suprême d'où procèdent toutes les
autres ; docile à ses officiers, il se trouvait infailli-
blement rebelle au chef de ses chefs, à la Loi. S'ab<-
MISÈRS nB L'ANCIENNE ARMÉK. ST»
stenir, ue pas agir, il ne le pouvait ; la contre-révo^
IntioD ne l'entendait pas ainsi, elle lui commandait
de tirer sur la Révolution, sur la France, sur le peuple,
sur son père, son frère, qui lui tendaient les bras.
Les officiers lui apparurent ce qu'ils étaient, Ten-
nemi; — un peuple à part, qui était, et de plu.^
en plus, d'autre race, d'autre nature. Comme les;
vieux pécheurs endurcis s'enfoncent dans leur péché
en avançant vers la mort, l'ancien régime vers sa
fin était plus dur et plus injuste. Les hauts grades
ne se donnaient plus qu'aux jeunes gens de la
cour, aux petits protégés des dames; le ministre
Montbarrey a raconté lui-même la scène violente,
indécente que la reine lui fit pour un jeune colo-
nel. Les moindres grades, accessibles encore sous
Louis XIV et sous Louis XY, ne furent donnés
sous Louis XVI qu'à ceux qui pouvaient prouver
quatre degrés de noblesse. Fabert, Catinat, Chevert,
n'auraient pu arriver au grade de lieutenant.
J'ai dit le budget de la guerre (en 1784) : 46 mil-
lions pour l'officier, 44 pour le soldat. Pourquoi dire
soldat? mendiant serait le mot propre. La solde, re-
lativement forte au dix-septième siècle, vient à rien
sous Louis XV. Sous Louis XVI, il est vrai, une autre
solde s'ajoute, payée en coups de bâton. C'était pour
imiter la fameuse discipline de Prusse ; on crut que
c'était là tout le secret des victoires du grand Fré-
déric : l'homme mené comme une machine, et châtié
comme un enfant. Le pire des systèmes à coup sûr,
unissant les maux opposés , système k-la-fois uiéca-
86 mSOILElICE VBS OFFICIEIIS.
nique et non mécanique, d'une part fatalement dur,
dé Tautre violemment arbitraire.
Les officiers méprisaient souverainement le soldat,
le bourgeois, toute espèce d'homme, et ne cachaient
pas ce mépris. Pourquoi? pour quel si haut mérite? un
seul, ils tiraient bien Tépée. Le préjugé si respectable
qui met la vie des braves à la discrétion des adroits,
constituait à ceux-ci une sorte de tyrannie. Ils es-
sayèrent à l'Assemblée même ce genre d'intimidation;
dans la chambre de la noblesse, certains membres
tirèrent l'épée pour empêcher les autres de s'unir au
Tiers-État. Labourdonnaie, Noailles, Castries, Ca-
zalès, provoquèrent Bamave et Lameth. Tels adres-
saient à Mirabeau de grossières injures, dans l'espoir
de s'en défaire; il fut immuable. Plût au ciel que le
plus grand homme de toer de ce temps, Sulïren, l'eût
été aussi 1 Selon une tradition qui n'est que trop vrai-
semblable, un jeune fat de grande naissance eut
l'insolence coupable d'appeler cet homme héroïque
dont la vie sacrée n'appartenait qu'à la France;
lui, déjà sur l'âge, il eut la bonhomie de répondre
et reçut uil coup d'épée. Le jeune homme était
bien en cour, l'affaire fut étouffée. Qui fut ravit
l'Angleterre ; pour un si beau coup d'épée, elle eût
' donné des millions.
Le peuple n'eut jamais l'esprit de comprendre ce
point d'honneur. Les Belzunce, les Patrice qui dé-
fiaient tout le monde, s'en trouvèrent très-mal.
L'épée de l'émigration cassa, comme verre, sous le
sabre de la République.
os ESSAYENT DB mstHÊg IB ^LBAT GMTRB LB PEUPLE. RT
Si È06 dffit^ieFs de terre qui n'aTaient rien fiiit,
éUùent pourtant èi iosOlmlSy (fn^était-^ éonc, grand
Dîeiit deft offieknsde mariDel Depuis iews dèr^ieM
succès (qui pourtant ne furent le pins i^uTent qtre de
br^aets é^éh de vaisseau à vaisseAu), ils ne se €en-
missaîeQt plQ6; leur orgueil était eialtê jusqu'à la
fftrwîlé. Un âés leurt Avait le malheur de déroge)^
jusqu'à fhéi^ntènifl aiieieu oaifiarade, déveaëoÉ<>-
der de terre^ ila le fettèretit de te battM ftvee hii>
peur se latr^de ee criaie^, eiiose aflreu^e, il le fut!
UniïGSèier^ieiiiâriue, Acton, étftit eoiiiiae rei de
Naptes. Les VaudfeuH entouMieut là reiae et le
comte d'Arteia de lèuft (H^nseM vidleiits. De» effl^
cieA de inarine, les Bonctiamp, lès Màrigui, aâteitOt
que la France eut toute l'Europe eu faee^ lui ptaii'^
tèPMt diatis le doâ le polgttai'd de la Tfendée.
Le premier coup 4 leur orgueil> ee fui Totrfon qui
le porta. Là commandait le très-^braye, t^^iusdlent,
Ms^ur^ Attert de Rioifts , un de nos meilleurs èapi*
tailles, H «royalt mener IM deux viHei, et l'Atsëiial,
etlbidMi, justemtot de même manière, eoniteë titie
cbieunBe de foi^ats, à coitpâ de cordes et de IJàUès,
pmtégeaiit la cocarde noire, putdksiEiAt la tricolotte. Il
se fiait à Ub paete qtoe ses offitiiet^ de mai4ne avaient
fiût atec ceuK de teire, cofitre les gardes tiationaui. *
Qoa«d eeut-ei vi&tetit ^éelë.tBer, les iliagistrats en
Me, 3 les reçut comme il eût fait des galériens de
rAraeoAl. Alors un peuple furieux entoure Thôtel
Al ec^tMÉdaÉt. Alors il eominbndé le feu, et pas un
seMat tae tll^ Alerâ^ H M ftiut plier les fnagtistràts
88 RÉHABILITATION DU SOLDAT.
de la ville de lui accorder secours. Les gardes natio*
naux qu'il avait insultés, eurent grand' peine à le
défendre ; ils ne parvinrent à le sauver qu'en le met-
tant au cachot (nov. déc. 89).
A Lille, on essaya de même de mettre aux prises
les troupes et la garde nationale, même d'armer les
régiments entre eux. Le commandant Livarot (on le
voit par ses lettres inédites) les animait en leur par-
lant de la prétendue injure que Dubois de Crancé
aurait faite à l'armée dans l'Assemblée nationale.
L'Assemblée ne répondit qu'en améliorant le sort
du soldat, lui témoignant du moins intérêt, comme
on le pouvait alors, par l'augmentation de quelques
deniers qu'on ajouta à la solde. Ce qui l'encoura-
gea, bien plus, ce fut de voir qu'à Paris, M. de La-
fayette avait porté tous les sous-o£Bciers aux grades
supérieurs. L'infranchissable barrière était donc
enfin rompue.
Pauvres soldats de l'ancien régime , qui si long-
temps avaient souffert sans espoir, et en silence I...
Sans être les prodigieux soldats de la République et de
l'Empire, ils n'étaient pas indignes d'avoir aussi enfin
leur jour. Tout ce que je lis d'eux dans nos vieilles
histoires, m'étonne comme patience, et me touche
comme bonté. Je les vois, à La Rochelle, entrant
dans la ville affamée, donner leur pain aux habitants.
Leurs tyrans, leurs officiers, qui leur fermaient toute
carrière, ne trouvaient en eux que docilité, respect,
douceur et bienveillance. Dans je ne sais quelle affaire
sous Louis XY, un officier de quatorze ans, à peine
RÉHABILITATION DU SOLDAT, DU MARIN. H9
anÎTé de Versailles, ne pouvait plus avancer : « Passe-
le-moi, dit un grenadier gigantesque Je le mettrai sur
mon dos ; s'il y a une balle à recevoir, je la sauverai
à Tenfant. »
II fallait bien qu'à la fin il y eût un jour pour la
justice, l'égalité, la nature ; heureux ceux qui vécu-
rent assez pour le voir !... Et ce fut pour tous un
bonheur. Quelle joie pour la Bretagne de retrou-
ver encore, à près de cent ans, dans son humble état
de pilote, le pilote de Duguay-Trouin, celui dont la
main ferme et froide menait le vainqueur sous le feu. ..
Jean Robin, de Tlle de Batz, fut reconnu aux élec-
tions, et d'un accord unanime placé près du président.
On rougissait pour la France d'une si longue injus-
tice; on eût voulu dans la personne de cet homme
vénérable, honorer tant de générations héroïques
indignement méconnues, rabaissées pendant leur vie
par rinsolence de ceux qui profitèrent de leurs ser-
vices, puis vouées, hélas 1 à l'oubli.
€HâPITRS VH.
LUTTE RELIGIEUSB. PAQtJES. LA PASSION DB LOCtS XVI.
LétêaéB ûa rof «Mtttfn. Se«i«à1e té f •uftnnfB ^w advT«»ii. La
exalte les masses ignorantes. L'agent du clergé veut s'entendre avec rémi-
gration. Le elergé et là noblesie en opposition. VancniTres du clergéf, i
Hqiies. L'AMenMée pifttiè le O^trk iNkt§e, a? A «W. ERe kypôlàMe lai
«ssignau snr Us biens Un cleifé. Le deif é setame rAisemMèe de dèclarof
le catholicisme religion nationale, IS avril 90.
Il était trop visible qa*on ne pouvait armer te sol-
dat contre le peuple. Il fallait trouver un moyen
d'armer le peuple contre lui-même, contre une révo-
lution qui ne se faisait que pour lui.
 l'esprit de fédération , d'union y à la nouvelle
foi révolutionnaire, on ne pouvait opposer que l'an-
cienne foi, si elle existait encore.
Au défaut du vieux fanatisme, éteint, ou tout au
moins profondément assoupi , le clergé avait une
prise qui ne manque guère , la facile bonté du peu-
ple, sa sensibilité aveugle, sa crédulité pour ceux qu'il
aimait, son respect invétéré pour le prêtre et pour le
LÉGENDE DU ROI MARTYR. 91
Roi... le Roi, cette vieille religion, ce mystique per-
sonnage, mêlé des deux caractères du prêtre et dn
magistrat, avec un reflet de Dieu !
Toujours le peuple avait adressé là ses vœux, ses
soupirs ; avec quel succès, quel triste retour, on le
sait de reste. La royauté avait beau le fouler, récra-
ser, comme une machine impitoyable; il Taimait
comme une personne.
Rien ne fut plus facile aux prêtres que de montrer
en Louis XVI un saint, un martyr. Cette figure béate
et paterne, lourde (comme maison de Saxe et comme
maison de Bourbon ), était un saint de cathédrale,
tout fait pour un portail d'église. L'air myope, Tin-
décision, l'insignifiance, lui donnaient justement ce
vague qui permet tout à la légende.
Texte admirable, pathétique, bien propre à troubler
les cœurs. Il avait aimé le peuple, il voulait le bien
du peuple, et il en était puni... Des ingrats, des for-
cenés avaient osé lever la main contre cet excellent
père, contre Voint de Dieu!.... Le bon roi, la noble
reine, la sainte madame Elisabeth, le pauvre petit
Dauphin, captifs dans cet affreux Paris! Que de larmes
à ces récits , que de voeux au ciel , de prières , de
messes pour la délivrance ! Quel ccBur de femme ne
se brisait, lorsque, sortant de l'Église, le prêtre tout
bas lui disait : « Priez pour le pauvte roi ! » — Priez
aussi pour la France, voilà ce qu'il fallait dire
encore, priez pour un pauvre peuple, trahi, livré
àrèlranger.
L'autre texte, non moins puissant pour exciter la
92 SCANDALE DE L'OUVERTURE DES COUVENTS.
guerre civile, c'était Touverture des couvents, Tordre
d'inventorier les biens ecclésiastiques, la réduction
des maisons religieuses. Cette réduction fut cepen-
dant faite avec de grands ménagements. On réserva
dans chaque département une maison au moins de
chaque ordre, où ceux qui voulaient rester pouvaient
toujours se retirer. Qui voulait sortir, sortait, et tou-
chait une pension. Cela était modéré et nullement
violent. Les municipalités, fort douces à cette épo-
que, ne montraient que trop de facilité dans l'exécu-
tion. Elles connivaient souvent , inventoriaient à
peine, souvent moitié des objets, et à moitié des va-
leurs réelles. — N'importe ! on ne négligeait rien
pour leur rendre ce devoir difficile et dangereux. On
avertissait a grand bruit du jour de l'inventaire, du
jour maudit où des laïques franchiraient la clôture
sacrée. Pour arriver seulement à la porte, les ma-
gistrats municipaux devaient d'abord , au péril de
leur vie, traverser la foule ameutée , les cris des
femmes , les menaces des robustes mendiants que
nourrissaient les monastères. Les douces brebis du
Seigneur opposaient aux hommes de la loi, forcés
d'exécuter la loi, refus, délais, résistance, de quoi les
faire mettre en pièces.
Tout cela fut travaillé avec beaucoup d'habileté,
une adresse remarquable. S'il était possible d'en faire
l'histoire détaillée et complète, on serait fort édlBé
sur un curieux sujet de haute philosophie : Comment,
dans une époque indifférente, incrédule, les politiques
peuvent faire, refaire du fanatisme ? — Beau cha-
ON EXALTE LES NASSES IGNORANTES. 95
pitre à ajouter au livre indiqué par un penseur : La
mécanique de V enthousiasme.
Le clergé n'avait pas la foi, mais il trouvait pour
instruments des personnes qui l'avaient encore, des
âmes pieuses, convaincues, des visionnaires ardents,
têtes poétiques et bizarres qui ne manquent jamais,
spécialement en Bretagne. Une madame de Pontr
Levès, femme d'un officier de marine, publia la Com^
passUm de la Vierge pour la France, petit livre brûlant,
mystique, livre de femme pour les femmes, propre à
les troubler et les rendre folles.
Le clergé avait encore une action bien facile sur
ces pauvres populations sans connaissance de la
langue française. Il leur laissait ignorer la suppres-
sion des dtnnes et du casuel, passait sous silence l'abo-
lition successive des impôts indirects, et les jetait dans
le désespoir, en leur montrant tout le poids des taxes
qui écrasait la terre, leur annonçant qu'on allait toutr
à-l'heure prendre le tiers de leurs meubles et de leurs
bestiaux.
Le Midi offrait d'autres éléments de trouble, non
moins favorables, des hommes de passion sèche,
actifs, ardents, politiques, esprits d'intrigue et de
ruse, propres non-seulement à soulever, mais à orga-
niser, r^ler, diriger le soulèvement.
Le véritable secret de la résistance, la voie unique
qui donnait des chances sérieuses à la contre-ré-
volution, l'idée de la future Vendée, fut formulé
d'abord à Nîmes : Ck)ntre la Révolution, point de
résultat possible, sans la guerre religieuse. —
91 L'AGENT DU CLERGÉ VEUT S'ENTENDRE
Autrement dit : Contre la foi, nulle autre force que
la foi.
Voie terrible, à faire reculer, quand on se sou-
vient... quand on voit les ruines, les déserts, qu'a
faits le vieux fanatisme... Que serait-il arrivé, si tout
le Midi, tout TOuest, toute la France, étaient devenus
Vendée?
Mais la contre-révolution n'avait pas une autre
chance. Au génie de la fraternité, un seul pouvait
être opposé, celui de la Saint-Barthélemi.
Telle fut à peu prés la thèse que, dès janvier 90,
soutint à Turin devant le grand conseil de l'émigra-
tion Tardent envoyé de Ntmes, homme du peuple,
homme de peu, 'mais tète forte, intrépide, qui voyait
parfaitement et posait la question.
Celui qui, par grâce spéciale, était admis à parler
devaut les princes et les seigneurs, Charles Froment,
c'était son nom, fils d'un homme accusé de faux
(puis lavé), n'était lui-même rien de plus qu'un petit
receveur du clergé, et son factotum. D'abord révo-
lutionnaire, il avait senti qu'à Nîmes, il y avait plus à
faire de Tautre côté. Tout d'abord, il se trouva chef
de la populace catholique, la lança aux protestants.
Lui-même était beaucoup moins fanatique qpuie fac-
tieux, un homme du temps des gibelins. Hais, il
voyait nettement que la vraie force était le peuple,
l'appel à la foi du peuple.
Froment fut gracieusement reçu, écouté, peu
compris. On lui donna quelque argent, et l'espoir
que le commandant de Montpellier pourrait lui four-
AVSC L'tWGRATIQN. g5
oir dm annes* Du reste, on sentit si peu combien il
youTâjt être utile que plus tard^ ayant émigré, il
n'obtint pas même de& princes la permissipn de se
joindre aux Espagnols^ et de les metto en n^port
af ec 3pn ancien parti.
« Ce qui a perdu Louis XYI, dit Froment dans ses
brocburesi c'est d'avoir eu des ministres philoso-
phes, p U ipouvait étendre ceci bien plus loin, a^cnon
moius de raison. Ce qui reiniait la contre-révolution
géQéraleoiient impuissante, c'est qu'elle avait en elle,
à des degrés différents, mais enfin qu'elle avait au
cœur l^ philosophie à^ siècle, c'est*i^dire la Révo-
lution m^ii^.
j'ai dit, (d^BS^ mon Introduction (au 1^' volume),
^ue tous alors, la reine môsae^ le comte d'Artois, la
noblesse, étaient, à des degrés, d^érents, atteints de
l'esprit nouveau.
La langue du vieux fanatisme était pour eux une
laogpp qiorte. Le réveiller dans les masses, c'était
une opération incompréhensible à de tels esprits. Le
peuple soulevé^ même pour eux, leur faisait peur.
D'aillews, rendre force ai) cleigé, c'étititr chose toute
eontraire aux idées de la noblesse '^ eÛe ayait toujours
attendu, espéré^ la dépouille di) cl^igé. Les cahiers
de ces dieux ordres étaient opposés^ hostiles. La Révo-
IjotioQ qui devait les rapprocher les avait brouillés
encore. Les pix)priétaires. nobles^ cU^9s certaines pro*
vinees, par exemple ep Languedoc, gagnaient par la
siippi^ssion des dîmes e<;clésiastiques plus qu'ils ne
pasdaÎM^t en droits féodaw,iu
96 LE CLERGÉ ET LA NOBLESSE
Dans la discussion des vœux monastiques (février),
pas un noble n'aide le clergé. Lui seul défend la vieille
tyrannie des vœux irrévocables. Les nobles votent
avec leurs adversaires ordinaires pour l'abolition des
vœux, l'ouverture des monastères, la liberté des
moines et religieuses.
Le clergé prend sa revanche. Quand il s'agit d'a-
bolir les droits féodaux, la noblesse crie k son tour,
à la violence, à l'atrocité, etc. Le clergé, du moins
la majorité du clergé, laisse crier la noblesse, vote
contre elle, aide à sa ruine.
Les conseillers du comte d'Artois, M. de Galonné
et autres, les conseillers autrichiens de la reine,
étaient certainement, comme le parti de la noblesse
en général, très-favorables à la spoliation du clergé,
pourvu qu'elle se fit par eux. Plutôt que d'employer
l'arme du vieux fanatisme, ils aimaient beaucoup
mieux faire appel à l'étranger. Hs n'y avaient nulle
répugnance. La reine, dans l'étranger, voyait son
proche parent. La noblesse avait par toute l'Europe
tles relations de famille, de caste, de culture com-
mune, qui la rendaient très-philosophe à l'endroit des
préjugés vulgaires de nationalité... Quel Français
étajt plus français que le général de l'Autriche, le
charmant prince de Ligne?... La philosophie fran-
çaise ne régnait-elle pas à Berlin? Quant à l'Angle-
terre, pour nos nobles les plus avancés, c'était jus-
tement l'idéal, la terre classique de la liberté. Il n'y
avait pour eux que deux nations en Europe, celles des
honnêtes gens, et des malhonnêtes gens. Pourquoi
£N OPPOSniON. 97
tt'aurait-oD pas appelé les premiers en France, pour
mettre à la raison les autres?
Voilà donc trois contre-révolutions qui agissent
sans pouvoir s'entendre.
1^ La reine, l'ambassadeur d'Autriche, son prin-
cipal conseiller, attendent que l'Autriche, libre de
son affaire de Belgique, et se ralliant l'Europe, puisse
menacer la France, la contraindre (au besoin) par
corps.
2^ L'émigration, le comte d'Artois, les brillants
chevaliers de l'OËil-de-Bœuf, qui s'ennuyent fort a
Turin, qui ont hâte de retrouver leurs maîtresses et
leurs actrices, voudraient que l'étranger agit tout
dabord, leur rouvrit la France, n'importe a quel
prix; en 1790, ils voudraient 181 S.
S"" Le clergé est encore moins disposé a attendre.
Exproprié par l'Assemblée, poussé peu-k-peu de
chez lui et mis à la porte, il voudrait armer aujour-
d'hui sa nombreuse clientèle de paysans, de fermiers.
Aujourd'hui; demain peut-être, tout s'attiédira. Que
sera-ce, si le paysan s'avise d'acheter des biens ec-
clésiastiques?... Alors, la Révolution aurait vaincu
sans retom*.
Nous l'avons vu eu octobre faii-e feu avant l'ordre.
Nouvelle explosion, et dans l'Assemblée même, eu
février. C'était le moment où Thomme de Ntmes, re-
venu de Turin, courait la campagne, organisait les
sociétés catholiques, travaillait à fond le xMidi.
Au milieu de la discussion sur l'inviolabilité des
vœux, un membre de l'Assemblée invoqua les droits
■. 7
^ MANCEUVH&S ÙV CLERGÉ (PAUUES 90).
de Ift nature, repoussa comme un crime de l'ancienue
barbarie cette surprise à k volonté de Thomme, qui;
sur un mot échappé, peut-être arraché de sa bouche,
le lie, Tenterre pour toujours... Là-dessUS des cris
s'élèvent : « Blasphème ! blasphème I il a blas-
phémé. » L'évêquc de Nancy s^élaucé à la tribune :
« Reconnaissez-vous que la religion catholique, apo^
tolique et romaine, est la religion nationale?... »
L'Assemblée sentit le coup, Tesquiva. On ^répondit
qu'il s'agissait surtout de finances dans la suppression
des couvents, qu'il n'était personne qui ne crût la re-
ligion catholique religion nationale, que la sanctionner
par un décret, ce serait la compromettre.
Ceci le 13 février. Le 18, on apporta un libelle,
répandu en Normandie, où l'Assemblée était désignée
à la haine du peuple, comme assassinant à-la-fois la
religion et la royauté. Pâques approchait; l'occasion
fut saisie, on vendit, on distribua, autour des églises,
un pamphlet terrible : La Passion de Louis XSï.
L'Assemblée, à cette légende, pouvait en opposer
Une autre, d'égal intérêt, c'est que Louis XVI, qui
jurait, le 4 février, amour à la constitution, avait près
de son frère, au milieu des ennemis mortels de la
constitution, un agent en permanence; que Turin,
Trêves et Paris, étaient comme une même cour,
entretenue, payée par le Roi.
A Trêves, existait, soldée, habillée par Ihi, sa mai-^
son militaire, sa grande et petite écurie, sous le prince
de Lambesc^ On payait Artois, Condé, Lambesc, tous
' Twit coniiôuiiii cdmiue ik Verbailleb. C'éiail uo miDistère que k
ULÉË PLBLIË LE UVAE AOUGB (AVRIL;. \fé
les émigrés, et des petosions énofnies. Et t*ori ajour-
nait indéfiniment des pensions alimentaires de veu^
ves et autres malheureux, de deux, tix)is ou quatre
cents livres.
Le Roi payait les émigrés salis égard à un décret
par lequel depuis deux mois l'Assemblée avait essayé
(le retenir cet aident qui passait à nos ennemis,
n avait justement oublié de sanctionner ce décret.
L'irritation augmenta lorsque Camus, le sévère rap-
porteur du comité des finances, déclara ne point
découvrir l'emploi d'une somme de soixante millions.
L'iissemblée ordonna que, pour tout décret présenté
a la sanction, le garde-des-sceaux rendrait courte
dam la huitaine de la sanction royale ou du refus de
sanction.
Grands cris, grande lamentation sur cette exi-
gence outrageuse à la volonté du roi. . .Camus répon-
dit eu faisant imprimer le trop célèbre Livre rouge
[V* avril), que le Roi avait confié, dans l'espoir qu'il
resterait secret entre lui et le comité. Ce livre im^
monde, sale à chaque page des ordures de l'aristo-^
eratie, des faiblesses criminelles de la royauté, mon^
Ira si l'on avait tort de fermer l'égout par où s'en
M araîi poUiqaeimiit k F^tniiger* Rien né se fftlsast k Paris (foi ne
fût réglé à Trêves. Les éUte de dépenses et autres papiers Ç^édîMi
monlrent Lambesc signant les comptes, faisant droit à des pétitions
envoyées de Paris, nommant des employés pour Paris, des pages pour
les Tuileries, éle. On eonfecfiotinait ici, pov les eajojef I Trâvetf,
des uBifoimea de gardes-dineorps. On faisnit veair d*Aag|ei^rre des
cheranx pour monter les officiers delà-bas. Le Roi prie Lambesc de
vouloir bien prendre au moins des chevaux français.
iOO LMSSëXBLëë HYPOTHEQUE LKS ASSIGNATS
allait la vie de la France... Beau livre, avec tout
celai il enfonça la Révolution dans le cœur des
hommes.
a Oh ! que nous avons eu raison ! » Ce fut le cri
général, et qu'on était loin, dans les plus violentes
accusations, d'entrevoir la réalité !» — En même
temps, s'affermit la foi, que ce monstrueux r^me,
contre la nature, contre Dieu, ne pouvait jamais re«
venir. La Révolution, quand elle vit, sans voile et sans
masque, la face hideuse de son adversaire, s'affermit
sur elle-même, se sentit vivre, et pour toujours...
Oui, quels qu'aient été les obstacles, les baltes, les
trahisons, elle vit et vivra 1
Un signe de cette foi forte, c'est que dans la dé-
tresse univei*selle, parmi plus d'une émeute contre
les impôts indirects, l'impôt direct fut régulièrement,
religieusement payé.
On met en vente quatre cents millions de biens ec-
clésiastiques. Et la seule ville de Paris en achète pour
deux cents millions. Toutes les municipalités sui-
vent.
Cette marche était très-bonne. Peu de gens au-
raient voulu exproprier eux-mêmes le clergé; les
municipalités seules pouvaient se charger de cette
opération pénible. Elles devaient acheter, pues reven-
dre. L'hésitation était grande, surtout chez te paysan,
voilà pourquoi les villes devaient lui donner Texem-
ple, acheter, revendre d'abord les maisons ecclé-
siastiques; puis, viendrait la vente des terres.
Tous ces biens servaient d'hypothèque au papier-
SCR LES BIENS 0U CLERGÉ (AVRIL 90V 1(H
moDDaîe qui fut créé par TAssemUée. A chaque pa-
lier un lot était assigné, aflècté; ces billets forent
dits a$9ignai$. Chaque papier était du bien, de la terre
mobilisée. Rien de commun avec les fameux biHets
de la Régence, fondés sur le Mississipi, sur des terris
lointaines et possibles.
Ici l'on touchait le gage. A cette garantie, joignez
cdle des municipalités qui avaient acheté à l'Ëtat et
qui revendaient. Divisés dans tant de mains, ces lots
de papier une fois lancés, circulant, allaient engager
dans cette grande opération la nation tout entière.
Tous auraient de cette monnaie, les ennemis comme
les amis étaient Clément intéressés au salut de la
Révoluticm.
Cependant, le souvenir de Law, les traditions de
tant As fiunilles, ruinées par le Système, n'étaient pas
un léger obstacle. La France, moins que T Angleterre,
moins que la Hollande, était habituée à voir les va-
leurs circuler sous la fwme de papier. Il fallait que
tout un peuple s'élevât au-dessus de ses habitudes
matérielles; c'était un acte de spiritualisme, de foi
révolutionnaire que demandait l'Assemblée.
Le clergé fut terrifié en voyant que sa dépouille
serait ainsi aux mains de tous. Divisée en poudre
impalpable, il n'y avait guère d'apparence qu'elle lui
revint jamais. Il s'efforça d'abord d'assimiler ces so-
lides assignats dont chacun était de la terre, avec les
chiffons du Mtssissipi : « J'avais cru, dit perfidement
rarchevèque d'Aix, que vous aviez règlement re*
DonrA à la banqueroute. »
^ ON OeiliNPB K tiSSBMILÉg DE D^UfUER
. U' fép/mm ét^i ixùp fooile, Alors, ils se tom^^-
rdiit ftilteurs. « ToiH cela est apraogé fSff les l^anqui^ns
dePari^; les provinces n'^a ¥eiil£n|; pas. » Alors, ofi
leur apporta les adresser ém proriiipesi qui réi^la-
maient la prompte création des i)3sîgQc'vts,
Ils avaient cru au moins gagner du tenap^, çt^ d4ns
rintarvallet rester an ppi^sessiou;^ atteqdi^ tOMJoars/
saisir quelque bonne circonstAnco. On leur ù\& cet
espoir : « Quelle confiance , dit Prieur t ^uraitnou
dans rbypotbèque qui fonde les lignât», si las bîens
hypothéqués ne sont pas vraiment dans nos maina? »
Ceci aboutissait à dessaisir immédiatement le clergé.
k le déloger, et mettre tout dans 1» main des mupi*^
cipalités, des districts.
L'AsMmblée avait t^eftu leur offrir un mQUsM^upux
traitement d'une centaine de millions; ila éiniwt 'm-
,eoiisolables.
. L'archevêque d'Aix, dans un discours pleuraur.
plein de lamentations enfantines, découijuas, de-
manda si Ton aurait >ien le co^ur de ruipar les pau-
ivres, en ôtant au clergé ce qui lui fut donrié pQi^r les
pauvres. Il hasarda pe paradoxe qua 1^ b^pqueroutr
(iuivrfif infailliblement Topér^tion destinée à pré-
venir la banqueroute. Il accusa TAssembléa 4'^voir
.mis la ipain sur le spirituel, en décl^ranl m\& les
vœiiK, etc. etc. .
Enfin, il s'avança jusqu'à offrir, au nom du fileiigi^,
uft emprunt de quatre cents millions, hypothéqués
-eara»! biens.
A quoi, Thouret répondit «vea son flagme n<^-
IF. rATMOLirjSMF. HRLICIOX \AT|OKALP. 12 AVRIL m% 10$
Bdand : « On offre au iiom d'un corpg qui n'existe
flu$.,. n — ^ Et encore : « Qu^nd h religion vous a
ravofés dans le monde, tom& M^Ue dit : Allez, pro-»
spérez et aequérez t...^
Il y avait dans T A«$eni))lée un boqbomm^ de char*
treux, dom Gerles, d'excellent cœur, de courte yùe,
chaud patriote, mais non moins bon catholique. Il
crut (ou très-probablement, il se laissa persuader par
quelque renard du clergé) que ce qui tourmentait les
prélats, c'était uniqueqient le péril spirituel, la
crainte que le pouvoir civil ne touchât à l'encensoir.
Rien de plus simple, dit-il; pour répondre aux gens
qui disent que l'Assemblée ne veut pas de religion,
ou bien qu'elle veut admettre toutes les religions en
France, il n'y a qu'à décréter : Que la religion catho-
lique, apostolique et romaine, est et sera toujours la
religion de la nation, et que son culte est le seul au-
torisé (12 avril 90).
Charles de Lameth crut s'en tirer comme au 13 fé-
vrier, en disant que l'Assemblée, qui, dans ses dé-
crets, suivait l'esprit de l'Évangile, n'avait nullement
l)esoin de se justifier ainsi.
Mais la chose ne tomba pas. L'évêque de Clermont
reprit avec amertume, affecta de s'étonner que lors-
qu'il s'agissait de rendre hommage à la religion, on
délibérât, au lieu de répondre par une acclamation
(le cœur.
Tout le côté droit se lève, et pousse une accla-
mation.
Le soir, ils se réunissent aux Capucins^ et prépa-
toi LR CATHOLtaSMC RBLIGIOX NATIONALES
renl, ix)iir le cas où l'Assemblée ne déclarerait pas 1«^
catholicisme religion nationale, une protestation Tio-
lente qu'on porterait solennellement au Roi, et qu'on
répandrait à grand nombre par toute la France^ pour
bien faire connaître au peuple que l'assemblée natio
tionale ne voulait nulle religion.
^t
CHAPITRE VIII.
LITTE ftELIGIErSE. SUCCÈS DE I.A CONTRE-RÉVOLrTION.
'!!•{ fO. )
Saiie. L* Assemblée èladc la question. Le Rof n*osr recevoir U prolesUlion du
Hen^, «vrU. Éruptloo reliffieiise d« Midi, mai. — Le Midi tovjoart inflam-
laaMe. Ancienoes penéfoUons rcligieuaes; Avignon, Toulon. Lefanatiame
auièdi; habilemenl ravjTé. Les protestants toujours eiclns des fonctions
rinlM et militaires. Inanimité des deut cultes en 89. Le clergé ranime
le fanaliMiie, organise la résistance à Nlnias (1790). Il éveille les JaloïKies
•sociales. Terreur des protesunts. Explosion de Toulouse, Mmes (a>rii;.
ilonnivenee des municipalités. Massacre de Montaul»an '10 mai). Triomphe
4e la coair<*« révolution d.ins le Midi.
La motion de cet homme simple avait étonnam-
ment changé la situation. D'une époque de discus-
sion , la Révolution parut tout-à-coup transportée
dans un âge de terreur.
Deux terreurs en face. Le clergé avait un ai*gu-
ment muet, sous-entendu, formidable; il montrait
à TAssemblée une Méduse, la guerre civile, le soulè-
vement imminent de TOuest et du Midi, le renou-
vellement probable des vieilles guerres de religion.
L'Assemblée avait en elle la force immense, inéluc-
table, d'une Révolution lancée, qui devait renverser
tout, une Révolution qui pour principal organe avait
1G6 I/ASSÈMBLÉK tlVm h\ OTESTION.
l'émeute de Paris... Elle rugissait aux porU*s, se
faisait souvent entendre plus haut que les députés.
Le beau rôle était au clergé, d'abord parce qu'il
semblait être dans lyn danger personnel ; ce danger
le relevait ; tel prélat incrédule, licencieux, intrigant,
se trouvait tout-à-coup, par la grâce de Féroeute*
posé dans la gloire du martyre... Martyre impossible
pourtant, avec les précautions infinies de M, de I^-
fayette, si fort alors, si populaire, à son apogée, vrai
roi de Paris.
Le clergé avait eacore pour lui l'avantage d'une
position simple, et l'extérieur de la foi. Interrogé
jusqu'ici, mis sur la sellette par respritdu siècle, c'est
lui maintenant qui interroge. Il demande fièrement :
« Étes-vous catholiques? — L'Assemblée répond ti-
midement, d'un ton suspect, équivoque, qu'elle ne
peut pas répondre, qu'elle respecte trop la religion
pour répondre, qu'en salariant un seul culte, elle
prouve afiscE, etc. »
Mirabeau dit Jiypocritement : « Faut-*îl décréter
que le soleil iuit?... p Et un autre: « J« crois la
religion catholique la seule véritable, je la res-
pecte infinimeot... Il est dit: Les portes de l'enfer
ne prévaudront pas contre elle. Et nous croirions
pfu* un misérable décret confirmer une telle pa^
roleî» jBtc. etc.
D'Ësprémesnil arracha ce masque par ifn mot vio«
lopt : « Qui, dit-^il, quand les Juifs crucifièrent Jésusr*
Christ, ils disaient : Salut, roi des Juifs ! »
Personne ne répondit à cotte terrible attaque. Mi-
LE ROI REFrSP. l\ PftOTEST^TIOX DU C|.ERr.É i4VRII. 9()). |07
rabeau se tut, se rama^fsa sur lui-même, commo le
lioD qui médite un bçod- Puis, 34i»ûsspfit rocca^ion
d'un député qui citait, en faveur de l'intoléranco, je
lie sm que} traité de (.ouïs XI Y ; « Et comment toute
intolérance n'eût-elle pas été consacrée sous iin rogne
signalé par la révocation de rËdi( de Nantes. . . Si Ton
en appelle k Thistoirç, n'oul}}iez pas qu'on voit d'ici,
qu'on voit de ce^te tribune la fenêtre d'où \iï\ roi;,
armé contre wn peuple par d'exécrables factieux qui
couvraiisnt ri»tér^t personnel de celui de \^ religion,
tira Farquebuse. et donna le signal de la Saintr-
Barthélemi! i»
Et il montrait la fenêtre dp doigt, du regard. Elle
i'^taît inipos;$i)))e à apercevoir de \k\ lui, il la voyait
eu effel;, et toiit le monde )a vit.. .
Le conp avait porté juste, Ce qpe l'orateur avait
dit, révélait précisément ce que le pleine vpulait faire.
Son pUn était de porter au Hoi i^pe protestation vio-
lente qui eût arnié les croyanta^ de mettre l'arque-
buse BW(^ mains du ^oj, pour tjrer le premier coup.
I^iîis ^YJ n'était pas Cburtes IX. Très-sincère-
ment poayainçu 4u droit du clergé; il eût accepté le
péril, pour ce qu'il proyait le salut de la religion.
Mais tEois pboses l'arrêtaient : son indécision natu-
relle, la timi4ité de son minjsl^re, plus que tout le
reste enfin, ses praintes pour la vie de la reine, la
terreur du 6 octobre, renouvelée chaque jour, cette
. foule émue, menaçante, qu'il avait sous sa £enèb*e.
ce flot d'hommes qui battait les murs... A toute ré-
.sistanee di| roi. 1^ rejpe semblait être en péril. Elle*-
i(» IRRUPTION REMGlRrse DC MIDI (MAI gO\
même avait d'ailleurs d'autres vues, d'autres espi^-
rances, fort éloignées du clergé.
L'on répondit, au nom du Roi, que, si la protesta*
tion était apportée aux Tuileries, elle ne serait point
reçue.
On a vu combien le Roi, en février, avait décou-
ragé Bouille, les officiers, la noblesse. En avril, son
refus de soutenir le clergé lui ôterait le courage, s*il
pouvait jamais le perdre, lorsqu'il s'agit de ses biens.
Maury dit avec fureur qu'on saurait en France dans
quelles mains se trouvait la royauté.
Restait d'agir sans le Roi. Agir avec la noblesse?
Et pourtant le clergé ne pouvait non plus compter
beaucoup sur son secours. Elle avait encore tous les
grades; mais, n'étant pas sûre du soldat, elle craignait
l'explosion, elle était moins impatiente, moins belli-
queuse que les prêtres. L'agent du clergé à Ntmes.
Froment, quoiqu'il eût obtenu un ordre du comte
d'Artois, ne pouvait décider le commandant de la
province à lui ouvrir l'arsenal. L'affaire pressait ce-
pendant. Les grandes fédérations du RhAne avaient
enivré le pays. Celle d'Orange, en avril, mît le com-
ble à l'enthousiasme. Avignon ne se souvint plus
qu'elle appartenait au pape, elle envoya à Orange,
avec toutes les villes françaises. Encore un moment,
et elle échappait. Si Avignon, si Arles, si les capi-
tales de l'aristocratie et du fanatisme, dont on mena-
çait toujours, devenaient elles-mêmes révolution-
naires, la contre-révolution, serrée d'ailleurs par
Marseille et par Bordeaux,^n'avaif rien à espérer.
LB Mim T0U0CII5 INFLAillIAIILE. im
L'explosion devait avoir lieu k ce moment, ou
jamais.
On ne comprendrait rien aux éruptions de ces vieux
volcans du Midi, si avant tout on n'en sondait le
foyer toujours brûlant. Les flammes infernales des
bûchers qui s*y rallumèrent tant de fois, ces flammes
contagieuses de soufre^ semblent avoir gagné le sol
même, en sorte que des incendies inconnus y courent
toujours sous la terre. Cest comme pour ces houil-
lères qui brûlent dans FÂveyron. Le feu n'est pas a
la surface. Mais, dans ce gazon jauni, si vous enfon-
cez un bâton, il fume, il prend feu, il révèle Tenfer
qui dort sous vos pieds..
Puissent s'amortir les haines ! . . . Mais il faut que les
souvenirs restent, que tant de malheui*s, de souffran-
ces , ne soient jam^s perdus pour rexpérience des
hommes. 11 faut que la première^ la plus sainte de nos
libertés, la liberté religieuse^ aille souvent se forti-
fier^ se raviver par la vue des affreuses niines qu'a
laissées le fanatisme.
Les pierres parlent, au défaut des hommes. Deux
monuments surtout méritent d'être rd>jet d'un fré-
quent pèlerinage, tous deux opposés, tous deux in-
structifs, l'un infâme, l'autre sacré.
L'infâme, c'est le palais d'Avignon, la Babel des
papes, la Sodome des légats, la Gomorrhe des
cardinaux.
Palais monstre, qui couvre toute la croupe d'une
montagne de ses tours obscènes, lieux de volupté, de
ilO ANCIENNES PERSECITIONS llELlUJEt'SEb ;
torture^ Où tes prêtres tnôntrèrent aux rois qu'ils
ne savaient rien, au prix d'eux, daos les arts hoii-
leux du plaisir. L'originalité de la construction,
c'est que les lieux de torture n'étant pas bien éloi-
gnés des luxurieuses alcôves, des salles de bal et
de festin, on aurait bien pu, parmi les chants des
cours d'amour, entendre le râle, les cris, le bris sec
des os qui craquaient... La prudence sacerdotale y
avait pourvu par la savante disposition des voûtes,
propres à absorber tous les bruits. La superbe salle
pyramidale où le bûcher se dressait (flgureï-vous
r intérieur d'au cône vide de soixante pieds) té-
moigne d'une effroyable entente de l*acoostique ;
seulement de place en place, quelques (rainées de
suie grasse rappellent les chairs brûlées.
L'autre lieu, saint et sacré, c'est le bagne de
Toulon, le calvaire de la liberté religieuse, le lieu
où moururent lentement, sous le fouet et le bâton,
• les confesseurs de là foi, les héros de la charité.
Qu'on songe que plusieurs de ces martyrs, con-
damnés aux galères perpétuelles, n'étaient pas des
protestants, mais des hotnmes accusés d'^avoh* fait
évader des protestants !
On en vendait sous Louis XV. A un prix honnête
^ trois mille francs), on pouvait acheter un galérien.
M. deChoiseuI, pour faire sa cobra Voltaire, lu! en
donue un, en pur don.
Ce code effroyable que la Terreur copia, sans
pouvoir jamais l'atteindre, artne les enfants con-
tre les pères, leur donne d'avance leurs biensj en
AVIGNON, ÎOULOK. Ml
sorte que le fils est intéressé à teuir son père à
Toulon.
Quoi de plus curieux que de vdir rËglise^ la co-
Imbe gemmante, gémir en 168â, lorsqu't)n venait
d'enlever les petits enfadts aux mères hérétiques...
Gémir pour les délivrer?... Non, pour que le
Roi trouve des lois plus efficaces, plus dures... Et
comment en trouver jamais de plus dures que
celles-ci?
À chaque assemblée du clergé, la colombe gémit
toujours. Et sous Louis XSl encore, lorsqu'il se laisse
arracher par l'esprit du temps cette belle charte d*af-
rrauchissement qui eïclut toujours les protestants de
toute fonction publique, le clergé adresse au Roi de
nouveaux gémissements, par un prêtre athée, Lo«
ménie.
rentrai plein de tremblement et de respect dans
ce saint bagne de Toulon. J'y cherchai la trace des
martyrs de la religion, de ceux de l'humanité, tués
là de mauvais traitements , pour avoir eu un cœur
d'homme, pour avoir seuls entrepris de défendre
rinnocence, de foire la tâche de Dieu !
Hélas ! il d'y a plus rien. Rien ne reste de ces ga-
lères, atroces et superbes, dorées et sanglantes, plus
barbares que les Barbaresques, que le nerf de bœuf
arrosait de la rosée du sarig des saints... Les registres
même, ob leurs noms étaient consignés, ont en
grande partie di^ru. Dans le peu qui reste, de
sèches indications, Ventrée, la sortie ; et la sortie, le
plus souvent, c'est la mort*.. La mort qui vient plus
m LE FANATISME ATTIKUI AU UIX-UL'ITIÉMË SIÈCLE:
OU moins prompte^ indiquant ainsi des degrés dans la
résignation ou le désespoir. .. Une brièveté terrible;
deux lignes pour un saint , deux ou trois pour uu
martyr. .. On n'a pas noté les gémissements, les pro-
testations, les appels au ciel, les prières muettes, les
psaumes, chantés tout bas entre les blasphèmes des
voleurs et des assassins... Âh ! tout cela doit être ail-
leurs. « Console-toi ! les pleurs des hommes sont
gravés pour Téternité dans la pierre et dans le mar-
bre ! ») a dit Christophe Colomb.
Dans la pierre? Non, dansFàme humaine. A mesui'e
que j'ai étudié et su davantage, j'ai vu avec conso-
lation qu'en vérité, ces martyres obscurs n'en ont pas
moins porté leur fruit, fruit admirable : l'améliora-
tion de ceux qui les virent ou les ouïrent, l'attendris-
"sementdes cœurs, l'adoucissement de Tàme humaine
au dix-huitième siècle, Thorreur croissante pour le
fanatisme et la persécution. Peu-à-peu, il n'y avait
plus personne pour appliquer ces lois barbares.
L'intendant Lenain (de Tillemont), neveu du jansé-
niste illustre, obligé de condamner à mort l'un des
derniers martyrs protestants, lui disait : « Hélas !
monsieur, ce sont les ordres du Roi. » — 11 fondait
en larmes ; le condamné le (consola.
Le fanatisme se mourait de lui-même. Ce n'était
pas sans peine, sans travail, que, par moment, les
politiques en ravivaient l'étincelle. Quand le par-
lement, accusé d'incrédulité, de jansénisme, d'anti-
jésuitisme, saisit l'occasion de Calas, pour se ré-
habiliter, quimd, d'accord avec le clergé, il remua
UABILEMBNT RAVIVÉ. ||5
au fond da peuple les vieilles fureurs, on les trouva
tout endormies. On ne réussit qu'au moyen de con-
fréries généralement composées des petites gens qui,
comme marchands, ou d'autre sorte, étaient les
clients du clergé. Pour brouiller l'esprit du peu-
ple, l'ensorceler, l'effaroucher, Vensauvager, on fit
comme aux courses, où Ton met à la bète , sous la
peau, un charbon ardent ; alors elle ne sq connaît
plus... Le charbon ici fut une comédie atroce, un#
afiireuse exhibition. Les confrères blancs, dans leur
sinistre costume (le capuce couvrant le visage, avec
deux trous pour les yeux), firent une fête de mort au
fils que Calas avait tué, disaient-ils, pour l'empêcher
d'abjurer. Sur un catafalque énorme, parmi les
cierges, on voyait un squelette remué par des res-
sorts, qui d'une main tenait la palme du martyre,
de l'autre une plume pour signer l'abjuration de
l'hérésie.
On sait que le sang de Calas retomba sur les fana-
tiques, on sait l'excommunication que lança aux
meurtriers, aux faux juges et aux faux prêtres, le
Tioux pontife de Femey. Ce jour-là, touchés de la
foudre, ils commencèrent la descente où l'on ne s'ar-
rête pas; ils roulèrent la tête en bas, ils plongèrent,
les réprouvés, au gouffre de la Révolution.
Et à la veille, à grand' peine, au bord même de
Tablme, la royauté qu'ils entraînaient s'avisa enfin
d'être humaine. Un édit parut (1787) où l'on avouait
que les protestants étaient des hommes ; on leur pw-
mettait de naître, de se marier^ de mourir. Du reste^
iU PHOTBSTANTS BYCLUI NES rOMGtlOm GtVILES, MILITAIRES.
imttimeiit oitojneos, ^olus des fonctions cÎTiies, ne
pouvant ni «dministrer^ ni juger, ni enseigner; ad-
vmf pour tout piitilége, à payer l'impôt, à payer
leur perséouteur, le dbeigé catholique, à entretenir
de leur argent rbuiel qui les maudissait.
Les protestants des montagnes cultiTsient leur
maigre pays. Les protestants des villes faisaient la
seule chose qui leur fût permise, le conunerce, et, à
mesure qu'ils se rassuraient , un peu d'industrie.
Tenus bas et durement , hors «de tout emploi , de
toute influence, exclus très^pécicdement depuis cent
années de toute position militaire, ils n'avaient rien
des hardis huguenots du XYPsiède; le protestantisme
était retombé à son point de départ du moyen-4ge ,
industriel, comm^t^iaL Si l'on excepte les Cévenols,
incorporés à leurs rochers, les protestants en géné-
ral possédaient trà^peu de terre; Iwrs richesses, con*
sidérables déjà à cette époque, étaient des maisons,
des usines^ mais surtout, mais essentieUement, des
richesses moUliéres, celles qu'on peut toujours em*
porter.
Les prote^ntsdu Gaid étaient, en 17d9^ un peu
plus de cinquante mille mâles ( comiae en 1698 ,
comme en 1840, le nombre a peu varié), très4aibles
par conséquent , isdés et sans rapport avec leurs
frèras d'autres provinces, perdus-comme un point, un
atome, dans un océan de catholiques, qui se oomp*
taient par millions, k Ntmes, dans la seule vîUe où
les protestants étaient ramassés en grand nombre,
Us étaient six miHe hommes^ en fcce de vingt-et^un
tNAHinTÉ iE8 OUrX CIJLtBS Efl 89. m
mille hoBUiias de Teutre religioii. Des six mille, trois
ou quatre mille étaient des oavriers de manofoo*
turas, raoe malsaine et chétiTe, misérable, sujette,
comme Vouvrier Test partout, k des chAmages fré-
qoents.
Les eatholiques ne chômaient pas, travaillant pour
la plopart à la terre ; le climat fort doux permet ce
travail en toutes saisons. Beaucoup avaient un peu
de terre, et cultivaient en même temps pour le
cl^é, k noblesse, les fros bourgeois catholiques,
qui avaient tonte la banKeue.
Les pnitestants des villes, instruits, modérés, sé«
rieu, clos dans la vie sédentaire, voués à leurs sou-
venirs, ayant dans chaque famille de quoi pleurer et
pent-ètre craindre, étaient une population infiniment
peu aventureuse, et très^luro h respérance. Quand
ils virent poindre ce beau jour de la liberté, à la veille
de la Révohiikm, ils osèrent à peine espérer. Ils lais-
sèrent les parlements , la noblesse s'avancer hardi*
amt, ptrler an iavenr des idées nouvelles ; générde-
mflBt, as 80 turent ik savaient parfaitement que
pour entraver la Révolutioa, fl eût suffi qu'on les vtt
expnoMT des vgbqx pour eHé.
Siie édale. Les catholiques, disons4e à leur hon*^-
neur, la grande masse des catholiques, furent ravis
de voir les protestants devenir enfin leurs égaux.
L'naanimiité fot touchante, et Tune des plus dignes
choses d'arrêter sur la terre le regard de Dieu. Dans
bien des lieux, les catholiques allèrent au temple des
pratiataais, t'nair à^ux povr rendre grâces ensenAle
116 LE CLERGÉ RANIME LE FANAnSME,
à la Providence. D*au(re part; les protestants assis-
taient au Te Deum catholique. Par-^dessus tous lés
autels, tous les temples/ toutes les i^lises, une lueur
s'était faite au ciel....
Le 14 juillet fut reçu du Midi, ainsi que de toute
la France, comme la délivrance de Dieu, comme
la sortie d'Egypte; le peuple avait franchi la mer, et,
parvenu à l'autre bord, chantait le cantique. Ni pro-
testants, ni catholiques, nulle différence; des Fran-
çais. 11 se trouva, sans qu'on le voulût, sans qu'on y
songeât, que le comité permanent qui s'o]|;anisa
dans les villes , fut mixte des deux religions ;
mixte également fut la milice nationale. Les offi-
ciers furent généralement catholiques, parce que
les protestants, étrangers au service militaire, n'au-
raient guère pu commander. En récompense, ils
formèrent presque toute la cavalerie; beaucoup
avaient des chevaux pour les besoins de leur
commer ce.
Deux mois, trois mois se passèrent. On s'avisa alors
et à Ntmes, et à Montauban, de former de nouvelles
compagnies exclusivement catholiques.
Cette belle unanimité avait disparu. Une question
grave, profonde, celle des biens du clergé, avait
changé tout.
Le clergé montra une fwce remarquable d'orga«*
nisation, une vigueur intelligente, à créer la guerre^
civile, dans une population qui n'en avait nulle
envie.
Trois choses furent employées. Premièrement les
OMàNISK la VÈOStÀMCM, A N1M£S (90). 117
Bioines mendiaQts, capucins, dominicains, qui se firent
distributeurs, propagateurs d'une prodigieuse multi*
tnde de brochures et de pam{dilets. Deuxièmement
]es cabarets, les petits reyendeurs de vin, qui, dépen-
dant du principal propriétaire de vignobles^, le clergé,
étaient d'autre part en rapport ayec le petit peuple
catholique, surtout avec les paysans électeurs de
campagne. Ceux-ci venant à la ville, &isaient halte
au calmret. Os y dépensaient (et ceci compte pour
tnÂsiëme article), vingt-quatre sols que le clergé
leur donnait pour chaque jour qu'ils venaient aux
élections.
L'agent des prêtres en tout ceci, Froment, était
plus qu'un homme, c'était toute une légion; il agis-
sait en même temps par une multitude de bras, par
son frère, Froment-to/ia^e, par ses parents, par ses
amis, etc. 11 avait son bureau, sa caisse, sa librairie
de pamphlets, son antre aux élections, tout contre
l'église des dominicains, et sa maison communiquait
avec une tour, qui dominait les remparts. Vraie posi-
ti(m de guerre civile, qui défiait la fusillade, ne crai*
gnait que le canon.
Avant d'en venir aux armes, Froment trav^lla la
Révolution en-dessous, par la Révolution même, par
la garde nationale et par les élections. Des assemblées
tenues la nuit dans l'église des Pénitents blancs pré-
parèrent les élections municipales, de manière &
exclure tous les protestants. Les droits énormes que
l'Assemblée donne au pouvoir municipal, le droit de
requérir les troupes, de proclamer la loi martiale.
d'aAiorâr le drapoaa r<nige, se tmuf est pteoée «iott.
M i^Ntme^et à Montauban, dans \m maiiia des cadiOi-
liqiies; Ce drapeau sera arboré pour eux^ s'ib en ont
hGSÊoiûy et jamais contre eux.
La garde nationale était mixte. Elle s^ètait eoai**
posée en juillet des plus ardents patriotes, qui se hft«
tèrent d'être inscrits, de ceux aussi qui n'ayant gùèn
.qu'une fortune mobilière^ craignaient le plus les
:piUages ; tels étaient les négociants, jH^otôstants pour
la plupart. Quant aux riches catholiques, qui pos-
sédaient surtout les terres, ils ne pouvaîmt perdre
leurs terres, et se bâtèrent moins d'armer Quand
leurs châteaux furent attaqués, la gahie nationale
mêlée de protestants, de catholiques, mit tous ses
soins à les défendre; celle de Montauban sauva un
château du royaliste Cazalès.
Pour changer cette situation, il fallait éveiller
l'envie, faire nattre les rivalités. EUes venaient assez
a'elles-^mèmes et par la force des choses , à part
toute différence d'opinion et de parti. Tout corps
qui semblait d^élite, qu'il fût aristocrate, comme
les volontaires de Lyon et de Lille, qu'il fût
patriote, comme les dn^ns de Montauban et de
Nîmes, était également détesté. On anima contre
ces derniers les petites gens qui formaient la masse
. des compagnies catholiques, en répandant parmi eux
que les autres les appelaient ^cébeU ou mangeurs
d'oignons. Accusation gratuite. Pourquoi les protes-
tants auraient-ils insulté 'les pauvres? personne
n'était plus pauvre h Ntmes que les ouvriers pro-
LIS ttiifnMi sodAUtt. M»
lertftBts. Bt dans k» Gévemieft, leurs amis et éékt^
senn, les protestants de la moiitagM qui soutent
n'ont pas d'autre atiment que les châtaignes, m»-
naîent ime irie plus dure, plus pauvre, plus alwti^*
nente, que les mangews d'oignons de Mimes, qui
mai^ent du pain ausû et boivent souvent du vin* ^
Yen le 20 mats, on apprit que TAssemblée, non
contente d'ouvrir aui protestants raoeèsaux fonctions
puUîques, avait Mevé à la première de toutes, et plus
haut alon que la royauté, Mevé, di$F)e^ un protee*
tant, Rabaut Saint^Étienoe, à sa prAsîdenee. Riw
n'était prêt encore, peu ou point d'armes ; oependant^
Timpression fiit si forte, que quatre protestants fti*
rent aasassiflés en etpiation (fait oontesté, maii
certain).
Toulouse fit pônitenoe du sacrilège de TAssemUée,
amende lionorâble> neuvaines, pour détourner le
oourroux de Dieu. C'était Tépoque d'une fête eié*
érable, la procession annuelle qu'on faisait en sou«-
venir du maisacre des Albigeois^ Les confréries de
toutes sortes se rendent en foule à la ohapelle érigée
sur la plaine du massacre. Les motions les plus ftn
rieuses sont Aûtes dans les églises. Les machines sont
montées partout. On tire des vieilles armoires les in«
strumenis de fanatisme qui jouèrent au temps des
Dragonnades ou de la Saint-Barthélemi, les Vierges
qui pleureront pour avoir des assassinats, les Christs
qui hocheront la tète, etc, etc* Ajootes-y quelques
moyens de nouvelle fabrique; par eiemple, un
dominicain qui s'en va par tas rues de Ntmes dans
iM TftfUIBUa BEg PII0T8STAKTS.
son blanc habit de moine , mendiant son pain, pieu-
nmt sur les décrets de TAssemblée ; à Toulouse, un
buste du roi captif, du roi martyr, qui, posé près du
prédicateur et voilé de noir, apparaîtra tout-à-coup
au beau moment du sermon, pour demander se-
cours au bon peuple de Toulouse.
Tout cela était trop clair. Cela voulait dire : du
sang. Les protestants le c(Hnprirent.
IsoliVs au milieu d'un grand peuple catholique, ils
se voyaient un petit troupeau, marqué pour la bou*-
chérie. Les terribles souvenirs conservés dans chaque
famille leur revenaient dans leurs nuits, les éveil-
laient en sursaut. Ces paniques étaient bizarres ; la
peur des brigands qui courait dans les camp^[nes, se
mêlait souvent dans leurs imaginations avec celle des
assassins catholiques; étaientrils en 90 ou en 1572,
ils n'auraient pas su le dire. Â SaintrJean de la
Gardonnenque, petite ville de marchauds, des cour*
riers entrent le matin, criant: Garde avons! les
voilai . . .Le tocsin sonne, on court aux armes, la femme
se pend au mari pour l'empêcher de sortir, on ferme,
on se met en défense, des pavés sur les fenêtres...
Hais voilà que la ville en effet est envahie... par les
amis, les protestants des campagnes, qui venaient à
marches forcées. On distinguait parmi eux bne belle
fille entre ses deux frères, armée, portant le fusil.
Ce fut l'héroïne du jour, on la couronna de laurier;
tous ces marchands rassurés se cotisèrent entre eux
pour leur aimable sauveur, et elle emporta sa dot
aux montagnes dans son tablier.
Cin.0«UOK J>B TOULOUSE, KIMCS (AVRIL 00). Ifl
Riea ne pouvait les rassurer qu'une association
permanente entre les communes, une fédération ar-
mée. Ils la firent vers la fin de mars dans une prairie
du Gard, une sorte d'tle entre un canal et le fleuve,
à labri de toute surprise. Des milliers d'hommes s'y
rendirent, et ce qui fut plus rassurant, c'est que les
protestants virent grand nombre de catholiques mêlés
à eux, sous le drapeau. Les paisibles ruines romaines
qui dominent le paysage rappelaient des souvenirs
meilleurs; elles semblaient avoir survécu pour voir
passer et mépriser ces misérables querelles, pour
promettre un âge plus grand.
Les deux partis étaient en face, trés-prés d'agir;
Ntmes, Toulouse, Montauban, regardaient Paris, at-
Iradaient. Rapprochez les dates. Le 13 avril, à l'As-
semblée, on tire d'elle l'étincelle pour allumer le
Midi, son refus de déclarer le catholicisme religion
dominante; le 19, le clergé proteste. Dès le 18,
Toulouse proteste à coups de fusil; on y joue dans
une église la scène du buste du Roi; les patriotes
crient : Vive le roi! vive la loi! et des soldats tirent
sur eux.
Le 20, à Ntmes, grande et solennelle déclaration
catholique, signée de trois mille électeurs, fortifiée de
l'adhésion dequinze cents jpersonnes distinguées^ décla-
ration envoyée à toutes les municipalités du royaume,
suivie, copiée de Montauban, Albi, Alais, Uzès, etc.
La pièce, délibérée aux Pénitents blancs, est écrite
par les commis de Froment, et la foule va signer chez
lui. Elle équivalait à un acte d'accusation de TAs-
im oomiviifGC DBS NinficirAurfts.
semblée nationale ; on lui signifiait qu'elle eAt àrendre
le pouvoir au Roi, à donner à la religion cathotique
le monopole du culte.
Oa travaillait partout en même temps à la fw-
mation des nouvelles compagnies. La c(MapositîoD
en était bizarre, des agents ecdésiasttques et des
paysans, des marquis et des domestiques, des nobles
et des crocheteurs. En attendant les fusils, ils avaient
des fourches et des faulx. On fabriquait secrètement
une arme perfide et terrible, des fourches dmit le dos
élait une scie.
Les municipalités, créées par les catholiques, fw-
maient les yeux sur tout cela; elles sembUuent tout
occupées de fortifier les forts, d'affaiblir encore les
faibles. Â Montauban, les protestants, six fois moins
nombreux que leurs adversaires, voulaient accéder
au pacte fédératif que venaient de fttire les pro-
testants de la campagne; la municipalité ne le
permit pas. Ils essayèrent alors de désarmer la haine,
on se retirant di^ fonctions publiques auxquelles on
les avait portés, y faisant nommer des catholiques à
leur place. Cela fut pris pour faiblesse. La croisade
religieuse n'en fut pas moins prècbée dans les églises,
l^cs vicaires-généraux exaltèrent encore le peuple,
en faisant faire, pour le salut de la religion en péril,
des prières de quarante heures.
La municipalité de Montauban se démasqua à la
fin par une chose qui ne pouvait manquer d'amener
l'explosion. Pour exécuter le décret de l'Assemblée
qui ordonnait de faire inventaire dans les commu-
VASSACRE DE MNTAITMN (10 MAI fM)). î»
nautésreligieuseSy elle prit juste le 10 mai, le jour de8
RiOgatiODs. C'est aussi dans une fête de printemps
qu'on fit les Yèpres Siciliennes. La saison ajoutait de
mtaie à l'eialtation. Cette fête des. Rogations, c'e^
le moment où tonte la population répandue aunldiors,
pleine des émotions passionnées du culte et de la
saison, sent Tivresse du printemps, « puissant dans
le Midi. Parfois retardé par les grêles des Pyrénées.,
il n'éclate qu'avec plus de force. Tout sort Marfois,
tout s'élance, l'homme de sa maison, l'herbe de la
terre, tonte créature bondit) c'est comme un coup
d'état de Dieu, une émeute de la nature.
Et les femmes qui vont traînant par les rues leurs
cantiques pleureurs : Te rogamm, audi nos... on sa-
vait parfaitement qu'elles pousseraient leurs maris au
combat, qu'elles les feraient tuer, s'il le fallait, plu-
tôt que de laisser entrer les magistrats dans les
couvents.
Ceni-ci se mettent en marche, et, comme ils de-
vaient le prévoir, sont arrêtés par les masses impéné-
trables du peuple, par des femmes assises, couchées
(levant les portes sacrées. Il faudrait passer sur elles.
Ils se retirent, et la foule devient agressive; elle
menace de brûler la maison du commandant mili*
taire, catholique, mais patriote. Elle se porte à l'Htf-
tel-de-Ville, pour en forcer l'arsenal. Si elle y par-
venait, si, dans cet état de fureur, elle s'emparait
des armes, le massacre des protestants, des patriotes
en général, évidemment commençait.
La municipalité pouvait requérir le régiment de
iti XASSACM
Languedoc; elle s'abstient. Les gardes nationaux
viennent d'eux-mêmes occuper le corps-de-garde qui
couvre l'Hôtel-de-Ville, et y sont bientôt assiégés.
Loin de les secourir, c'est à la populace furieuse que
Ton envoie du secours ; on la fait appuyer par les em-
ployés des gabelles. On tire contre les fenêtres cinq
on six cents coups de fusil. Les malheureux, criblés
de balles, ayant déjà plusieurs morts, beaucoup de
blessés, n'ayant point de munitions, demandent la
vie, présentent un mouchoir blanc; on n'en tire pas
moins ; on démolit le mur qui seul les protège. Alors,
la coupable municipalité se décide, in extremis, à
fahre ce qu'elle devait, à requérir le régiment de Lan-
guedoc, qui depuis longtemps ne demandait qu'à
marcher.
Une grande dame avait fait dire des messes pen-
dant la tuerie.
Ceux qui n'ont pas été tués peuvent donc enfin
sortir. Mais la rage n'est pas épuisée. On leur arrache
leurs habits, l'uniforme national, on leur arrache la
cocarde, on la foule aux pieds. Nu-tête, en chemise,
un cierge à la main, arrosant, tout le long de la rue,
le pavé de sang, on les tratne à la cathédrale, on les
agenouille aux degrés pour faire amende honorable. ..
En avant, marchait le maire qui portait un drapeau
blanc.
La France, pour moins que cela, avait fait le 6 oc-
tobre. Elle avait, pour un moindre outrage à la co-
carde tricolore, renversé une monarchie.
On tremble pour Montauban quand on voit la sen-
DE MONTAOBAK (|0 MAI 90). 12$
sibilité terrible qu^one telle chose allait exciter, la
solidarité profonde qui, du nord au midi, liait dès-lors
tout le peuple... S'il n'y avait eu personne dans le
midi pour vei^r une telle chose, tout le centre, tout
le nord, tout se serait mis en marche... L'outrage
était senti au fond des moindres villages... J'ai sous
les yeux les adresses menaçantes des populations de
Marne et de Seine-et-Marne sur ces ind^nilés du
Midi^
Le Nord pouvait rester tranquille. I^ Midi suffisait
bien. Bordeaux, la première s'élance. Toulouse, sur
laqudle comptaient ceux de Montauban, Tou-
louse a tourné contre eux, elle demande à les châ-
tia. Bordeaux avance, et, grossi au passage par
tontes les communes, les renvoie, ne pouvant nourrir
tous ces torrents de s(^dats. Les prisonniers de Mon-
tauban (c'est là toute la défense que rêvent les meur-
triers) seront mis à l'avant-garde, et recevront les
premiers coups... L'avant-garde? il n'y en a plus;
le r^iment de Languedoc fraternise avec Bor-
deaux.
On envoya de Paris un commissaire du roi, officier
de LaCayette, homme doux, plus que modéré, qui se
déclara plutôt contre son propre parti; il renvoya les
Bordelais, composa avec l'émeute. Nulle enquête sur
* J*ai lu, je cr^is, tout ce i|ttl de prè» <hi de loin se rapporte à œs
aflaires de MonUuban» de Ntmes, etc., et n*aî rien écrit qu*après avoir
compara, pesé les témoignages, et formé ma conriction avec raltentiou
«TiiD juré. — Ceci une fois pour toutesi. Je cite peu, pour ne pas
rompre PuDÎté de mon récit.
IM TRIOMPHE DB LA CONTtE-4IÉVM.UTlON DANS tE MlOi.
le sang versé; les morts restèrent là bien merts, les
blessés gardèrent leurs blessures, les emprisooDés
restèrent en prison ; le commissaire du roi n'avisa
d'autre moyen de les en tirer que de se faire de-
mander la chose pw ceux même qui les y avaient
jetés.
Toulrse passait de même àNtmes. Les volontaires
catholiques portaient hardiment la cocarde blanche,
criaient : A bas la nation ! Les soldats et sous-ofiBciers
du régiment de Guienne, s'indignèrent, leur cher-
chèrent querelle. Un régiment isolé dans une si
grande masse de peuple, n'ayant pour lui que la
population protestante, tout industrielle et peu
belliqueuse, était fort aventuré. Notez qu'il avait
contre lui ses propres officiers qui se déclaraient
amis de la cocarde blanche, contre lui la municipalité
qui refusa de proclamer la loi martiale. Il y eut beau-
coup de blessés; un grenadier fot tiré, tué par le
frère même de Froment.
Les soldats furent consignés. Le meurtrier resta
libre. La contre-révolution triompha à Ntmes comme
à Montauban.
Dans cette dernière ville les vainqueurs ne sVu
tinrent pas là. Ils eurent l'audace d'aller faire nue
cdiecte dans les fiuniUes des victimes, et jusque
dans les prisons où elles étaient encore... Horreur!
OH ne voulait les laissa sortir qu'en payant leurs
assassins !
CHAPITRE IK.
LUTTE RELIGIEUSE.
LA CONTM-R^OLimON ÉGRASÊC BANS LE MIDI.
(Mft 9^ )
inëccifjoo religiease de la RévolutioQ. Vi^leoce des évéques. La Revohilion
trolt pouvoir se concilier avec le Christianisme. Les derniers chrétiens, lis
poutent TAssemblée à la réforme du clergé. RétisUMê du eletgé, mai-
jvm M. ÉroptioD de Ntaes (U Juin 90), eonpriaiée. La RévoliitioD vic-
torieuse & Nîmes, Avignon, et dans tout le Midi. — Partout le soldat frater-
•IM ave« 1% pM|*B (avffiH«itt M). *
Que faisait pendant ce temps à Paris l'assemblée
uatioiiale ? Elle suivait le clergé à la proces»on de la
Fêle-Dieu.
Sa douceur plus que cbrétîeDae, en tout cela^ est
un s]pectaole swpnenant. Elle se eententa d'une dé
marcbe ^ue les miiiistres exigeront du Roi. U défendit
la cocarde blanche, et condamna les signataires de la
dédaration de Z^lmes. Ceux«<îi en &mmt quittes pour
substituer à leur cocarde la houppe rouge dès anciens
UgMurs Jls protestèrent hardiment qu'ils persistaient
pour le Rei contre les ordres du Roi.
Ceci était net, simple, vigoureux; le parti da
ii8 INUKUSIÛN RËLltilEliSË 0£ LÀ RÉVOLUTION.
clergé savait très-bien ce qu'il voulait. L'Assemblée
ne le savait pas. Elle accomplissait alors une œuvre
faible et fausse, ce qu'on appela la Constitution civile
du clergé.
Rien ne fut plus funeste à la Révolution que de
s'ignorer elle-même au point de vue religieux, de ne
pas savoir qu'en elle elle portait une religion.
Elle ne se connaissait point, et pas davantage le
christianisme ; elle ne savait pas bien si elle lui était
conforme ou contraire, si elle devait y revenir ou bien
aller en avant.
Dans sa confiance facile, elle accueillit avec plaisir
les sympathies que lui témoignait la masse du clei^é
inférieur. Elle se laissa dire, elle crut qu'elle allait
réaliser les promesses de l'Évangile, qu'elle était
appelée à réformer, renouveler le Christianisme, et
non à le remplacer. — Elle le crut, marcha en ce
sens; au second pas, elle trouva les prêtres rede-
venus des prêtres, des ennemis de la Révolution ;
l'Église lui apparut ce qu'elle était en effet, l'obsta-
cle, le capital obstacle, bien plus que la royauté.
La Révolution avait fait deux choses pour le clergé,
donné l'existence, l'aisance aux prêtres, la liberté aux
religieux. Et c'est justement là ce qui permit à Tépi-
scopat de les tourner contre elle ; les évêques désignè-
rent tout prêtre ami de la Révolution à la haine, au
mépris du peuple, comme gagné, acheté, corrompu
par l'intérêt temporel. L'honneur et l'esprit de corps
poussèrent les prêtres dans l'ingratitude ; ils laissèrent
VIOLENCES DES ÉVÊQUES. Ii9
laRérolution, leur bienfaitrice, pour l'épiscopat, leur
tyran.
Chose étrange, ce fut pour défendre leurs mons-
trueuses fortunes, leurs millions, leurs palais, leurs
chevaux et leurs maîtresses, que les prélats imposè-
rent aux prêtres la loi du martyre. Tel qui voulait
garder huit cent mille livres de rente fit honte au
curé de campagne des douze cents francs de traite-
ment qu'il acceptait de TAssemblée.
Le clergé inférieur se trouva ainsi tout d'abord, et
pour une question d'argent, mis en demeure de choisir.
Les évèques ne lui donnèrent pas un moment pour
réfléchir, lui déclarèrent que, s'il était pour la nation,
il était contre l'Église, — hors de l'unité catholique,
hors de la communion des évèques et du Saint-Siège,
membre pourri, rejeté, renégat et apostat.
Qu'allaient faire ces pauvres prêtres? sortir du
système antique, où tant de siècles avaient vécu, de-
venir tout-à-coup rebelles à cette autorité imposante,
qu'ils avaient toujours respectée, quitter le monde
coanu, et pour passer dans quel monde? dans quel
système nouveau?... Il faut une idée, une foi dans
cette idée, pour laisser ainsi le rivage, s'embarquer
àim l'avenir.
Un curé vraiment patriote, celui deSaint-Ëtienne-
du-Mont, qui, le 14 juillet, marchait sous le drapeau
du peuple à la tètede son district, fut accablé, effrayé,
de la cruelle alternative où le plaçaient les évèques.
n resta quarante jours, avec un cilice, k genoux
devant l'autel.
iSO LA fttVOLOTiail CMNT M»VOIR
11 eAt pu y reaier toujours, qu'il n'eèt pis troirvé de
réponse à l'insoluble question qui s'était posée.
Ce que la Révolution avait d'idées, aile le tenait
du dix-buUiéflie siècle, de Yoltaire, de Rontieau.
Perwmse, dans les vingt amiées qui s'éeoident entre
la ^nde époque des deux maîtres et la révolution^
entre la pensée et l'aetton, personne , dis^je, n'a sé-
rieusement continué leur o&uvre.
Donc la Révolution trouve la pensée hunuûiie où
ils l'ont laissée : l'ardente humanité dans Voltaire,
la fraternité dans Rousseau, deux bases, certes,
religieuses, mais posées seulement, très^peu fior-
BHjiees*
Le dwnier testament du siècle est dans deux pages
de Rousseau, d'une tendance fort diverse.
Dans l'une, au CwUrai sodalj il établit et il prouve
que le chrétien n'est pas, ne peut être citoyen.
Dans Fautre, qui est de Y Emile, il cède à un en-
thousiasme touchant pour l'Évangile, pour Jésus,
jusqu'à dire : « Sa mort est d'un Dieu I »
Cet élan de sentiment et de tendresse de cœur fut
noté, consigné comme un aveu précieux, comme un
démenti solennel que se donnait la philosoplûe du
dix-huitième siècle. De là, un malentendu immense,
et qui dure encore.
On se remit à lire TÉvangile, et, daqs ce livre de
résignation, de soumission , d'ob^issanoe aux puis-
sances, on lut partout ce qu'on avait soi-même alors
dans le cœur : la liberté, l'égalité. Elles y sont par-
tout, en effet, seulement il faut s'entendre : L'égalité
SE CONCILIER AVEC LE CHRISTIANISME. |3i
dans rc^ûnace, comme les Romains l'avaient ftdte
pour toutes les nations; la liberté intérieure, inactive,
toute renfermée dans Tàme, comme on pouvait la
concevoir y quand, toutes les résistances nationales
ayant cessé, le monde ssjifi espoir voyait s'affermir
rEmpire étemel.
Certes, s'il est unosituation contraire à celle de 80,
c'est celle-là. Rien n'était plus étrange que de oher«>
cher dans cette touchante légende de résignation
le code d'une ^poquQ où l'homme a réclamé son
droite
Le chrétien est cet homme résigné de l'ancien Em-
pire, qui ne place aucun espoir dans son action par-
* Et de celte fausse étnde de rËvangile on passa k une non moins
fausse interprétation de loat le système chrétien. Là aussi on trouva
juste ce qa^on avait en pensée, la liberté; on trouva que le christia-
nisme, qui sort d*une faute d'Adam, d*un ^\>us de la liberté, est la
religion de la liberté, — Oui, de la liberté perdue ^ voilà ce qu*U
faat ajouter. La liberté apparaît au point de départ du système, mais
pour périr sans retour. La fatalité de la première faute entraîne tout le
genre humain. Le peu qui échappe ^st sauvé, non par l*usage de la H-
bertéy mais bien par la grâce arbitraire du ChrisU Si vous insistez pour
que la liberté de Thomme y entre pour (quelque chose, vou3 diminuez
les mérites du Christ ; si vous voulez que la liberté noi)8 sauve, le
Christ n'est plus le Sauveur. — Pour tout dire en un mot, la liberté
est en tout système vivant ; donc, elle est dans le christianisme ; elle
en est même le point de départ, mais elle Q*en est pas la grande loi
caractéristique et dominante, celle qui fait la vie du système. Le dogme
chrétien n'est pas le dogme de la liberté, mais de la liberté imptiiS'^
tanl^, il enseigne la transmission d'une liberté perdue; il place le salut
dans la grâce, qui est {'activité libre de Dieu, mais non pas la nôtre, —
Ceci explique pourqyoi tout despotisme, féodal, royal, n'importe, s^esl
appuyé sur le christianisme.
452 LES DERNIERS CHRÉTIENS.
sonnelle, mais croit être sauvé uniquement, exclusi-
vement par le Christ. Il y a très-peu de chrétiens. Il
y en avait trois ou quatre dans l'Assemblée consti-
tuante. Dés cette époque, le christianisme (vivace
sans doute et durable comme sentiment^) était mort
comme système. Beaucoup s'y trompaient, entre au-
tres tels amis de la liberté, qui, touchés de l'Évangile,
se croyaient pour cela chrétiens. Quant à la vie po-
pulaire, le christianisme n'en conservait que ce qu'il
doit à sa partie anti-chrétienne, empruntée ou imitée
du paganisme, je veux dire à l'idolâtrie de la Viei^e,
des saints, à la matérielle et sensuelle dévotion du
Sacré-Cœur.
Le vrai principe chrétien (que l'homme n'est sauvé
que par la grâce du Christ), condamné solennelle-
t Doux sentiment, qui de tout temps, plus ou moins, s*e8t trouvé
dans FAme humaine. Il éclate avec des caractères variés, mais tou-
jours avec un charme infini, chez Tlndien toujours conquis, chef
le Juif en captivité (aux livres de Ruth et de Tobie, etc.)* Pois^
après le monde hellénique, après la chute des cités, des nationalités^
quand la patrie est désespérée, vous le retrouvez dans ces pauvres
exilés que fit partout Tépée de Rome ; ils tirent leur inspiration de la
résignation la plus touchante, et du pardon des ennemis. Ainsi Te»-
clave Térence devient Tami de Sciplon qui a détruit sa patrie; ainsi,
Virgile, le paysan de Mantoue, adore les Dieux impitoyables qui ont
condamné Mantoue. Nul fiel, nulle aigreur, seulement une mélancolie
infinie. — Ce sentiment de douceur résignée et de bienveiUance pour
tous les hommes, spécialement pour ceux qui nous ont cruellement
frappés, il est antérieur au christianisme, aussi ancien que le monde et
que la douleur sans espoir; néanmoins on l'a très-justement appelé
sentiment chrétien, puisque le christianisme Ta tellement généralisé,
approfondi. Sous lui, le moyen-Age tout entier devient un Virgile.
LES DERNIERS CHRETIENS. i33
ment par le pape vers la fin de Louis XIV, depuis n'a
fiiit que languir, ses défenseurs diminuant toujours
de nombre, se cachant, se résignant, mourant sans
bmit, sans révolte. Et c'est en cela que ce parti
prouve, autant que par sa doctrine, qu'il est bien
Traîment chrétien. Il se cache, je l'ai dit, quoiqu'il
ait encore des hommes d'une vigueur singulière,
qu'il gagnerait à montrer.
Moi, qui cherche ma foi ailleurs, et qui regarde
au Levant, je n'ai pu voir cependant sans une émotion
profonde ces hommes d'un autre âge qui s'éteignent
en silence. Oubliés de tous, excepté de l'autorité
pagano-chrétienne, qui exerce sur eux, à l'insu du
monde, lapins lâche persécution^, ils mourront dans
le respect. J'ai eu lieu de les éprouver. Un jour que
j'allais rencontrer dans mon enseignement leurs
grands hommes de Port^Royal, j'exprimai l'intention
de dire enfin ma pensée et de décharger mon cœur,
de dire qu'alors et aujourd'hui, en ceux-ci comme en
PortrRoyal, c'était le planisme qui persécutait le
christianisme. Ils me prièrent de n'en rien faire (qu'ils
me pardonnent ici de violer leur secret] : «Non, mon-
sieur, il est des situations où il faut savoir mourir eu
silence. » «-- Et, comme j'insistais avec sympathie,
* Persécution vraunent Uche, qui se prend surtout aux femmes, aux
dernières Sœurs jansénistes, les fait mourir à petit feu. — Lâche aussi
dans son acharnement sur TégUse de Saint Séverin ; on ne Ta pas dé-
molie, comme Port-Royal, mais transformée, livrée au paganisme du
Sacré-Cœur, périodiquement salie de prédications jésuitiques.
134 LES DERNIERS CBRKTICRS.
ils m'avouârent naïvement que, selon leur opinion,
ils n'avaiwt pas longtemps à souffrir, que le grand
jour, le dernier jour qui jugera les hommes et les
doctrines, ne pouvait tarder, le jour où le mmide doit
commencer de vivre, cesser de mourir... Celui qui,
de leur part, me disait ces choses étranges, était un
jeune homme austère, pâle, vieilli avant Tàge, qui
ne voulut pas dire son nom et que je n'ai point revu.
.Cette apparition m'est restée comme un noble adieu
du passé. Je crus entendre les demierp mots de la
Fiancée de Corinthe: « Nous nous en irons dans la
tombe rejoindre nos anciens dieux. »
11 y avait trois de ces hommes ii la Constituante.
Aucun n'avait de génie, aucun n'était orateur, et ils
n'en exercèrent pas moins une grande influence, trop
grande certainement. Héroïques, désintéressés, sincè-
res, excellents citoyens, ils contribuèrent plus que
personne à relancer la Révolution dans les vieilles
voies impossibles; autant qu'il était en eux, ils la
firent réformatrice, l'empêchèrent d'être fondatrice,
d'innover et de créer.
Que fallait-il faire en 90, en 1800? Il fallait au
moins attendre, faire appel aux forces vives de l'es-
prit humain.
Ces forces sont éternelles ; en elles est la source
intarissable de la vie philosophique et religieuse.
Point d'époque désespérée ; la pire des siècles mo-
dernes, celle déjà guerre de Trente ans, n'en a pas
ILS PO190ENT L'ASmnLÉB A LA HÉFOUR MI GLEROÉ. 135
moins produit Descartes, le rénoTateur de la pen-
sée européenne. Il fallait appeler la vie, et non cvga-
niserlamort.
Les trois hommes qui poussèrent rAsiemblée k
cette grande foute s'appelaient Camus, Grégofara et
Lanjttinais.
Trois hommes, trois têtes de fer* Ceux qui Tirent
Camus mettant la main sur Dumouries au milieu de
son année, ceux qui virent, le 31 mai, Lanjuinais
précipité de la tribune, remontant, s'y accrochant
entre les poignards et les pistolets, savent que peu
d'hommes furent braves à côté de ces deux braves.
Quant à Tévéque Grégoire, resté à la Convention pen-
dant toute la Terreur, seul sur son banc, dans sa robe
violette, personne n'osant s'asseoir près de lui, il a
laissé la mémoire du plus ferme caractère qui peut-
être ait paru jamais. La Terreur recula devant cet in-
flexible prêtre. Dans les jours les plus orageux, les plus
sombra nuits de la Convention, elle eut en Grégoire
l'immuable image du christianisme, sa protestation
muette, sa menace de résurrection.
Ces hommes intrépides et purs n'en furent pas
moins la tentation suprême de la Révolution. Ils la
poussèrent à ce tort grave, d'oi^aniser Téglise chré-
tienne sans croire au christianisme.
Sous leur influence, sous celle des légistes qui les
suivaient sans le bien voir, l'Assemblée, générale-
ment incrédule et voltairienne, se %ura qu'on pou-
vait toucher à la forme sans changer le fond. Elle
donna ce spectacle étrange d'un Voltaire réformant
136 ILS POUSSENT L'ASSEIOLBE A hk EEFOMU DU CLBIUiÉ.
TËglise, prétendant la ramener à la rigueur aposto-
lique.
A part l'incurable défaut de cette origine suspecte,
la réforme était raisonnable ; on pouvait l'appeler une
charte de délivrance pour l'église et le clergé.
L'Assemblée veut que désormais Je clergé soit l'élu
du peuple, affranchi du Concordat, du pacte honteux
où deux larrons, le roi, le pape, s'étaient partagé
l'Église, avaient tiré sa robe au sort; — affranchi, par
l'élévation du traitement régulier, de l'odieuse néces-
sité d'exiger le casuel, la dtme, de rançonner le peu-
ple ; — affranchi des passe-<lroits, des petits abbés de
cour qui, des boudoirs et des alcôves, sautaient à
l'épiscopat; — quitte enfin de tous les mangeurs,
des ventrus, des cages ridicules à empâter des
chanoines. — Une meilleure division des diocèses,
désormais d'égale étendue; quatre-vingt-trois évê-
chés, autant que de départements. Le revenu fixé à
soixante-dix-sept millions, et le clergé mieux rétribué
avec cette somme, qu'avec ses trois cents millions
d'autrefois qui lui profitaient si peu.
La discussion ne fut ni forte, ni profonde. 11 n'y
eut qu'un mot hardi, et il fut dit par le janséniste
Camus, dont il dépassait certainement la pensée :
« Nous sommes une Convention nationale; mms
avons assurément le pouvoir de changer la religion;
mais nous ne le ferons pas.... » Puis s'efirayant de
son audace, il ajouta bien vite : « Nous ne pourrions
l'abandonner sans crime » (!•' juin 90). Légistes et
théologiens, ils n'invoquaient que les textes, les vieux
RÉSISTANCE DU CLERGE (MAI-JUIN 90). 157
livres; à chaque citation contestée^ ils allaient cher-
cher leurs livres, ils s'inquiétaient de prouver, non
que leur opinion était bonne, mais qu'elle était
vieille : « Ainsi firent les premiers chrétiens. » Triste
argument. Il était fort douteux qu'une chose propre
au temps de Tibère, le fût dix-huit cents ans après, à
l'époque de Louis XYI.
U fallait, sans tergiverser, examiner si le droit était
en haut ou en bas, dans le roi, le pape, ou bien dans
le peuple.
Que produirait l'élection du peuple, on ne le savait
pas sans doute. Mais on savait parfaitement ce que
c'était qu'un clergé de la façon du roi, du pape et des
seigneurs^. Quelle contenance auraient faite ces pré-
lats qui criaient si haut, s'il leur eût fallu montrer de
quelle huile et de quelle main ils avaient été sacrés !
Le plus sûr était pour eux de ne pas trop remuer
cette question d'origine. Ils criaient de préférence sur
la question la plus extérieure, la plus étrangère à
l'ordre spirituel, la division des diocèses. On avait
beau leur prouver que cette division, tout impériale
* Le droit de collation, entre les mains des seigneurs, avait des effets
corieax. Un juiF, un Samuel Bernard, qai achetait telle seigneurie, par
cela même avait le droit de nommer k tel bénéfice ; entre les lods et
ventes, il acquérait le Saint-Esprit. — Le Saint-Esprit venait, hélas !
d'endroits plus tristes encore. Tel était évéque par la grâce de madame
de Polîgnac, tel fut nommé par la Pompadour, tel surpris à Louis XV
dans les M&tres ébats de madame Du Barry. Un joli abbé de vingt
ans, Tabbé de Bourbon, doté d*un million de rente, venait d'une petite
fille noble, qui fut vendue par ses parents, et longtemps élevée par le
Roi, pour le plaisir d'une niftt,
dans son origine romaine et faîte par le gouverne*
ment, pouvait être modifiée par un autre gouverne-
ment. Ils ne voulateutrien entendre, et s'aheurtaient
là... Cette division était la chose sainte et sacro-
sainte; nul dogme de la foi chrétienne n'était plus
avant dans leur cœur... Si Ton ne convoquait un
concile, si Ton n'en référait au pape, tout était fini;
on allait être schismatique, et de schismatîque héré-
tique, d'hérétique sacrilège, athée, etc. etc.
Ces facéties sérieuses qui à Paris faisaient hausser
les épaules, n'en avaient pas moins T^et voulu, dans
l'Ouest et le Midi. On les répandait imprimées à nom-
bres immenses, avec la fameuse protestation en fa-
veur des biens du clergé, laquelle arriva en deux
mois à la trentième édition. Répété le matin en
chaire, le soir commenté au confessionnal, orné de
glos€s meurtrières, ce texte de haine et de discorde
allait exaspérant les femmes, ravivant les fureurs re^
ligieuses, affilant les poignards, aiguisant les fourches
et les faulx.
Le 29, le 31 mai, l'archevêque d'Aix et l'évéqne
de Clermont (l'un des principaux meneurs et l'homme
de confiance du Roi) notifièrent à TÂssemblée l'ul-
timatum ecclésiastique: Que nul changement ne
pouvait se faire sans la convocation d'un concile. —
Dans les premiers jours de juin, le sang coule &
Nîmes.
Froment avait armé ses compagnies les plus sûres,
il avait même à grands frais habillé plusieurs de ses
hommes, aux couleurs du comte d'Artois. Voilà les
DE N11IB0 (iS lUlN 90). 199
premiers verdeis du Midi. Appuyé d'un aide«de*camp
du prince de Condé, soutenu de plusieurs officiers
muoicipanx, il avait enfin tiré du commandant de la
|Mt)Tince la promesse d'ouvrir rarsenal, de donner
des fusils à toutes les compagnies catholiques. Dernier
acte décisif que la municipalité et le commandant ne
pouvaient faire sans se déclarer firancbement contre
la Révolution.
Attendons encore un moment, disait la munici-
palité. Les élections du département commencent
le 4, à Nhnes ; allons doucement jusqu'au vote, fai-
sons-nous donner les places.
Agissons y disait Froment , les électeurs voteront
mieux, au bruit des coups de fusil. Les protestants
s'organisent. Ils s'entendent fortement, de Nîmes à
Paris, de Ntmes aux Cévennes.
Ntmes était-elle bien sûre pour le clergé, si l'on
attendait? La ville allait ressentir dans son industrie
un bienfait immédiat de la Révolution , la suppression
des droits sur le sel, le fer, les cuirs, les builes, sa-
vons, etc. Et la campagne catholique, fort catholique
avant la moisson, le serait-elle autant après, lorsque
le clergé aurait exigé la dtmet
Un procès était pendant contre les meurtriers de
mai, contre le frère de Froment. 11 avançait lente-
ment, ce procès, mais il avançait.
Une dernière chose et décisive, qui força Froment
d'agir, c'est que la révolution d'Avignon s'était ac-
complie le 11 et le 12, qu'elle allait démoraliser son
parti, lui faire tomber les armes des mains. Avant que
140 ÉRUPTION
la nouvelle fût répandue, le 13, au soir, il attaqua,
jour favorable, un dimanche, octave de la Fète-Dira,
une bonne partie du peuple ayant bu, étant montée.
Froment et les historiens de sa couleur, du parti
battu, assurent cette chose incroyable : que les
protestants commencèrent, qu'ils troublèrent eux-
mêmes les élections où était tout leur espoir; — ils
soutiennent que c'est le petit nombre qui entreprit
d'égorger le grand (six mille hommes contre vingt
et quelques mille, sans parler de la banlieue).
Et ce petit nombre était donc bien aguerri, bien ter-
rible ? C'était une population éloignée depuis un siècle
de toute habitude militaire ; — des marchands qui
craignaient excessivement le pillage ; — des ouvriers
chétifs, physiquement très-inférieurs aux portefaix,
vignerons et laboureurs que Froment avait armés.
Les dragons de la garde nationale, protestants pour
la plupart, marchands et fils de marchands, n'étaient
pas gens pour tenir contre ces hommes forts et rudes,
qui buvaient à volonté dans les cabarets le vin du
clergé.
Partout où les protestants avaient la majorité, les
deux cultes offrirent le spectacle de la fraternité la
plus touchante. A Saint-Hippolyte par exemple, le
6 juin, les protestants avaient voulu monter la garde
avec les autres, pour la procession de la Fête-Dieu.
Le jour de l'explosion , à Ntmes , les patriotes,
quinze cents du moins, et les plus actifs, étaient
réunis au club, sans armes, et délibéraient; les
tribunes pleines de femmes. La panique y fut hor-
DE HttM {ii inm 90V Ui
rible, aux premiers coups de fusil (13 juin 1790).
Huit jours avant, à l'ouverture des élections, on
avait commencé d'insulter, d'effrayer les électeurs.
Us demandèrent un poste de dragons, des patrouilles
pour dissiper la foule qui les menaçait. Mais cette
foule menaça bien plus encore les patrouilles; la
complaisante municipalité tint alors les dragons au
poste. Le 13, au soir, les hommes à houppes
rouges viennent dire aux dragons, que s'ils ne parv-
ient, ils sont morts. Us restent et reçoivent des coups
de fusil. Le régiment de Guienne brûlait d'aller au
secours ; les officiers ferment les portes, et le
tiennent au quartier.
Devant cette lutte inégale, devant les élections si
criminellement troublées, la municipalité avait un
devoir sacré, arborer le drapeau rouge, requérir les
troupes... Plus de municipalité. L'assemblée électo-
rale du département, dans cette ville hospitalière, se
trouve abandonnée des magistrats, au milieu des
coups de fusil.
Parmi les verdeu de Froment, se trouvaient les
domestiques même de plusieurs des officiers muni-
cipaux, péle-mèle avec ceux du clergé. La troupe,
la garde nationale ne recevant nulle réquisition,
Froment tenait seul le pavé ; ses gens égorgeaient
à leur aise, ils commençaient à forcer les mai-
sons des protestants. Pour peu qu'il gardât l'avan-
tage, il lui fût venu de Sommières, qui n'est qu'à
quatre lieues, un régiment de cavalerie, dont le colo-
nel, très-ardent, s'offrait, lui. ses hommes, sa bourse.
142 ÉftUPTioN DE mins,
La chose alors prenant la figope d'une vraie révo*
lution^ le commandant de la province eût suivi enfin
les ordres qu'il avait du comte d'Artois, il aurait
marché sur Ntmes. l
Chose tout-à-*fait inattendue , ce fut Ntmes qui ,
manqua. Des dix-huit compagnies catholiques for- I
mées par Froment, trois seulement le suivirent. Les i
quinze autres ne bougèrent. Grande leçon, qui fit ,
voir au clergé combien il s'était trompé sur l'état
réel des esprits. Au momait de verser le sang, les
vieilles haines fanatiques, habilement ravivées de
jalousie sociale, ne furent pas assez fortes encore.
Cette grande et puissante Ntmes, qu'on avait cru
pouvoir soulever si légèrement, resta ferme, comme
ses indestructibles monuments, ses nobles et étemelles
Arènes.
Un nombre infiniment petit des deux partis com-
battirent. Les verdeti se montrèrent très-braves,
mais furieux, aveugles. Par deux fois on força les
municipaux, enfin retrouvés, d'aller à eux avec le
drapeau rouge ; deux fois ils enlevèrent tout, drapeau
rouge et municipaux, à la barbe de leurs ennemis.
Ils tiraient sur les magistrats, sur les électeurs, sur
les commissaires du roi ; le lendemain, ils tirèrent sur
le procureur du roi et le lieutenant-criminel , qui
faisaient la levée des morts. Ces crimes capitaux, s'il
en fut, réclamaient la plus prompte , la plus sévère
répression. Eh bien, la municipalité ne réclama de la
troupe qu'un service de patrouilles !
Si Proment eût eu plus de monde, il eût sans doute
QMminiÉB (i4-i6 m» 90). i43
oeeapé le grand poste des Arônes, farès^défeodable
abn. Il y laissa quelques hommes, et quelques
autres aussi au couvent des Capucins. Lui-même,
il rentra dans son fort, aux remparts» dans la tour
du vieux château. Une fois dans oette tour? en sûreté,
tirant k son aise, il écrivit à Sommières, à Montpel*
lier, pour avoir secours. Il envoya dans les villages
catholiques, y fit sonner le tocsin.
Les catholiques furent très^ents^ ou môme res-
tèrent chez eux. Les protestants furent tràs*prompts.
A la noavelle du péril où se trouvaient les électeurs,
ils marchèrent toute la nuit. Le matin, de quatre à
six heures, une armée de Cévenols, sous la cocarde
tricolore, était dans Nimes^ en bataille, criant : Vive
la nation !
Alors les électeurs agirent. Formant un comité
militaire à l'aide d'un capitaine d'artillerie, ils allè-
rent k l'arsenal chercher des canons. On y entrait
par la rue , ou par le quartier du régiment de
» Guienne. Les officiers, dans leur malveillance^ leur
dirent : Passex par la rue. Ils y furent criblés de
coups de fusil, rentrèrent, et les officiers, voyant
leurs soldats indignés qui allaient tourner contre
eux, livrèrent enfin les canons. La tour, battue en
brèche, fut bien obligée de parler. Froment, auda-
cieux jusqu'au bout, envoya une incroyable missive,
où il offrait... « d'oublier... » Alors il n'y eut plus
de grâce, le soldat ne voulut plus que la mort des
assiégés. On tâchait de les sauver; mais ils se perdi-
îeoi eux-mêmes : m parlementant, Us tiraient. Ils
iU LA RÉVOLOTION inCTORKOSB
furent forcés, pris d'assaut, poursuivis et massacrés.
Deux jours, trois jours, on les chercha, ou du
moins, sous ce prétexte, beaucoup de haines s'assou-
virent. Le couvent des capucins (la boutique des
pamphlets, d'où on avait tiré d'ailleurs) fut forcé, et
tout tué. Il en fut de même d'un cabaret célèbre,
quartier-général des verdeis; on trouva cachés dans
ce bouge deux magistrats municipaux. Tout ce temps,
les deux partis se fusillaient par les rues, ou des fe-
nêtres. Les sauvages des Cévennes ne faisaient guère
grâce ; il y eut trois cents morts en trois jours. Nulle
église ne fut pillée, nulle femme insultée, ils étaient
austères dans la fureur même. Ils n'auraient pas ima-
giné, comme les verdets de 1815, de fouetter des
filles à mort d'un battoir fleurdelisé.
Cette cruelle afiaire de Ntmes, perfidement arran-
gée par la contre-révolution, eut cela de curieux
qu'elle écrasa ceux qui la firent. Le preneur fut pris
au piège, le gibier chassa le chasseur.
Tout manqua à la fois au moment de l'exécution.^
On comptait sur Montpellier. Le commandant
n'ose venir. Ce qui vient, c'est la garde nationale,
brave et patriote, le noyau futur de la légion de la
victoire, la 32^ demi-brigade.
On comptait sur Arles. En effet, Arles offre secours,
mais c'est pour écraser le parti de la contre-révo-
lution.
Le Pont-Saint-Esprit arrête les envoyés de
Froment.
Allez maintenant, appelez les catholiques du
A AVIGNON ET DANS TOUT LE MIDI (JUIN 90). itë
Rhône. Tâchez d'embrouiller les choses, de faire
croire qu'en tout ceci votre religion est en péril. Il
s'agit de la patrie.
C'est tout le Rhône catholique qui se déclare contre
vous, et bien plus révolutionnaire que ne furent les
protestants. Votre sainte ville du Rhône, la petite
Rome du pape, Avignon a éclaté.
Avignon ! Comment la France avait^Ue jamais pu
ôter ce diamant de son diadème. ... 0 Yaucluse? ô pur,
étemel souvenir de Pétrarque, noble asile du grand
Italien qui mourut d'amour pour la France, symbole
adoré du mariage futur des deux contrées, comment
donc étiez-vous tombé aux mains polluées du pape?...
Une femme pour de Taisent , pour l'absolution d'un
assassinat, vendit Avignon et Yaucluse (1348).
Avignon, sans prendre conseil, avait fait comme
la France, une milice nationale, une municipalité.
Le 10 juin, tout ce qu'il y avait de noblesse et d'amis
du pape, maîtres de l'Hôtel-de-YiUe, de quatre pièces
^ de canon, crient :Yive l'aristocratie I Trente per-
sonnes tuées ou blessées. Mais alors aussi, le peuple
se met sérieusement au combat, en tue plusieurs, en
prend vingtnleux. Toutes les communes françaises.
Orange, Bagnols, Pont- Saint-Esprit, viennent secou-
rir Avignon et sauver les prisonniers. Ils les tirent
des mains des vainqueurs, se chargent de les
garder.
Le 11 juin, on brise les armes de Rome. Et l'on
met à la place les armes de France. Avignon vient à
la barre de l'Assemblée nationale, et se donne à
o. 40
i46 LA RÉTOLCTIOM gEULB
sa vraie patrie, disant cette grande parole, testa-
ment du génie romain : « Français, r^ez sur
l'univers. »
Entrons plus loin dans les causes. Complétons,
expliquons mieux ce drame rapide.
Pour faire une guerre religieuse^ il faut être reli-
gieux. Le clergé n'était pasasses croyantpour fanatiser
le peuple.
Et il ne fut pas non plus trés*politique. Cette an-
née mème^ 1790, lorsqu'il avait tant besoin du peu-
ple qu'il soldait ici et là, il lui demanda encore la
dtme, abolie par l'Assemblée. Dans plusieurs lieux,
des soulèvements eurent lieu contre lui, spécialement
dans le Nord, pour cette malheureuse dime, qu'il ne
pouvait pas lâcher.
Ce clergé aristocratique, sans intelligence dea for-
ces morales, crut qu'un peu d'argent, de vin, la vio-
lence du climat, une étincelle suffisait. 11 aurait dû
comprendre, que, pour refaire du fanatisme, il fallait
du temps, de la patience, de l'obscurité, un pays
moins surveillé, loin des routes et des grandes villes.
On pouvait, à la bonne heure, travailler lentement
ainsi le Booage vendéen; mais agir en pleine lumière,
au beau soleil du Midi, sous l'csil inquiet des pro**
testants, dans le voisinage des grands centres, comme
Bordeaux, Marseille, Montpellier, qui voyaient tout,
qui pouvaient, à la moindre lueur, venûr^ marcher
sur rétînoelle... c'était un essai d'enfont.
AVAIT LA FOL 147
Fromeot fit ce qu'd pottvmit. U mmtm hetiioaup
d'âudMe, de décîsÂM, et d fut abaodoiifié^.
Il éclata au Traî mommt, voyant que l'affure
d'Avignoa aUaît gA4wr ceUe ée Ntiaes, m comj^taBt
pas b\)p aei chaoccs, waîa ticktml de emro, en
brave, que ces geu donteui qui jttsqve^tii n'oBaieit
se déclarer pour M , prendraient eofia leeir parti
quand îk le verraient engagé, qu'ils se poumiont de
sang-^tyid le voir écraser.
La municipalité, «utraociefit dH^ k houtgeoiaie ca^-
tholique, fut prudente; elle a'^osa rei^nr te ceni-
maodant de la province»
La noUesse fut {Hnidenle. Le cewnâadant, les of-
ficiers, en général, ne venlarant «îen iaitfe que aur
bonne et légale réquisition de la munietpalilé.
Ce n'était pas que les (Màms eaanquaaaeet décou-
rage. Mais le soldat a'élftU pas sâr. Au prenueriQndpe
atra-légal, il pouvait répondre àcoupsde fusil. Pour
* Pi-oiuem, édiarppi lu nassaore. Qttelque pêa favorable qu^on soit
elà lIioBSie et «i pM<l&, l«§t iinpeesîble 4eiie fas^^térctoeri -son
étrange destinée. Honoré» anobli, comblé paf le cevte iTAiaois^f é-
migration ; poi«, en hM6, débîsaé» tenié !.. On a dléUait partout avec
soin les l>rocbures qu'il publia alor^ le procès ^ Vieux serviteur
cMIre on «alire ingrat «t txm oœor. Dîrai-je que te mafttre alla
jusqu'à lui ôter, après le procès» la misérable p«aie ipensien lAiaen^
taire qu'il avait? •et o^ '«près traaie années 4e aervloe graUiit, veu-
lant que Tbomme ruiné, endetté, usé pour lui, mourût au coin d'une
borne... Les brochures dfel^oment mérîteraieot d'être réimprimée,
aiasiqneies llteoiv6s4e Fémigré hauban, devenus sitares. On de-
v«iîi fémitr'mm ^mm^ «Ét^bile ^Mdqyerile M. «iilUtaM fmt
Frw«nt08»).
i48 PARTOUT LE SOLDAT FRATERNISE
le donner, ce premier ordre , pour faire cette dan-
gereuse expérience, il fallait d'avance avoir sacrifié
sa vie. . . Sacrifié à quelle idée, à quelle foi?. . . La ma-
jorité de la noblesse, royaliste, aristocrate, n'en était
pas moins philosophe et voltairienne, c'est-à-dire par
un côté, gagnée aux idées nouvelles.
La Révolution , de plus en plus harmonique et
concordante, apparatt chaque jour davantage ce
qu'elle est, une religion. Et la Contre-révolution,
dissidente, discordante, atteste en vain la vieille foi,
elle n'est pas une religion.
Nul ensemble, nul principe fixe. Sa résistance est
flottante, dans plusieurs sens à-la-fois. Elle va,
comme un homme ivre, à droite et à gauche. Le roi
est pour le clergé, et il refuse d'appuyer la protesta-
tion du clergé. Le clergé solde, arme le peuple, et
il lui demande la dlme. La noblesse, les officiers, at-
tendent l'ordre de Turin, et en même temps celui
des autorités révolutionnaires.
Une chose leur manque à tous pour rendre leur
action simple et forte, la chose qui abonde dans
l'autre parti : la foi 1
L'autre parti, c'est la France; elle a foi à la loi
nouvelle, à l'autorité légitime, l'Assemblée, vraie
voix de la nation.
De ce côté, tout est lumière. De l'autre, tout est
équivoque, incertitude et ténèbres.
Comment hésiter T tous ensemble, le soldat, le
citoyen, se donnant la main, iront désormais d'on pas
ferme, et sous le même drapeau. D'avril en juin,
AVEC LE PEUPLE (AVRIL-JUIN 90). UU
presque tous les régiments fraternisentavec le pçuple.
£o Corse, à Caen, à Brest, à Montpellier, k Valence,
comme à Montauban, comme k Ntmes, le soldat se
déclare pour le peuple et pour la loi. Le peu d'oflB-
ciers qui résistent est tué, et l'on trouve sur eux
les preuves de leur intelligence ayec l'émigration.
On l'attend, celle-ci, de pied ferme. Les villes du
Midi ne s'endorment pas : Briançon, Montpellier,
Valence, enfin la grande Marseille, veulent se garder
elles-mêmes; elles s'emparent de leurs citadelles, les
remplissent de leurs citoyens. Viennent maintenant,
s'ils veulent, l'émigré et l'étranger!
Une France! une foi! un serment !... Ici, point
d'homme douteux. Si vous voulez rester flottant ,
quittez la terre de loyauté, passez le Bhin, passez les
Alpes.
Le Roi lui-même sent bien que sa meilleure épée.
Bouille, finirait par se trouver seul , s'il ne jurait
comme les autres. L'ennemi des fédérations qui se
mettait entre l'armée et le peuple, est obligé de cé-
der. Peuple, soldats, unis de cœur, tous assistent k
ce grand spectacle; l'inflexible va fléchir, le Roi
ordonne, il obéit; il s'avance entre eux, triste et
sombre, et sur son épée royaliste, jure fidélité k la
Révolution.
CHAPITRE X,
MI MCVEAU HttNCIPB. ^ OMAHttATMll SPORTANÉK » LA PHMMS
ta loi Tut partout devancée par Vactipa spontainèe. Obscurité et désordrob 4e
raocien régime. L*ordre noqreaa te fait hi^nène. Les DOQveaax pouvoirs
nrii»eDt d« mouveiqmt ée |s 4él|Tf«ii<e «I #f l« déf^iii. -* AsiwiMioBt
IntérieurM, extérieures, qui préparep^t les HiBiiicûtalités, les dép^rtemenla.
L* Assemblée crée treize cent mille magistrats, départementaux, muniei-
. p«iu» J«#olalrfi. itecaliaa te people par lei IbnettoM p«MiqMa<.
J'ai longuement raconté les résistances du vieux
principe, parlements, noblesse, clergé. Et je tais en
peu de mots inaugurer le nouveau principe , exposer
brièvement le fait immense où ces résistances vinrent
se perdre et s'annuler. Ce fait admirablement simple
dans une variété infinie, c'est Vwganisation spontanée
de la France.
Là est l'histoire, le réel, le positif, le durable. Et le
reste est un néant.
Ce néant, il a fallu toutefois le raconter longue-
ment. Le mal, justement parce qu'il n'est qu'une
exception, une irrégularité, exige, pourétre compris,
U LOI PUT PAKTOOT DBTANCÉK PAR L*ACTW1I SPOMTANÉB. ifiH
un détail minutieux. Le bien au contraire, le natu-
rel, qui Ta coulant de lui-nnéme, nous est presque
c<HiDu d'avance par sa conformité aux lois de notre
nature, par Timage étemelle du bien que nous por-
tiMis en nous.
Les sources où nous puisons Thistoire en ont coih
serré précieusement le moins digne d'être conservé,
Télément négatif, accidentel, l'anecdote individuelle,
telle on telle petite intrigue, tel acte de violence.
Les grands faits nationaux, où la France a agi
d'ensemble, se sont accomplis par des forces im-
menses, invincibles, et par cela même nullement
vialentBs. Os ont moins attiré les regards , passé
presque inaperçus.
Tout ce qu*on donne sur ces faits généraux , ce
sont les lois, qui en dérivent, qui en sont les derniè-
res formules. On ne tarit pas sur la discussion des
lois, on répète religieusement le partage des Assem-
blées. Mais les grands mouvements sociaux qui les
décidèrent, oes lois, qui en furent l'origine, la raison,
la nécessité, à peine une ligne sèche les rappelle au
souvenir.
C'est pourtant là le fait suprême, où se résout tout
le reste, dans cette miraculeuse amiée qui va de
juillet en juillet : la loi est partout devancée par
l'élan spontané de la vie et de l'action, — action, qui,
parmi tels désordres particuliers, contient pourtant
l'onbe nouveau, et d'avance réalise la loi qu'on fera
tont-à-rheure. L'Assemblée croit mener, elle suit;
elle est le greffier de la France ; ce que la France
i52 OBSCURITÉ ET DÉSORDRE DE L'ANCIEN RÉGIME.
fait, elle renregistre, plus ou moins exactement, elle
le formule, elle écrit sous sa dictée.
Que les scribes viennent ici apprendre, qu'ils sor-
tent un moment de leur antre, le Bulletin des Lois,
qu'ils écartent ces montagnes de papier timbré qui
leur ont caché la nature. Si la France n'avait pu se
sauver que par leur plume et leur papier, la France
aurait péri cent fois.
Moment grave, d'intérêt infini, où la nature se
retrouve à temps pour ne pas périr, où la vie, en pré-
sence du danger, suit l'instinct, son meilleur guide,
et trouve en lui son salut.
Une société vieillie, dans cette crise de résurrec-
tion, nous fait assister à l'origine des choses. Les
publicistes rêvaient le berceau des nations; pourquoi
rêver? levoici.
Oui, c'est le berceau de la France que nous avons
sous les yeux. . . Dieu te protège ! 6 berceau !.. qu'il te
sauve et te soutienne sur ces grandes eaux sans rivage
où je te vois avec tremblement flotter, sur la mer de
l'avenir!..
La France naît et se lève, au canon de la Bastille.
En un jour, sans préparatifs, sans s'être entendus
d'avance, toule la France, villes et villages, s'orga-
nise en même temps.
En chaque lieu, c'est la même chose : on va à la
maison commune, on prend les clefs et le pouvoir^
au nom de la nation. Les électeurs (en 89, tous ont
été électeurs) forment des comités, comme celui de
L'ORDRE NOUVEAU SB FAIT LUI-MÊME. |S3
Paris, d'où sortiront tout-à-l'heure les municipalités
routières.
Les gouvernements de villes (comme celui de
TËtat), échevins, notables, etc., s'en vont la tète
basse par la porte de derrière, laissant à la com-
mune, qu'ils administraient, des dettes pour sou-
venir.
La Bastille financière que Toligarcbie des notables
fermait si bien à tous les yeux, la caverne adminis-
trative^, apparaît au jour. Les informes instruments
de ce r^me équivoque, Tembrouillement des pa-
piers, la savante obscurité des calculs, tout cela est
traîné à la lumière.
Le premier cri de cette liberté (qu'ils appellent
l'esprit de désordre), c'est au contraire : ordre et
justice.
L'ordre, dans la pleine lumière. — La France dit à
Dieu, comme Ajax : « Fais-moi plutôt périr, à la
c clarté des cieuxl »
Ce qu'il y avait de plus tyrannique dans la vieille
tyrannie, c'était son obscurité. Obscurité du roi au
peuple, du corps de ville à la ville, obscurité non
moins profonde du propriétaire au fermier... Que
devait-on en conscience payer à l'État, à la com-
mune, au seigneur?.. Nul ne pouvait le savoir. La
plupart payaient ce qu'ils ne pouvaient même lire.
L'ignorance profonde où le grand instituteur du
* y. dans Leber, le honteux Ubleân de cette ancienne administra-
tion imuiieipaley les graUfications que se faisaient donner les éche-
vins, etc.| etc. Lyon était endettée de Tingt-neuf millions ! etc.
154 LES NOinvAux pomroiRs naissent du mouvement
peuple, le clergé, FaTait retenu, le livrait, aveugle et
sans déFense, à répouvantable vermine des gnlTon*
ueurs de papier. Chaque aouée, oe papier timbré re-
venait plus noir encore, aveo de lourdes surcharges,
pour refTroi du paysan. Ces surcharges mystérieuses,
inconnues, qu'on lui lisait bie&ou mal, il lui fallait les
payer; mais elles lui restaient sur le cœur, déposées
Tune sur l'autre, comme un trésor de Tengeauoes,
d'indemnités exigibles. Plusieurs, eu 89, disaient
qu'en quarante années, ils avaient payé, avec ces
surcharges, bien plus que ne valaient les bieos, donc
qu'ils étaient propriétaires.
Nulle atteinte ne fut portée à la propriété dan&nos
campagnes qu'au nom de la propriété. Le paysan
l'interprétait à sa manière; mais jamais il n'éleva de
doute sur l'idée même de ce droit. Le travailleur
des campagnes sait ce que c'est qu'acquérir ) l'acqui-
sition par le travail qu'il foit ou voit faire tous les
jours, lui inspire le respect, et coiome la religion de
la propriété.
C'est au nom de la propriété, longtemps violée et
méconnue par les agents des seigneurs, que les
paysans érigèrent ces mais où ils suspendairat les
ins^nes de la tyrannie féodale et fiscale, les girouettes
des châteaux, les mesures de redevances injustement
agrandies, les cribles qui triaient le grain tout au pro-
fit du seigneur, ne laissaient que le rebut.
Les comités de juillet 89 (origine des municipa-
lités de 90) furent, pour les villes surtout, l'insur-
rection de la liberté, — et pour les villa^, celle de
ra U MUVIUNCB ET DB LA DÉPBNSK. iW
la propriété, je veui dire de la plus sainte propriété,
du Iruvail de rbomme.
Les associations de villages furent des sociétés de
garanties l"" contre l'homme d'affaires, S"" contre le
brigand, — deux mots souTent synonymes.
Conjuration contre les hommes d'argent, coUec^
leurs, i^isseurs, procureurs, huissiers, contre cet
affreux grimoire qui, par une magie inconnue, avait
desséché la terre , anéanti les bestiaux , maigri la
paysan jusqu'à l'os, jusqu'au squelette.
Confédération aussi contre ces bandes de pillards,
qui couraient la France, gens sans travail, affamés,
mendiants devenus voleurs, qui la nuit coupaient les
blés, même en vert, tuaient l'espérance. Si les vil*
lages n'avaient pris les armes, une famine terrible en
fût résultée» une année comme fut l'an mil, et
plusieurs da moyen^^Age. Ces bandes mobiles, insai-
sissables, attendues partout, et que la terreur ren-
dait comme présentes partout, glaçaient d'ef&oi nos
populations moins militaires qu'aujourd'hui.
Tout village arma. Les villages se promirent pro<*
tection mutuelle. Ils convenaient entre eux de se
réunir en cas d'alarme à tel lieu, dont la position
était centrale, pu qui dominait un passage de route
ou de rivière, important pour le pays.
Un seul faitéelaircira mieux, U rappelle sous quel*
ques rapports la panique de Saint-Jean^u*6ard, que
j'ai racontée plus haut.
Un jour d'été, de grand matin, les habitants de
Chavignon (Aisne) virent, non sans crainte, leurs
156 ASSOCIATIONS INTÉRIEURES, EXTÉRIEURES,
rues toutes pleines de gens armés. Ils reconnurent
qu'heureusement c'étaient leurs voisins et amis, les
gardes nationales de toutes les communes voisines,
qui, sur une fausse alarme, avaient marché toute la
nuit pour venir les défendre des brigands. On s'atten-
dait à un combat, et ce ne fut qu'une fête. Tous les
gens de Ghavignon, ravis, sortirent des maisons, se
mêlèrent à leurs amis. Les femmes apportèrent, mi-
rent en commun tout ce qu'on avait de vivres; on
ouvrit des pièces de vin. On déploya sur la place le
drapeau de Ghavignon, où l'on voyait du blé, des rai-
sins, traversés d'une épée nue ; la devise résumait
très-complètement toute la pensée du moment :
Abondance et sécurité, liberté, fidélité et concorde.
Le capitaine-général des gardes nationales qui étaient
venues, fit un petit discours fort touchant sur l'em-
pressement des communes à venir défendre leurs
frères : « Au premier mot, nous avons laissé nos
femmes et nos enfants en larmes ; nous avons laissé
nos charrues, nos ustensiles, dans les champs... Nous
sommes venus, sans prendre letempâ de nous habil-
ler tout-à-fait...»
Les gens de Ghavignon, dans une adresse à l'Assem-
blée nationale, lui racontent tout, comme l'enfant à
sa mère, et, pleins de reconnaissance, ils ajoutent ce
mot du cœur : a Quels hommes, messieurs, quels
hommes, depuis que vous leur avez donné une
patrie ! »
Gesexpéditions spontanées se faisaientainsi, comme
en famille, le curé marchant en tète. A celle de Cba-
Sffn PEiPARBNT LES MUNiaPALITÉS, LES DÉPARTEMENTS. iS7
vigoon, quatre des communes qui vinrent avaient
leurs curés avec elles.
Dans certaines contrées, par exemple dans la
Haute-Saône, les curés ne s'associèrent pas seule-
ment à ces mouvements, ils s'en firent le centre,
en furent les chefs, les meneurs. Dès le 27 sep-
tembre 1789, dans les environs de Luxeuil, les com-
munes rurales se fédérèrent sous la direction du curé
de Saint-Sauveur. Tous les maires jurèrent dans ses
mains.
A Issy-FËvèque (Haute-Saône), il y eut une chose
plus étrange. Dans l'anéantissement de toute autorité
publique, ne voyant plus de magistrat, un vaillant
curé prit pour lui tous les pouvoirs; il rendit des or-
donnances, rejugea des procès jugés; il fit venir les
maires du voisinage, et promulgua devant eux les
lois nouvelles qu'il donnait à la contrée; puis, armé,
l'épée à la main, il commençait à procéder au par-
tage é^al des terres. Il fallut arrêter son zèle, lui rap-
peler qu'il y avait encore une Assemblée nationale.
Ceci est rare et singulier. Le mouvement en
général fut régulier, mieux ordonné qu'on ne l'eût
attendu de telles circonstances. Sans loi, tout suivit
une loi, la conservation, le salut.
Avant que les municipalités ne s'organisent, le vil-
lage se gouverne, se garde, se défend, comme asso-
ciation armée d'habitants du même lieu.
Avant qu'il n'y ait des arrondissements, des dé-
partements créés par la loi, les besoins communs,
spécialement celui d'assurer les routes, d'amener les
i98 L'AttmLÉB GRÉE TREUB CBHT MILLE ■A«lfiTftÂTS.
subsistances, forment des associations entre villages
et villages, villes et villes, de griuides confédérations
de protection mutuelle.
On est tout près de bénir ces périls^ quand on
voit qu'ils forcent les hommes de sortir de l'isolement^
les arrachent à leur égoïsme, les habituent à se sen-
tir vivre dans les autres, qu'ils éveillent en ces Ames
engourdies d'un sommeil de plusieurs siècles^ la pre-
mière étincelle de fraternité»
La loi vient reconnaître, autoriser, couronner tout
cela; mais elle ne le produit point.
La création des municipalités^ la concentration
dans leurs mains de pouvoirs même non communaux
(contributions, haute police^ disposition de la force
arméC) etc.) ^ cette concentration qu'on a reprochée
k l'Assemblée^ n'était pas l'eflfet d'un système, c'était
la simple reconnaissance d'un fait. Dans l^anéantis-
sèment de la plupart des pouvoirs, dans Tinaction
volontaire (souvent perfide) de ceux qui restaient^
l'instinct de la conservation avait fait ce qu'il fait
toujours : les intéressés avaient pris eux-mêmes leurs
affaires en main. Et qui n'est intéressé dans da telles
crises? Celui qui n'a point de propriété, celui pti n'a
rien, comme on dit, a pourtant encore ce qui est
bien plus cher qu'aucune propriété, une femme, des
enfants à défendre.
La nouvelle loi municipale créa douxe osni mî/le
magistrats municipaux. L'organisation judiciaire créa
cent mille juges (ik>nt cinq mille juges de paix, qua-
tra-vingt mille assesseurs des juges de paix)« Tout
M^AmTfilIBlITAUt, lUNiOtfAUX, IUDICIAIBK8. 189
cela pris dans les quatre millùmi deux cent quatre-
ving^iohhuit mi/fo électeurs primaires ^ (qui, comme
propriétaires ou locataires^ payaient la talcur de trois
journées de travail^ environ trois litres).
Le suffrage universel avait donné six millions de
votes ; je m'expliquerai plus loin sur cotte limitation
du droit électoral, sur les principes divers qui domi-*
néreot TAssemblée.
n me suffit ici de faire remarquer le prodigieux
mouvement que dut faire en France, au printemps de
90, cette création d'un monde de juges et administra-
teurs, ^eisie cera milk àrlafois, tous sortis de l'élec-
tion!
On peut dire qu'avant la conscription militaire,
la France avait fait une conscription de magistrats.
La conscription de la paix, de l'ordre» de la fra«
temité. Ce qui domine, ici, dans Tordre judiciaire,
c'est ce bel élément nouveau , inconnu à tous les
siècles, les cinq mille arbitres ou juges de paix, leurs
quatre^vîngt mille assesseurs. Et, dans l'ordre muni--
cipal, c'est la dépendance où la force militaire se
trrave à l'égard des magistrats du peuple.
* Cest le nombre donné en 4794 dans Y Atlas niUional de fronce^
destiné k rinstruction publique, et dédié à rAssemblée. L'èrèqne
4*^1111111, èÊK» SB diseoun d« S Jaln 4790, ne conpU ^te troif
millions six cent mille citoyens actils. Ce peiît nombre serait trop
grand, s*il ne s'agissait que des propriétaires ; mais il s*agit aussi de
ceux qui payent la yaleur d'environ trois livres comme locataires. Le
grand nombre est le plus vraisemblable. Tous deux, au reste, le grand
et le petit, sont sans doute approximatifs.
160 ÉDUCATION DU PEUPLE PAR LES FONCTIONS PUBLIQUES.
Le pouvoir municipal hérita de toutes les ruiaes.
Lui seul, entre l'ancien régime détruit, le nouveau
sans action, lui seul fut debout. Le roi était désarmé.
Tannée désoi^nisée, les états, les parlements dé-
molis, le clergé démantelé, la noblesse rasée tout-à-
l'heure. L'Assemblée elle-même, la grande puis-
sance apparente , ordonnait plus qu'elle n'agissait ;
c'était une tète sans bras. Elle eut quarante-quatre
mille mains dans les municipalités. Elle se remit
presque de tout aux douze cent mille magistrats mu-
nicipaux.
Ce nombre immense était une grande difficulté
d'action; mais, comme éducation d'un peuple, comme
initiation à la vie publique , c'était admirable. Re-
nouvelée rapidement, la magistrature devait bientôt^
dans beaucoup de localités, épuiser la classe où elle
se recrutait (les quatre millions de propriétaires ou
locataires à trois livres d'impôt). Il fallait, c'était une
belle nécessité de cette grande initiation, il fallait
créer une classe nouvelle de propriétaires. Les
paysans du clergé, de l'aristocratie, exclus d'abord
de l'élection comme clients de l'ancien r^^e,
allaient maintenant, comme acquéreurs des biens
mis en vente, se trouver propriétaires, électeurs,
magistrats municipaux, assesseurs de juges de
paix, etc., et, comme tels, devenir les plus solides
appuis de la Révolution.
CHAPITRE XI.
DE LA RBLIGIOM NOUVELLE. FÉDÉRATIONS. (Jalltel 8».Jalllet 90.)
U Franc* de 99 a smU la libarté, celle de 90 sent l'anllé de la patrie. Let
fédérations ont aplani les obsUdes. Les barrières artificielles tombent.
— Procés-verlMinx des fédérations. Ils témoignent de Tamoar de Tonité nou-
velle, do sacriftce des provinciaHtés, des vieilles babitodes. ~ Fêtes des
fédéraliottf. Symboles vivaDts. Le vieillard, la fille, la femme, la mère.
L'enfont sur Taotel de la patrie. Oubli des divisions de classes, de partis,
de religions. L'homme retrouve la nature. L'homme embrasie de cœur la
pairie, llimnanité. - AddiUons et détails divers.
Rien de tout cela encore dans l'hiver de 89. Ni
municipalités régulières, ni départements. Point de
lois, point d'autorité, aucune force publique. Tout va
se dissoudre, ce semble, c'est l'espoir de l'aristocra-
tie... Ah! vous vouliez être libres; voyez maintenant,
jouissez de l'ordre que vous avez fait... — A cela,
que répond la France ?Dans ce moment redoutable,
elle est sa loi à elle-même ; elle franchit sans secours,
dans sa forte volonté, le passage d'un monde à l'autre,
elle passe, sans trébucher, le pont étroit de l'abtme,
elle passe, sans y regarder, elle ne voit que le but.
Elle s'avance avec courage dans ce ténébreux hiver,
n. 41
i6â LA FRANCE DE 90 SENT L^UNITÉ DE LA PATRIE.
vers le printemps désiré qui promet la lumière nou-
velle.
Quelle lumière? Ce n'est plus, comme en 89,
Tamour vague de la liberté. C'est un objet déterminé
d'une forme fixe, arrêtée, qui mène toute la nation,
qui transporte, enlève les cœurs; à chaque pas que
Ton fait, il apparaît plus ravissant, et la marche est
plus rapide... Enfin, l'ombre disparaît^ le brouillard
s'enfuit, la France voit distinctement ce qu'elle ai-
mait, poursuivait sans le bien saisir encore : l'unité
de la patrie.
Tout ce qu'on avait cru pénible, difficile, insur-
montable, devient possible et facile. On se demandait
comment s'accomplirait le sacrifice de la patrie pro-
vinciale, du sol natal, des souvenirs, des fMnéjugés en-
vieillis... « Comment, se disait-on, le Languedoc
consentira-tril jamais à cesser d'être Languedoc, un
empire intérieur, gouverné par ses propres lois?
Comment la vieille Toulouse descendra-trclle de son
capitole, de sa royauté du Midi?... Et croycE-vous
que la Bretagne mollisse jamais devant la France,
qu'elle sorte de sa langue sauvage, de son dur génie?
Vous verrez mdlir avant les rescifs de Saint-Malo et
les rochers de Penmarck. »
Eh bien l la grande patrie leur apparaît sur l'autel,
qui leur ouvre les bras et qui veut les embrasser...
Tous s'y jettent^ et tous s'oubkent ; iU ne savent plus
cejour-là de quelle province ils étaient... Enfants iso-
lés, perdus jusqu'ici, ils ont trouvé une mère ; il&soot
bten plus qu'ils ne croyaient; ils avaient l'humilité de
LES PÉDÉRATiOItS ONT APUNI l.RS OBSTACLES. U>3
se croire Bretons, Provençaux... Non, enfants, sa-
chez-le bien, vous étiez les fils de la France, c'est elle
qui vous le dit, les fils de la grande mère, de celle qui
doit, dans l'égalité, enfanter les nations.
Rien de plus beau à voir que ce peuple avançant
^ers la lumière, sans loi, mais se dranant la main. Il
avance, il n'agit pas, il n'a pas besoin d'agir; il
avance, c'est assez, la simple vue de ce mouvement
immense fait tout reculer devant lui; tout obstacle
fuit, disparatt, toute résistance s'efiace. Qui son-
gerait a tenir contre cette pacifique et formidable
apparition d'un grand peuple armé?
Les fédérations de novembre brisent les états pro-
vinciaux, celles de janvier finissent la lutte des par-
lements; celles de février compriment les désordres
et les pillages; en mars, avril, s'organisent les
masses qui étouffent en mai et juin les premières
étincelles d'une guerre de religion ; mai encore voit
les fédérations militaires, le soldat redevenant ci-
toyen, répée de la contre-révolution, sa dernière
arme, brisée... Que reste-tnilT la fraternité a aplani
tout obstacle, toutes les fédérations vont se confé-
dérer entre elles, l'union tend à l'unité. Plus de fë^
dératioos, eUes sont inutiles, il n'en faut plus qu'une :
la France. — £Ue appâtait trans^irée dans la lu-
mîèfe de juillet.
Tout ceci, est-ce un niiFacle?... Oui, le plus grwd
et la plus simple, c'est le retour à la nature. Le fond
de la nature bumaine, c'est la sociabilité. 11 avait
fallu tout un monde d'inventions contre nature pour
16 i LES BARRIÈRES ARTIPICIBLLRS TOIffiENT.
empêcher les hommes de se rapprocher. Douanes
intérieures, péages innombrables sur les routes et
sur les fleuves, diversités infinies de lois et de règle-
ments, de poids, mesures, et monnaies, rivalités de
villes, de pays, de corporations, soigneusement entre-
tenues... Un matin , ces obstacles tombent, ces
vieilles murailles s'abaissent. . . Les hommes se voient
alors, se reconnaissent semblables, ils s'étonnent d'a-
voir pu s'ignorer si longtemps, ils ont regret aux
haines insensées qui les isolèrent tant de siècles, ils
les expient, s'avancent les uns au-devant des autres,
ils ont hâte d'épancher leur cœur.
Voilà ce qui rendit si facile, si exécutable, une
création qu'on croyait tout artificielle , celle des
départements. Si elle eût été une pure conception
géométrique, éclose du cerveau de Sieyes, elle n'eût
eu ni la force ni la durée que nous voyons ; elle n'eût
pas survécu à la ruine de tant d'autres institutions
révolutionnaires. Elle fut généralement une création
naturelle, un rétablissement légitime d'anciens rap-
ports entre des lieux, des populations, que les insti-
tutions artificielles du despotisme, de la fiscalité, te-
naient divisées. Les fleuves, par exemple, qui, sous
l'ancien régime, n'étaient guère que des obstacles
(vingt- huit péages sur la Loire I pour ne donner
qu'un exemple), les fleuves, dis-je, redevinrent ce
' que la nature veut qu'ils soient, le lien du genre hu-
main. Ils formèrent, nommèrent la plupart des dépar-
ments; ceux-ci, Seine, Loire, Rh6ne, Gironde,
Meuse, Charente, Allier, Gard, etc., furent comme
PROCiCS-VERBAUX DES FéDÉRATIOMS (JUILLET 89-JUILLET 90). |<)5
des fédérations Daturelles entre les deux rives des
fleuves, que l'État reconnut, proclama et con-
sacra.
La ' plupart des fédérations ont elles - mêmes
conté leur histoire. Elles l'écrivaient à leur mère,
l'Assemblée nationale, fidèlement, naïvement, dans
une forme bien souvent grossière, enfantine ; elles
disaient, comme elles pouvaient; qui savait écrire,
écrivait. On ne trouvait pas toujours dans les cam-
pagnes le scribe habile qui fût digne de cons^er ces
choses à la mémoire. La bonne volonté suppléait...
Véritables monuments de la fraternité naissante,
actes informes, mais spontanés, inspirés, de la
France, vous resterez à jamais pour témoigner du
cœur de nos pères, de leurs transports, quand pour la
première fois ils virent la face trois fois aimée de la
patrie.
J'ai retrouvé tout cela, entier, brûlant, comme
d'hier, au bout de soixante années, quand j'ai récem-
ment ouvert ces papiers, que peu de gens avaient
lus. A la première ouverture, je fus saisi de respect ;
je ressentis une chose singulière , unique, sur la-
quelle on ne peut pas se méprendre. Ces récits en-
thousiastes adressés à la patrie (que représentait
l'Assemblée), ce sont des lettres d'amour.
Rien d'ofiSciel ni de conmiandé. Visiblement, le
cœur parle. Ce qu'on y peut trouver d'art, de rhéto-
rique, de déclamation, c'est justement l'absence
d'art, c'est l'embarras du jeune honmie qui ne sait
comment exprimer les sentiments les plus sincères,
165 ILS TÉMOIGNENT DB L* AMOUR DE L'DNITÉ NOUVELLE,
qui emploie les mots des romans, faute d'autres, pour
dire un amour vrai. Mais de moment en moment,
une parole arrachée du cœur proteste contre cette
impuissance de langage, et fait mesurer la profondeur
réelle du sentiment. . . Tout cela verbeux ; eh ! dans
ces moments, comment finit^n jamais?.. Comment
se satisfaire soi-même?.. Le détail matériel les a fort
préoccupés ; nulle écriture assec belle, nul papier assez
magnifique, sans parler des somptueux petits rubans
tricolores pour relier les cahiers. . . Quand je les aper-
çus d'abord, brillants et si peu fanés, je me rappelai
ce que dit Rousseau du soin prodigieux qu'il mit à
écrire, embellir, parer les manuscrits de sa Julie...
Autres ne furent les pensées de nos pères, leurs soins,
leurs inquiétudes, lorsque, des objets passagers,
imparfaits, l'amour s'éleva en eux à cette beauté
éternelle !
Ce qui me toucha, me pénétra d'attendrissement
et d'admiration, c'est que dans une telle variété
d'hommes, de caractères, de localités, avec tant d'é-
léments divers, qui la plupart étaient hier étrangers
les uns aux autres, souvent même hostiles, il n'y a
rien qui ne respire le pur amour de l'unité.
Où sont donc les vieilles différences de lieux et de
races? ces oppositions géographiques, si fortes, si
tranchées? Tout a disparu, la géographie est tuée.
Plus de montagnes, plus de fleuves, plus d'obstacles
entre les hommes... Les voix sont diverses encore,
mais elles s'accordent si bien, qu'elles ont l'air de
partir d'un même lieu, d'une même poitrine...
DU SACRIFICE DES MIOVUICIAUTÉS, OBS VIEILLES HABITUDES. i67
Tout a gravité vers un point , 8t c'est ce peint
qui résonne ; tout part à la fiois du cour de la
France.
Voilà la force de Tamour. Pour atteindre à l'unité,
rien n'a fiait obstacle, nul sacrifiée n'a coûté. D'un
coup, sans s'en apercevoir môme, ils ont oublié à la
fois les choses pour lesquelles ils se seraient Tait
tuer la veille, le sol natal, la tradition locale, la lé*-
gende... Le temps a péri, l'espace a péri, ces deux
conditions matérielles auxquelles la vie est sou-
mise.:. Étrange viia nuova qui commence pour la
France, toiinemment spirituelle, et qui fait de toute
sa Révolution une sorte de rêve, tantôt ravissant
et tantôt terrible... Elle a ignoré Tespace et le
temps.
Et c'est pourtant l'antiquité, les habitudes, les
vieilles choses connues, les signes usités, les sym-
boles vénérés, c'est tout cela qui jusqu'à ce jour avait
fiiillavie... Tout cela aujourd'hui ou pâlit, ou dis-
parate Ce qui en reste, par exemple, les cérémonies
du vieux culte, appelé pour consacrer ces fêtes nou-
velles, on sent que c'est un accessoire. 11 y a dans ces
immenses réunions où le peuple de toute classe et de
toute communion ne fait plus qu'un même cœur, une
chose plus sacrée qu'un autel. Aucun culte spécial ne
prête de sainteté à la chose sainte entre toutes:
Vhomme fraternisant devant Dieu.
Tous les vieux emblèmes pâlissent, et les nouveaux
qu'on essaie ont peu de signification. Qu'on jure sur
le vieil autel, devant le Saint-Sacrement, qu'on jure
468 FÊTES DES PÉDÉRATIONS.
devant la froide image de la Liberté abstraite, le vrai
symbole se trouve ailleurs. C'est la beauté, la gran-
deur, le charme éternel de ces fêtes: le symbole y est
vivant.
Ce symbole pour l'homme, c'est l'homme. Tout le
monde de convention s'écroulant, un saint respect
lui revient pour la vraie image de Dieu. Il ne se
prend pas pour Dieu ; nul vain orgueil. Ce n'est point
comme dominateur ou vainqueur, c'est dans des
conditions tout autrement graves et touchantes, que
l'homme apparaît ici. Les nobles harmonies de la fa-
mille, de la nature, de la patrie, suffisent pour remplir
ces fêtes d'un intérêt religieux, pathétique.
Le vieillard d'abord préside. Le vieillard, entouré
d'enfants, a pour enfant tout le peuple. La musique
l'amène et le reconduit. A la grande fédération de
Rouen, oh parurent les gardes nationales de soixante
villes, on alla chercher jusqu'aux Andelis, pour pré-
sider l'assemblée, un vieux chevalier de Midte, âgé de
quatre-vingtrcinq ans. A Saint-Andéol, l'honneur de
prêter serment à la tête de tout le peuple fut déféré à
deux vieillards de quatre-vingt-treize et quatre-vingt-
quatone ans. L'un, noble, colonel de la garde natio-
nale, l'autre simple laboureur. Ils s'embrassèrent sur
l'autel, en remerciant le ciel d'avoir vécu jusque-là.
Le peuple ému crut voir dans ces hommes vénéra-
bles Téternelle réconciliation des partis. Ils se jetèrent
tous dans les bras les uns des autres, se prirent par la
main; une farandole immense, embrassant tout le
mondof sans exception, se déroula par la ville, dans
SraMLES VIVANTS: LE VIKILLARD, LA JEUflE PILLE, 1Q9
les champs, vers les montagnes d' Ardèche et vers les
prairies du Rhône; le vin coulait dans les rues, les
tables y étaient dressées, et les vivres en commun.
Tout le peuple ensemble mangea le soir cette agape,
en bénissant Dieu.
Partout, le vieillard à la tète du peuple, siégeant
à la première place, planant sur la foule. Et autour
de lui, les filles, comme une couronne de fleurs.
Dans toutes ces fêtes, l'aimable bataillon marche
eo robe blanche, ceinture à la nation (cela voulait
dire tricolore). Ici, Tune d'elles prononce quelques
paroles nobles, charmantes, qui feront des héros de-
main. Ailleurs (dans la procession civique de Romans
en Dauphiné), une belle fille marchait, tenant à la
main une palme, et cette inscription : Au meilleur
citoyen/.. Beaucoup revinrent bien rêveurs.
Le Dauphiné, la sérieuse, la vaillante province, qui
ouvrit la Révolution, fit des fédérations nombreuses, et
de la province entière, et de villes, et de villages. Les
communes rurales de la frontière, sous le vent de la
Savoie, à deux pas des émigrés, labourant près de
leurs fusils, n'en firent que plus belles fêtes. Bataillon
d'enfants armés, bataillon de femmes armées, autre
de filles armées. A Haubec, elles défilaient en bon
ordre, le drapeau en tète, tenant, maniant l'épée nue,
avec cette vivacité gracieuse qui n'est qu'aux fem-
mes de France.
J'ai dit ailleurs l'héroïque initiative des femmes
et filles d'Angers. Elles voulaient partir, suivre
la jeune armée V Anjou, de Bretagne, qui se diri-
170 LA WEUm, LA MÈRE.
geait sur Rennes, prendre leur part de cette pre-
mière croisade de la liberté, nourrir les combattants,
smgner les blessés. Elles juraient de n'épouser jamais
que de loyaux citoyens, de n'aimer que les vaillants,
de n'associer leur vie qu'à ceux qui donnaient la leur
à la France.
Elles inspiraient ainsi l'élan dès 88. Et maintenant,
dans les fédérations de juin, de juillet 00, après tant
d'obstacles écartés, dans ces fêtes de la victoire, nul
n'était plus ému qu'elles. La famille, pendant l'hiver,
dans l'abandon complet de toute protection publique,
avait couru tant de dangers 1... Elles embrassaient,
dans ces grandes réunions si rassurantes, l'espoir
du salut. Le pauvre cœur était cependant encore
bien gros du passé... de l'avenir?... mais elles
ne voulaient d'avenir que le salut de la patrie ! Elles
montraient, on le voit dans tous les témoignages
écrits, plus d'élan, plus d'ardeur que les hommes
même, plus d'impatience de prêter le serment ci-
vique.
On éloigne les femmes de la vie publique ; on ou-
blie trop que vraiment elles y ont droit plus que per-
sonne. Elles y mettent un enjeu bien autre que nous;
l'homme n'y joue que sa vie, et la femme y met son
enfant... Elle est bien plus intéressée à s'informer, à
prévoir. Dans la vie solitaire et sédentaire que mènent
la plupart des femmes, elles suivent de leurs rêveries
inquiètes les crises de la patrie, les mouvements des
armées... Vous croyez celle-ci au foyer î... non, elle
est en Algérie, elle participe aux privations, aux mar-
LA FEMIIK, LA IIÉIIB. 171
ches de nos jeunes soldats en Afrique, elle souffre et
combat avec eux.
Appelées ou non appelées, elles prirent la plus
vive part aux fêtes de la fédération. Dans je ne sais
quel Tillage, les hommes s'étaient réunis seuls dans
un vaste bâtiment, pour faire ensemble une adresse à
l'Assemblée nationale. Elles approchent, elles écou-
tent, elles entrent, les larmes aux yeux, elles veulent
en être aussi. Alors, on leur relit l'adresse ; elles s'y
joignent de tout leur cœur. Cette profonde union de
la famille et de la patrie pénétra toutes les Ames d'un
sentiment inconnu. La fête, toute fortuite, n'en (bt
que plus touchante... Elle fut courte, comme tous
nos bonheurs, elle ne dura qu'un jour. Le récit finit
par un mot naïf de mélancolie, et de retour sur soi-
même : « C'est ainsi que s'est écoulé le plus bel in-
stant de notre vie. »
C'est qu'il faut travailler demain et se lever de
bonne heure, c'est le temps de la moisson. Les fédé-
rés d'Ëtoile, près Valence, s'expriment à peu près
en ces termes après avoir conté les feux de joie, les
farandoles : « Nous qui au 29 novembre 1789 don-
nâoies à la France l'exemple de la première fédéra-
tion, nous n'avons pu donner à cette fête qu'un jour,
et nous sommes retirés le sotr pour nous reposer et
reprendre nos travaux demain ; les travaux de la cam-
pagne pressent, nous le regrettons... »> Bons labou-
reur, ils écrivent tout cela à l'Assemblée nationale,
convaincus qu'elle s'occupe d'eux, que, comme Dieu,
elle voit et fait tout.
172 L'ENFANT SUR L*ÀUTEL DE LA PATRIE.
Ces procès-verbaux de communes rurales sont au-
tant de fleurs sauvages, qui semblent avoir poussé
du sein des moissons. On y respire les fortes et vi-
vifiantes odeurs de la campagne , à ce beau mo-
ment de fécondité. On s'y promène parmi les blés
mûrs.
Et c'était en effet en pleine campagne que tout
cela se faisait. Nul temple n'aurait suflS. La popu-
lation sortait tout entière, tous les hommes, toutes
les femmes et tous les enfants ; on y traînait la chaise
du vieillard, le berceau du nourrisson. Des villages,
des villes entières, étaient laissés sous la garde de la
foi publique. Quelques hommes en patrouille qui
traversent un boui^, déposent qu'ils n'y ont vu
exactement que les chiens. Celui qui, le 14 juillet 90
à midi, aurait, sans voir la campagne, parcouru ces
villages déserts, les auraient pris pour autant d'Her-
culanum et de Pompeï.
Personne ne pouvait manquer à la fête ; personne
n'était simple témoin ; tous étaient acteurs, depuis
le centenaire jusqu'au nouveau-né. Et celui-ci plus
qu'un autre.
On l'apportait, fleur vivante, parmi les fleurs de la
moisson. Sa mère l'offrait, le déposait sur l'autel.
Mais il n'avait pas seulement le rôle passif d'une
offrande, il était actif aussi, il comptait comme per-
sonne, il faisait son serment civique par la bouche de
sa mère, il réclamait sa dignité d'homme et de fran-
çais, il était mis déjà en possession de la patrie, il
entrait dans l'espérance.
L'ENFANT. i'iZ
Oui, l'enfant, Tavenir, c'était le principal acteur.
U commune elle-même, dans une fête du Dauphiné,
est couronnée dans son principal magistrat par un
jeune enfant. Une telle main porte bonheur. Ceux-ci,
que je vois ici, sous l'œil attendri de leurs mères, déjà
armés, pleins d'élan, donnez-leur deux ans seulement,
qu'ils aient quinze ans, seize ans, ils partent : 92 a
sonné; ils suivent leurs aînés à Jemmapes. Ceux-ci,
plus petits encore, dont le bras paraît si faible, ce
sont les soldats d'Austerlitz. . . Leur main a porté bon-
heur; ils ont rempli ce grand augure, ils ont cou-
ronné la France ! . . . Aujourd'hui même faible et pâle,
elle siège sous cette couronne éternelle et impose aux
nations.
Grande génération, heureuse, qui naquit dans une
telle chose, dont le premier regard tomba sur cette
vue sublime ! Enfants apportés, bénis à l'autel de la
patrie, voués par leurs mèr«s en pleurs, mais rési-
gnées, héroïques, donnés par elles à la France....
ah! quand on naît ainsi, on ne peut plus jamais
mourir... Vous reçûtes, ce jour-là, le breuvage d'im-
mortalité. Ceux même d'entre vous que l'histoire n'a
pas nommés,ils n'en remplissent pas moins le monde
de leur vivant esprit sans nom, de la grande pensée
commune qu'ils ont, les armes à la main, portée par
toute la terre...
Je ne crois pas qu'à aucune époque le cœur de
l'homme ait été plus large, plus vaste, que les dis-
tinctions de classes, de fortunes et de partis aient été
plus oubliées. Dans les villages surtout, il n'y a plus
174 OUBLI DES DIVISIONS DB CLASSES, DE PARTIS, DE RELIGIO^IS.
ni riche) ni pauvre, ni noble, ni roturier; les vivres
sont en commun, les tables communes. Les divisions
sociales, les discordes ont disparu. Les ennemis se
réconcilient, les sectes opposées fraternisent, les
croyants, les philosophes, les protestants, les catho-
liques.
A Saint-Jean-du*Gard, près d'Alais, le nnré et le
pasteur s'embrassèrent à l'autel. Les catholiques
menèrent les protestants à l'église ; le pasteur siégea
à la première place du chœur. Mêmes honneurs ren-
dus par les protestants au curé, qui, placé chez eux
au lieu le plus honorable, écoute le sermon du mi-
nistre. Les religions fraternisent au lieu même de
leur combat, à la porte des Cévennes, sur les tombes
des aïeux qui se tuèrent les uns les autres, sur les
bûchers encore tièdes... Dieu, accusé si longtemps,
fut enfin justifié... Les cœurs débordèrent; la prose
n'y suffit pas , une éruption poétique put soulager
seule un sentiment si profond; lé curé fit, entonna
un hymne à la Liberté; le maire répondit par des
stances; sa femme, mère de famille respectable,
aii moment où elle mena ses enfants à l'autel,
répandit aussi son cœur dans quelques vers pathé-
tiques.
Les lieux ouverts, les campagnes, les vallées im-
menses où généralement se faisaient ces fêtes, sem-
blaient ouvrir encore les cœurs. L'homme ne s'était
pas seulement reconquis lui-même, il rentrait en pos-
session de la nature. Plusieurs de ces récits témoi-
gnent des émotions que donnèrent à ces pauvres gens
L'HCHillE RETROUVB LA NATURE. I7&
leur pays vu pour la première fois... Chose étrange I
ces fleuves, ces montagnes, ces paysages grandioses,
qu'ils traversaient tous les jours, en ce jour ils les
découvrirent; ils ne les avaient vus jamais.
L'instinct de la nature, l'inspiration naïve du génie
de la contrée, leur fit souvent choisir pour théâtre de
ces fêtes les lieux mêmes qu'avaient préférés nos vieux
gaulois, les Druides. Les liés sacrées pour les aïeux,
le redevinrent pour les fils. Dans le Gard, dans la Char
rente et ailleurs, l'autel fut dressé dans une Ne. Celle
d'ÂDgoulême reçut les représentants de soixante
mille hommes, et il y en avait peut-être autant sur
l'admirable amphithéâtre qui porte la ville, au-dessus
du fleuve. Le soir, un banquet dans l'tle aux lumiè-
res, et tout un peuple pour convive, un peuple pour
spectateur, du plus haut au plus bas du gigantesque
colisée.
À Maubec (Isère), oii se réunirent beaucoup de
communes rurales, l'autel fut érigé au milieu d'un
plateau immense, en face d'un ancien monastère;
lointain superbe, horizon infini, et le souvenir de
Rousseau qui y vécut quelque temps !... Dans un dis-
cours brûlant d'enthousiasme, un prêtre exalta le glo-
rieux souvenir du philosophe, qui dans ce lieu même
rêvait, préparait le grand jour... Il finit par montrer
le ciel, il attesta le soleil, qui perça la nue à l'instant,
comme pour jouir, lui aussi, de cette vue touchante
et sublime.
Nous, croyants de l'avenir, qui mettons la foi dans
Tespoir et regardons vers l'aurore, nous que le passé
i76 L*HOMHE BHBRASSB DE COEUR
défiguré, dépravé, chaque jour plus impossible, a
banni de tous les temples, nous qui, par son monopole,
sommes privés de temple et d'autel, qui souvent nous
attristons dans l'isolement de nos pensées, nous
eûmes un temple, ce jour-là, comme on n'en avait
eu jamais!...
Plus d'église artificielle, mais l'universelle église.
Un seul dôme, des Vosges aux Cévennes, et des Py-
rénées aux Alpes.
Plus de symbole convenu. Tout nature, tout es-
prit, tout vérité.
L'homme qui, dans nos vieilles églises, ne se voit
point face à face, s'aperçut ici, se vit pour la pre-
mière fois, recueillit dans les yeux de tout un peuple
une étincelle de Dieu.
Il aperçut la nature, il la ressaisit, et il la retrouva
sacrée, il y sentit Dieu encore.
Et ce peuple, et cette terre, il trouva son nom :
Patrie.
Et la Patrie, tout aussi grande qu'elle soit, il élar-
git son cœur, jusqu'à l'embrasser. Il la vit des yeux
de l'esprit, l'étreignit des vœux du désir.
Montagnes de la Patrie, qui bornez nos regards,
et non nos pensées, soyez témoins que si nous n'at-
teignons pas de nos bras fraternels la grande
famille de France, dans nos cœurs elle est con-
tenue...
Fleuves sacrés, Iles saintes où fut dressé notre au-
tel, puissent vos eaux qui murmurent sous le courant
de l'esprit, aller dire à toutes les mers, à toutes les
LA PATRIE. L*HUIIANITÉ (JtlN-aUILLET M). |77
nations, qu'aujourd'hui, au solennel banquet de la
liberté, nous n'aurions pas rompu le pain, sans les
avoir appelées, et qu'en ce jour de bonheur, l'hu-
manité tout entière s'est trouvée présente dans l'âme
et les vœux de la France !
« Ausi finit le meilleur jour de notre vie. » Ce mot que les fé-
dérés d*im ^fllage écrivent le soir de la fête à la fin de leur récit, f ai
été lont près de Pécrire moi-même en terminant ce chapitre. H est
fini, et rien de semblable ne reviendra pour moi. J'y laisse nn irrépa-
nUe moment de ma vie, une partie de moi-même, je le sens bien, qui
restera là, et ne me suivra plus ; il me semble que je m'en vais ap-
pauvri et diminaé. — Que de choses j'avais à ajouter, que j'ai sacri-
fiées I Je ne me suis pas permis une seule note ; la moindre aurait fait
one inlerruption, une discordance peut-être, dans oe moment sacré, n
ea aurait fallu beaucoup pourtant ; une foule de détails intéressants ré-
clamaient, voulaient trouver place. Plusieurs des procès-verbaux mé-
riuient d'être imprimés tout entiers (ceux de Romans, de Maubec, de
Teste-de-Buche, de Saint-Jean du Gard, etc.). Les discours valent
moins que les récits ; plusieurs cependant sont touchants ; le texte qui
7 revient le plus souvent, c'est celui du rieillard Siméon : Maintenant,
je puis mourir, . .Voir entre autres le procès-verbal de Regnianwez (Ren-
wex?) près Rocroi.
Chaque pièce, prise à part, est faible. Mais l'ensemble a un charme
extraordinaire : la plu$ grande diveriiti (provinciale, locale, urbaine,
rurale, etc.), dam la pluê parfaite unité. Chaque pays accomplit ce
grand acte d'unité avec son originalité spéciale. Les fédérés de Quira-
per ae couronnent de chêne breton ; les Dauphinois de Romans (à la
porte du Midi ) mettent une palme dans la main de la belle fille qui
mène la fête. La sérénité courageuse, l'ordre, le bon sens dans le bon
c<eQr, brillent dans ces fédérations dauphinoises. Dans ceUes de la Bre»
^e, c'est un caractère de force, de gravité passionnée, un sérieux
11. 4 S
178 ADDITIONS liT DÉTAiLS pIVKfiS.
tp^f^s 4|4 U^|f|«e; on ^Qt qu9 ce i^*e$t pas uo jeu , qu^pi) e»l là
devant rennemi. Dan§ les montagnes du Jura , au pays des derniers
sérfe, e*est rétonnement, le ra^ssem*nt de la délivrance , de se voir
exiitéft d« la swfUude i la IfterU, < pla» qve libreSt eitojens! Fras'
ç^l i|i|^vîeiura ^ li^ut^ TËHrppp..'. » U0 fon4eiit un aniii?emirf 4t
la sainte nuit du 4 août.
Ce qui touche extrêmement , c*est le prodigieux effort de bonne vo-
lonté que fait ce peuple , si peu préparé » pour traduire le sentiment
profond qui remplit son âme. Ceux de Navarreins, aux Pyrénées, pau-
vres gens, disent-ils eux-mêmes, perdus dans les montagnes, avec si
peu de ressources, n'ayant pas la communauté du langage , bégayant le
français du Nord , offrent à la patrie leur cœur , leur impuissance
même. Un des procès-verbaux les plus inforijaes, qui le croirait? est
celui d'une commune yoisîniç dp yer^ailleç et de ÇaÎDt-jSeniiain. Lf
papier, grossier et rude, témoigne d'une extrême pauvreté , Técrilure
d*une ignorance toi^te barbare : la plupart ne signent qu*ayec des croix;
qiats XÔnf signent vilement qael|èment ; aucun ne veijt s'en dispo-
ser ; après )e nom de 1;^ mère, vous voyez celui de l'enfant, de la petite
fille, eic.
Leur grande affaire, en général ^ où ils ne réussissent pas toa-
jpur^ bien heureusement, c^'est de trouver des sifjnes yisîbleS| des
symboles, ppur ef priiper leur fpi nouvelle. A Dôle, le feu s^cré ob le
prêtre dof t brûler l'encens sur l'autel de la patrie fut ^ ^u moyen d'uji
v^re arden^. extrait du so)eil par la main d'une jeune fille. A Salnfr
Pierre (près Çrjépy) ^ à l^ello (OisjB) , à Saint-Maiiripe (Qiarente), on
mit sur ra4tel }a I^i mé^e^ |es décrets de l'^sseniblée. A ^e\\o, elle
y fut pprléç dans ui^ arche d'alliance. A Saint-Mauric^^ çUe fut po-
sée ^r une mappeippnde qui servait de tapis d'autel , et p}acée avec
l'épée, la charrue et la balance, entre deux boulets de la pastille.
Ailleurs, unç Inspiration p(us heureuse leur fait choisir des symboles
d*union touf humains, des mariages célébrés à l'autel de la patrie, des
baptêmes, des adoptions d'u^ enfant par une compaune. par un club.
Souvent, les femmes font faire un service funèbre aux mor^ de la Bas-
tijle. Ajoute; (}*in)inenses charités , des distributions de vivres ; ou
bien i^ieuf que la charité, la comynuoauté des vivras, |es tables
ouvertes à tous. Ce qu^ j'ai trofivé de plus touchant cooyme l^n pœur,
c'eçj (à la pieyssade, près de Bergerac) uije quête que quelques
soldats font entr'eux , et qui donne une soipme énorme ( relativement
ET lÉTAILS MTCIIS (lUlN-JUlLLET 90). 179
I de ces paoTres gens), cent TÎngi francs ! pour une veuve de
la BagiUle. — A Saint-Jean du Gard, la cérémonie finît « par une récon-
eilîatîon solenneUe de ceux qui étaient brouillés ensemble. » A Lons-le-
Saolnier, on but : « A tons les bommes, à nos ennemis même que nous
joroM d*aimer et de défi^^fe ! >
CHAPITRE XII.
DE U RELIGION NOUVELLE. FÉDÉRATION GÉNÉRALE
(14 jaillet M).
ÉtonoemeDl, aitendrifsemeot de tontes les nations, anspeoUcto dote Fianeo.
Grande fédération de Lyon (50 mai 90). La France denando nno fédéffaUen
générale (Join). Le chant des fédérés. Paris lenr prépare le Chansp-do-Haif.
L'Assemblée abolit la noblesse hérédiuire (19 Join 90). Elle a déjà aboU le
principe chrétien de l'hérédité dn crime. Elle reçoit les ddpisfdf d» ftnini
A«iifMM'ii. Fédération des roto contre celle des peuples. Fédération générale
de la France i Paris (14 juillet 90). Élan de la France, i U fois pacifique et
guerrier.
Cette foi, cette candeur, cet immense élan de con^
corde, au bout d'un siècle de disputes, ce fut pobr
toutes les nations l'objet d'un grand étonnèrent,
comme un prodigieux rêve. Toutes restaient muettes,
attendries.
Plusieurs de nos fédérations avaient imaginé un
touchant symbole d'union, de célébrer des mariages
à l'autel de la patrie. Lai Fédération elle-même, ce
mariage de la France avec la France, semblait un
symbole prophétique du futur mariage des peuples,
de l'hymen général du monde.
Autre signe, et non moins profond, qui parut aussi
dans ces fêtes. On mit parfois sur l'autel un petit
enfant que tous adoptaient, qui doté des dons, des
vœux, des larmes de tous, devenait à tous le leur.
KrONNBMKNT. ATTENDRISSEMENT DB TOUTES LES NATIONS. 181
LaFrance est Tenfant sur l'autel, et toute la terre à
Featour. Enfant commun des nations, en elle toutes
se sentent unies, toutes s'associent de cœur à ses
destinées futures, l'environnent d'inquiètes pensées,
et de crainte et d'espérance. . . Il n'y en a pas une entre
elles, qui la voyent sans pleurer.
Comme l'Italie pleurait ! et la Pologne ! et l'Irlande!
(Ah ! sœurs, rappelez-vous ce jour !).... Toute nation
opprimée oubliant son esclavage au spectacle de
eette jeune liberté, lui disait : « Je suis libre en toi !» ^
L'Allemagne, devant ce miracle, fut profondément
absorbée, entre le rêve et l'extase. Klopstôck était en
prières. L'auteur de Faust ne pouvait plus soutenir
le rôle de l'ironie sceptique, il se surprenait lui-
même près de tomber dans la foi.
Au fond des mers du Nord, il y avait alors une
bizarre et puissante créature, un homme? non, ur
système, une scolastique vivante, hérissée, ilure, un
roc, un 6cueil taillé à pointes de diamants dans le
granit de la Baltique. Toute religion, toute philoso-
phie, avait touché là, s'était brisée là. Et lui, im-
muable. Nulle prise au monde extérieur. On l'appe-
lait Emmanuel Kant; lui, il s'appelait Critique.
Soixante ans durant, cet être tout abstrait, sans rap-
port huoiain, sortait juste à la même heure, et sans
parler à personne, accomplissait pendant un nombre
donné de minutes précisément le même tour, comme
< Ces senltmeDU se retronveot dans une foale d'adresses, vraimeiii
pathétiques , d^hommes de toute nation , spécialement dans rinimor-
(41c adresse des Tolonuîres de Beirast.
1$^ ÉTONinSMElIT, ATTERDBlSSEIIEirr fiB VmES LÈS RATldR^
on Toit aux? idilles horions deâ ttlles ThomAie de fer
sortir, battre l'heure^ et puis rentrer. Gbose étrange,
les habitants âe Kœnigsberg Virent (ee fut pour eut
un àigne deA plusgrttddsérénements) cette platiêté se
déranger, quitter sa route séeulaire... Oti le suîtit^
on le vit marcher ters Touefit^ ters la route par
ta<)ueUe tendit le cotirriér âë France;..
0 humralté!... roir Kant s'éindutoir, s'inqtiiéter,
s'en aller sur les routes, comme une femme, cher-
eber les noutelies, d'était-ce pas là un ebangeméiit
surprèhaot, prodigieuif ;.. Eh bien ! noti, il ti^y avait
nul ehàilgement en cela. Ce grand espHt sutvbit M
véîe. Ce qu'il avait jusqde-là cherché en tain dadi
la science, VuniPé Èpiriiueth i il Tobset^vait main-
tenant qui se faisait de soi-même par le Cœur et
par l'instincti
Sans autre direction ^ le monde ^mblait se
rapprocher de c^tte tinité^ Mm but véritable, au-
quel il aspire tolijoùrs... « Ahi si j'étais un, dit
le monde, si je pouvais enfin uhir mes mekh-
bres dispersés, rapprocher mes ntttionsl » Ah! si
j^étais an, dit l'hobime , si Je pouvais cesser d'être
l'homme multiple que je suis, allier faieâ puissances
divisées, établir la concorde en moi 1 h Ce vœu tou-
jours itnpu»sant, et du itionde, et de Tftme humaine,
un peuple semblait eh dohuer la réalité Atni Cette
heure rapide, jouer la comédie divine, d'Utiion et de
concorde, que nous n'avons jamais qu'en rêve.
Figurez-vous donc tous les peuples qui, de pensée,
BRAlftE rÉBERATION B£ LYON (SO MAI 90). 186
de oœan àe regard et d'attention, sont tous élancés
Ters la France: Et dam la France elle-même, Toye2<>*
TOUS toutes ces routes, noires d'faotnmes, de toya*
geurs en marche, qui des extrémités se dirigent verè
le centre?... L'union gravite à l'unité.
Nou avons vu les unions se former^ les groupes
se rallier entre euxy^, ralliés, chercher une centra'^
lisation cotnmune; chacune des petites Francës a
tendu vers son Paris , Ta cherché d'abord préfe de
soi. Une grande partie de la France erut uli tnomeut
le trouver à Lyon (30 mai). Ce fut hûb prodigteuiss
réunion d'hommes, telle qu'il n'y fallait pas moitii
qiie les grandes plaines du Rhdne. Tout l'Est, tout
le Midi avait envoyé; les seuls députés des gardes
nationales étaient cinquante mille hommei. Tell
ay&ient fait cent lieues, deux cents lieues^ j[tour y ve^
flir. Les députés de Sarre-Louis y donnaient la main
à ceux de Marseille. Ceux de la Corse eurent beail
sefaftter; ils ne purent arriver que le lendemain ^.
Mais ee n'était pas Lyon qui pouvait marier la
France. Il fallait Paris.
Grand eflroi des politii|Ues^ de l'un et l'autreparti.
Ces masses indisciplinées^ les amener à Piris, ktt
ceotre de l'agitation ^ n'est4De pas risquer uile épM-
vantable mêlée, le pillage, le mbssacre?... Et lé Rot,
qae devieadra*-t*il ?... Voilà ce que les royalistes se
disaient avec terreur.
1 J*ti sous lés yeux une chûKe u^s-beUe , que je t^gMte tiveteesl
de ae poaTOÎr insérer, un récit de cette gninde fédération écrit (unit
nprëfi pour moi) par in octogénaire avec le plus jeune et le plus toa-
cbant enthousiasme. « . .0 flamme,qu*étais-tu,sila cendre est brûlante! . . »
184 LA FRANCE DKMANDE UNE FEDERATION GÉNÉRALE (JUIN 90).
Le Roi 7 disaient les JacobiDS, le Roi va faire la
conquête de tout ce peuple crédule qui nous viendra
des provinces. Cette dangereuse réunion va amortir
l'esprit public , endormir les défiances, réveiller les
vieilles idolâtries... Elle va royaliser la France.
Mais, ni les uns, ni les autres, ne pouvaient rien à
cela.
Il fallut que le maire, la commune de Paris, pous-
sés, forcés par l'exemple et les prières des autres villes,
vinssent demander à l'Assemblée une fédération gé-
nérale, n fallut que l'Assemblée, bon gré, malgré,
l'accordât. On fit ce qu'on put du moins pour réduire
le nombre de ceux qui voulaient venir. La chose fut
décidée fort tard, de sorte que ceux qui venaient à
pied des extrémités du royaume n'avaient guère
VQoyen d'arriver à temps. La dépense fut mise à la
charge des localités , obstacle peut-être insurmon-
table pour les pays les plus pauvres.
Mais, dans un si grand mouvement, y avait-il des
obstacles? On se cotisa, comme on put ; comme on
put, on habilla ceux qui faisaient le voyage; plusieurs
vinrent sans uniformes. L'hospitalité fut immense,
admirable, sur toute la route ; on arrêtait, on se dis-
putait les pèlerins de la grande fête. On les for-
çait de faire halte, de loger, manger, tout au moins
boire au passage. Point d'étranger, point d'in-
connu , tous parents. Gardes nationaux , soldats ,
marins, tous allaient ensemble. Ces bandes qui
traversaient les villages offraient un touchant spec-
tacle. C'étaient les plus anciens de l'armée, de la
LE CHANT DES FÉDÉRÉS. IK5
marine , qu'on appelait à Paris. Pauvres soldats
tout courbés de la Guerre de sept ans, sous-offi*
ciers en cheveux blancs, braves oflSciers de fortune,
qui avaient percé le granit avec leur front, vieux
pilotes usés à la mer, toutes ces ruines vivantes de
l'ancien r^ime, avaient voulu pourtant venir. C'était
leur jour, c'était leur fête. On vit au 14 juillet des
marins de quatre-vingts ans qui marchèrent douze
heures de suite ; ils avaient retrouvé leurs forces, ils
se sentaient, au moment de la mort, participer a la
jeunesse de la France, à l'éternité de la patrie.
Et en traversant par bandes les villages ou les
villes, ils chantaient de toutes leurs forces, avec une
gailé héroïque, un chant que les habitants sur leurs
portes répétaient. Ce chant, national entre tous, rimé
pesamment, fortement, toujours sur les mêmes rimes
(comme les Commandements de Dieu et de TËglise),
marquait admirablement le pas du voyageur qui voit
s'abréger le chemin, le progrès du travailleur qui voit
la besogne avancer. Il a fidèlement suivi l'allure de
la Révolution elle-même, pressant la mesure lorsque
ce terrible voyageur se précipitait. Abrégé, concentré
dans une ronde de fureur et de vertige, il devint le
meurtrier Ça ira ! de 93. Celui de 90 eut un autre
caractère:
Le peuple en ce jour sans cesse répète :
Âh ! ça ira ! ça irt! ça ira !
Suivant les maximes de TÉvangile
(Ah! ça ira! ça ira! ça ira!)
Du législateur tout 8*accomplira ;
Celui qui 8*élèTe, on rabaissera ;
Bt qui s*abaisse, on rélèvera, etc.
IM PARIS F1IÉFA1IE LE CRA«P*im>NARS.
Pbur le voyageur qui, des Pyrénées ou du fond
de la Bretagne, Tenait lentement à Paris sous le
soleil de juillet, ce chant fut un viatique, un soutien,
comme les proses que chantaient les pèlerins qui
bâtirent révolutionnairement au moyen4ge les cathé-
drales de Chartres et de Strasbourg. Le Parisien le
chanta avec une mesure pressée, une vivacité vio-
lente, en préparant le champ de la fédération, en
retournant le Champ-de*Mars. Parfaitement plane
alors, on voulait lui donner la belle et grandiose
forme que nous lui vopns. La ville de Paris y avait
mis quelques milliers d'ouvriers fitinéants, à qui un
pareil travail aurait coûté des années. Cette mauvaise
volonté fut comprise. Toute lA population s'y mit.
Ce fut un étonnant spectacle. De jour, de nuit^ des
hommes de toutes classes, de tout âge, jusqu'à des
enfants, tous, citoyens, soldats, abbés, moines, ac-
teurs, sœurs de charité, belles dames, dames de la
halle, tous maniaient la pioche, roulaient la brouette
ou menaient le tombereau. Des enfants allaient de-
vant, portant des lumières; des orchestres ambulants
animaient les travailleurs; eux-mêmes, en nivelant
la terre j chantaient ce chant niveleur : <i Ah! ça ira!
^ ira! ça ira! Celui qui ^'élève dn l'abaissera! ^
Le chant, l'œuvre et les ouvriers, c'était une seule
et même chose, l'égalité en action. Les plus riches
et les plus pauvres, tous unis dans le travail. Les
pauvres pourtant, il faut le dire, donnaient davan-
tage. C'était après leur jburnée, tme lourde journée
de juillet, que le porteur d'eau, le charpentier, 1<^
L'AKSEHBLÉB ABOLIT LA WOBLBSSB HÉRÉOITAIRE (19 MS). !9f
mdçon du pont Louis XYI^ que l'on construisait alors,
allaient piocher au Champ-de-Mars. A ce moment
de la moisson, les laboureurs ne se dispensèrent point
devenir. Ces hommes lassés, épuisés, venaient, pour
délassement, travailler encore ant lumières.
Ce travail, Téritablement immense, qui d'une plaine
fit une vallée entre deux collines, fut accompli, qui
le croirait? en une semaine! Commencé précisément
au 7 juillet, il finit avant le 14.
La chose fut menée d'un grand cœur, comme une
balaille sacrée. L'autorité espérait^ par ^ lenteur
calculée, entraver, enlpéchër la fête de l'uniori ; elle
'devenait impossible. Mais la France voulut, et cela
i al fait.
Ils arrivaient, ces hôtes désirés, ' ils remplissaient
déjà Paris. Les aubergistes etmatires d'hôtels garnis
réduisirent eux-mêmes et fixèrent le prix modique
qu'ils recevraient de cette foule d'étrangers. On
ne les laissa pas, pour la plupart, aller à l'auberge.
Les Parisiens, logés, comme on sait^ fort à l'étroit,
se serrèrent, et trouvèrent le moyen de recevoir les
fédérés.
Quand arrivèrent les Bretons ^ ces atnés de la
liberté, les vainqueurs de la Bastille s'en allèrent à
leur rencontre jusqu'à Versailles^ jusqu'à Saint-Cyr.
Après les félicitations et les embrassements, les deux
corps réunis, mêlés, entrèrent ensemble à Paris.
Un sentiment inoui de paît, de concorde, avait pé-
nétré les âmes. Qu'on en juge par un ftiit^ selon moi,
le plus fort de tdus. Les journalistes firent trêve. Ces
i88 L'ASSEMBLÉE ABOLIT LA NOBLESSE HEREDITAIRE (19 lOIR;.
âpres jouteurs, ces gardieas inquiets de la liberté,
dont la lutte habituelle aigrit tant les âmes,
s'élevèrent au-dessus d'eux-mêmes ; l'émulation des
âmes antiques, sans haine et sans jalousie, les ravit,
les affranchit un moment du triste esprit de disputes.
L'honnête, l'infatigable Loustalot des Bévolutions de
Paris, le brillant, l'ardent, le léger Camille, émirent
tous deux en même temps une idée impraticable,
mais touchante et sortie du cœur : un pacte fédératif
entre les écrivains ; plus de concurrence, plus de ja-
lousie, nulle émulation que celle du bien public.
L'Assemblée sembla elle-même gagnée par l'en-
thousiasme universel. Dans une chaude soirée de
juin, elle retrouva un moment son inspiration de 89,
son jeune élan du 4 août. Un député de la Franche-
Comté dit qu'au moment où les fédérés arrivaient, on
devait leur épargner l'humiliation de voir des pro-
vinces enchaînées aux pieds de Louis XIV, à la place
des Victoires, qu'il fallait faire disparaître ces statues.
Un député du Midi, profitant de l'émotion généreuse
que cette proposition excitait dans l'Assemblée, de-
manda qu'on effaçât tous les titres fastueux qui bles-
saient l'égalité, les noms de comtes, de marquis, les
armoiries, les livrées. La proposition, appuyée par
Montmorency, par Lafayette, ne fut guère combattue
que par Maury (fils, comme on sait, d'un cordonnier).
L'Assemblée, séance tenante, abolit la noblesse héré-
ditaire (19 juin 90). La plupart de ceux qui avaient
voté y eurent regret le lendemain. L'abandon des
noms de terres, le retour aux noms de famille pre«-
ELLE A AWU LE PRINCIPE CHRÉTIBN DB L'HÉRÉDITÉ DU CRIXE. itgS^
que oubliés, désorientait tout le monde ; Lafayette
deTcnait tristement M. MoUier, Mirabeau enrageait
de n'être plus que Riquetti.
Ce changement n'était pas cependant un hasard,
un caprice ; c'était Ts^plication naturelle et néces-
saire du principe même de la Révolution. Ce prin-
cipe n'est que la Justice, qui veut que chacun ré-
ponde pour ses œuvres, en bien ou en mal. Ce que
Yos aïeux ont pu faire compte à vos aïeux, nullement
à TOUS. À vous d'agir pour vous-même ! Dans ce
système, nulle transmission du mérite antérieur,
Dolle noblesse. Mais aussi, nulle transmission des
fautes antérieures. Dès le mois de février, la barbarie
de nos lois condamnant à la potence deux jeunes
gens pour de faux billets, l'Assemblée décida, à cette
occasion, que les familles des condamnés ne seraient
nullement entachées par leur supplice. Le public,
touché de la jeunesse et du malheur de ceux-ci, con-
sola leurs honnêtes parents par mille témoignages
d'intérêt; plusieurs citoyens honorables demandèrent
leur sœur en mariage.
Plu$ de transmission du mérite, abolition de la no-
blesse. Plus de transmission du mal; Téchafaud ne
flétrit plus la famille, ni les enfants du coupable.
Le principe juif et chrétien repose précisément sur
ndée contraire. Le péché y est transmissible. Le
mérite aussi ; celui du Christ, celui des saints, profite
même aux moins méritants des hommes.
Dans la même séance où l'Assemblée décréta
l'abolition de la noblesse, elle avait reçu une dépu-
m L'A8SEM»LÉE RBÇOIT L8S ÙÉFUTÙS DO GKNMg UCMAilf.
tation étraoge qui se disait cdle des députés do genre
humain. Un dlemaqd du Rhin^ Anacharsis Clooti
(caractère bizarre sur lequel nous reviendrons), pré-
i^enta à la barre une vingtaine d'hommes de tonte
nation dans leurs costumes nationaai, EiuropéenS;
Asiatiques. Il demanda eu leur nom de pouvoir pren-
dre part à la fédération di} Cbamp^e^Mar^, « au nom
des peuples, c'est-à-dire , des légitimes souverains,
partout opprimés par les rois » .
Tels furent émus, d'autres riaient. Cependant, la
députation avait un côté sérieux ; elle comprenait
des hommes d'Avignon, de Liège, de Savoie, de
Belgique, qui véritablement voulaient alors être
français. Elle comprenait des réfugiés d'Angleterre,
de Prusse, de Hollande, d'Autriche, ennemis de
leurs gouvernements qui, à ce moment même,
conspiraient contre la France. Ces réfugiés sem-
blaient un comité européen, tout formé contre l'Eu-
rope, un premier noyau des légions étrangères que
Camot conseilla plus tard.
" En face de la fédération des peuples, il s'en feisaii
une des rois. Certes, la reine de France avait sujet
d'avoir bon espoir, en voyant avec quelle facilité son
frère Léopold avait rallié l'Europe à l'Autriche.
La diplomatie allemande, si lente ordinairement,
avait pris des ailes. Cela tenait à ce que les diplo-
mates n'y étaient pour rien. L'affaire s'arrangeait pe^
sonnellement par les rois, à l'insu des ambassadeurs,
des ministres. Léopold s'était adressé tout droit au
roi de Prusse y lui avait montré le danger commun,
FÉDÉRATION BBS ROIS COBTRK CëUB DES MILLES (lUILLBT fO). 191
avait ouvert un congrès ea Prusse même, àBdicfaem^
baeh j de concert avec TÀDgleterre et la Hollande.
Sombre horizon . La France eptourée des vœux
impuissants des peuples y et tout k Pbeure assiégée
des haines et des années des rois.
La FFance peu sûre au dedans. La cour faisant
tous les jours des conquêtes dans TAssemMée^ agis-^
sant non plus par la droite, mais par la gauche elle^
même, par le club de 89, par Mirabeau, par Sieyes,
parles corruptions diverses, par la trahison, la peur.
Elle emporta ainsi d'emblée une liste civile de vingtr
cinq millions, poqr la reine un douaire de quatre.
Elle obtint des mesures répressives contre la presse,
et s'enhardit à faire poursuivre le cinq et le six oc-
tobre.
Voilà ce que les fédérés trouvèrent en arrivant à
Paris. Leur enthousiasme idolatrique pour FÂssem-
Uée, pour le Roi, eut peine à se soutenir. La plupart
venaient pénétrés d'un sentiment filial pour ce bon
rot citoyen, mêlant dans leurs émotions le passé et
l'ayeair, la royauté et la liberté. Plusieurs, reçus en
audience, tombaient à genoux, offraient leur épée,
leur cœur... Le Roi, timide de sa nature, de sa posi-
ti(m double et fausse, trouvait peu à répondre à cet at-
tendrissement juvénilp, si chaleureux, si expansif. La
reine bien moins encore ; à l'exception de ses fidèles
lorrains y sujets originaires de sa famille, elle fut
généralement assez froide pour les fédérés.
Voilà enfin le 14 juillet, le beau jour tant désiré,
pour lequel ces bravas gens ont fait le pénible voyage.
192 FÉDÉRATION GÉNÉRALB DR LA FRANCE (U JUILLET 90).
Tout est prêt. Pendant la nuit mème^ de crainte de
manquer la fête, beaucoup, peuple ou garde natio-
nale , ont bivouaqué au champ de Mars* Le jour
vient; hélas ! il pleut I Tout le jour, à chaque instant,
de lourdes averses, des rafales d'eau et de vent. « Le
ciel est aristocrate », disaitron, et Ton ne se plaçait
pas moins. Une gaité courageuse, obstinée, semblait
vouloir, par mille plaisanteries folles, détourner le
triste augure. Cent soixante mille personnes furent
assises sur les tertres du Champ-de-Mars, cent cin-
quante mille étaient debout; dans le champ même
devaient manœuvrer environ cinquante mille hom-
mes, dont quatorze mille gardes nationaux de pro-
vince, ceux de Paris, les députés de l'armée, de la
marine, etc. Les vastes amphithéâtres de Chaillot,
Passy, étaient chargés de spectateurs. Magnifique
emplacement, immense, dominé lui-même par le cir-
que plus éloigné que forment Montmartre, Saint-
Cloud, Meudon, Sèvres; un tel lieu semblait attendre
les Êtats-généraux du monde.
Avec tout cela, il pleut. Longue est l'attente. Les
fédérés, les gardes nationaux parisiens, réunis depuis
cinq heures le long des boulevards, sont trempés,
mourants de faim, gais pourtant. On leur descend
des pains avec une corde, des jambons et des bou-
teilles, des fenêtres de la rue Saint-Martin, de la rue
Saint-Honoré.
Ils arrivent, passent la rivière sur un pont de bois
construit devant Chaillot, entrent par un arc de
triomphe. Au milieu du Champ-de-Mars s'élevait
FÉOènATION GÉNÉRALE (14 JriLLET 1790). 195
Tautel de la patrie ; devant rÊcole-Militaire ,
les gradins où devaient s'asseoir le roi , ras-
semblée.
Toat cela fut long encore. Les premiers qui arri-
vèrent, pour faire bon cœur contre la pluie et dépit
au mauvais temps, se mirent bravement à danser.
Leurs joyeuses farandoles , se déroulant en pleine
boue, s'étendent, vont s'ajoutant sans cesse de nou-
veaux anneaux dont chacun est une province, un
département, ou plusieurs pays mêlés. La Bretagne
danse avec la Bourgogne, la Flandre avec les Pyré-
nées... Nous les avons vus commencer, ces groupes,
ca danses ondoyantes, dès l'hiver de 89. La farandole
immense qui s'est formée peu-à-peu de la France
tout entière , elle s'achève au Champ-de-Mars, elle
expire... Voilà l'unité!
Adieu l'époque d'attente , d'aspiration , de désir ^
où tous rêvaient, cherchaient ce jour... Le voici!
que désirons-nous 7 pourquoi ces inquiétudes?...
Hélas! l'expérience du monde nous apprend celte
chose triste, étrange à dire, et pourtant vraie,
que l'union trop souvent diminue dans l'unité. La vo-
lonté de s'unir, c'était déjà l'unité des cœurs, la
meilleure unité peut-être.
Mais silence ! le Roi arrive, il est assis, et l'Assem-
blée, et la reine dans une tribune qui plane sur tout
le reste. Lafayette et son cheval blanc arrivent jus-
qu'au pied du trône; le commandant met pied à
t^rre, et prend les ordres du Roi. A l'autel, parmi
deux cents prêtres portant ceintures tricolores, monte
II. 13
J94 ÉLAN DE LA FRANCE
d'une allure équivoque, d'un pied boiteux, Talley-
rand, Tévèque d'Autun : quel autre, mieux que lui,
doit officier, dès qu'il s'agit de serment?
Pqus^ cents mu$icîei)s jouaient, à pçine entendus;
mais m silence se fait: quarante piècps de panon font
(remb)er 1^ ^rre. 4 c^t éclat de la foudre, tous^
ièyent, toqs porten( Ip. maii^ ?ers le ciel... 0 roi! A
peuple! i^tten(}ez... (^e ciel écoute, le soleil tout
exprès percp \ç nmgp... Prenez garde i^ vo¥ ^p-
^pei^tsl
Ah! 4e quel cœur il jure, ce peuple I 4^1 comme
i} e^tqrédulepi^pore!... Pourquoi dqpp le Roi ne lui
donne-t-il pas ce bonheur (le le voir jurer à Tau^l?
Pourquoi jure-t-il à couvert, à l'ombre, à fiemi ca-
ché?... Sire, de grâce, levez haut Is^ maio, que tout
le monde la voie I
Et vous, madame, ce peuple epfant, si cpnfiant, si
aveugle, qui tout-à-l'heure dansait ayec tant d'in-
souciance, entre son triste passé et son formidable
avenir, ne vous fait-il pas pitié ?... Pourquoi, dans vos
beau^ yeux bleus cette douteuse luetir ? Un ^yaliste
Ta saisie : « Voyez-yous la magicienne ? » (lisait le
^mt^ de Viriçu. . . Vp? yeux ont-ils donc vu d'ici votre
envoyé qui maintenant reçoit à Nice et félicite Tor-
j^nisi^teur des massacres du Af idi ? on bien, dans ces
masses confuses, avez-vous cru voir de loin Ips années
deLéopold?
Écoutez!... Ceci, c'est la paix, mais une paix
toute guerrière. Les trois millions d'hommes armés qui
ont envoyé ceux-ci, ont entre eux plus de soldats que
PACIFIOL'E RT GURRRIRR (li JL'ILLET 9()'. llUi
tous les rois de l'Europe. Ils offrent la paix frater-
nelle, mais n'en sont pas moins tout prêts au com-
bat. Déjà plusieurs départepoients, Seine, Charente,
Gironde, bien d'autres^ veulent donner, armer, dé-
frayer, chacun six mille hommes pour aller à la fron-
tière. Toutrà-l'heure les Marseillais vont demandera
partir, ils renouvellent le serment des Phocéens
leurs ancêtres, jetant une pierre à la mer, et jurant,
s'ils ne sont vainqueurs, de ne revenir qu'au jour où
la pierre surnagera.
LIVRE IV
ItJILLBT I7W — nnuMï 17M.
CHAPITRE 1.
POURQUOI LA RELIGION NOUVELLE NE PUT SB FORMULER.
OBSTACLES INTERIEURS.
Accord d«t rois conUe la RéTolution, 17 Juillet 1790. — ObtUelM hilériewt.
iKf isioiifl de la France. » Nulle grande révolution n*avaU cet>endant môini
eeèié. Fécondité religieuse du ttômenC de 90. Forces inreiitites Je la
FraBce. SéTO généreuse qui éuit dans le peuple.— Réaction d'égolsme et do
peu, d'irrilatioQ et de haine. — La révolution entravée produit ses résul-
tas po1iU<|iies, mais lie peut encore atteindre les résnluts Religieux et
Mciau qnl l'aormiettt fondée solidement.
La nuit même de la fête, du 13 aa 14 juillet, lors-
que toute la population dans l'abandon de l'enthou-
siasme et de la confiance, n'avait plus qu'une pensée,
OD profita de ce moment potir faire sortir de l'Abbaye
rhomine du dernier complot, l'agent des émigrés,
Bonde de Savardin, qui toulaitles mettre dans Lyon,
et dont on craignait les aveux.
En même temps, M. de Flachslanden, bomme de
confiance de la reine auprès du comte d'Arioi^, ëiait
envoyé pftr lui pour recevoir et complimenter à Nice,
Froment, échappé de Nîmes.
Le 2T^ l'Assemblée apprit que le Aoi accordait aux
âOO ACCORD DES ROIS CONTRK LA RÉVOLUTION (27 JUILLET 90^
Autrichiens le passage sur terre de France, pour al-
ler écraser la révolution de Belgique,
Le même jour, date mémorable, le 27 juillet 1790,
l'Europe fit son premier accord contre la Révolution,
contre celle de Brabant d'abord. Les préliminaires du
traité furent signés k Reichembach. L'Angleterre,
la Prusse et la Hollande abandonnèrent à la vengeanc^e
de l'Autriche la Belgique qu'ils avaient soulevée, en-
couragée, qui n'espérait qu'en eux, qui s'obstina plus
tard encore et jusqu'à sa dernière heure, à attendre
d'eux son salut.
Le même mois, M. Pilt, sûr du concert européen,
ne fit pas difficulté de dire en plein Parlement qu'il
approuvait mot pour mot la diatribe de Burke contre
la Révolution, contre la France, livre infâme, in-
sensé de rage, plein de calomnies, de basses insultes,
de bouffonneries injurieuses, où il compare les Fran-
çais aux galériens rompant la chaîne, foule aux pieds
la Déclaration des droits de l'homme, la déchire et
crache dessus.
Dures, pénibles découvertes! Ceux que nous
croyons amis, sont nos plus cruels ennemis!
Il est grand temps que nous sortions de nos illu-
sions philanthropiques, de nos sympathies crédules.
La Révolution ne peut, sous peine de périr, rester
dans l'âge d'innocence.
La vérité ! dure on non, il faut la voir face à face.
Il nous faut l'envisager d'un ferme regard, au dehors
et au dedans. J'ai suivi la pauvre France, candide
et crédule encore, dans l'entratpement trop facile
OBSTACLES INTËRIELRS. DIVISIONS DE LA FRANCE. 9U1
de soQ cœur, dans ses aveuglemeats volontaires, io-
Tolontaires. Je dois faire, comme elle fit, en présence
de ces dangers imprévus, fouiller plus profondément
la réalité, sonder à la fois le péril et les ressources de
la résistance.
Le péril, il serait peu à craindre, si la France
n'était divisée. Il faut le dire , l'union fut sin-
cère au sublime moment que j'ai eu le bonheur de
peindre ; elle fut vraie, mais passagère ; mais bientôt
la division et de classes et d'opinions avait reparu.
Le 18 juillet, déjà, quatre jours après la fête, si
heureusement passée, lorsqu'on avait tant sujet de
se confier au peuple, lorsqu'il eût fallu en maintenir,
en fortifier l'union, en présence du danger. Cha-
pelier ( quel changement , pour le président du
4 août!) Chapelier propose d'exiger l'uniforme de la
garde nationale, c'est-à-dire de la limiter à la classe
riche ou aisée, c'est-à-dire de préparer le désarme-
ment des pauvres!... La proposition, il faut le dire,
à l'honneur de ce temps, fut mal vue et mal reçue
des riches même (sauf la bourgeoisie de Paris et les
gens de Lafayette). Barbaroux la blâma à Marseille.
La riche Bordeaux la repoussa, et protesta que,
pour se reconnaître, on pouvait se contenter d'uu
ruban.
Ces germes de division dans la garde nationale, les
défiances qui s'élèvent contre les municipalités, doi-
vent multiplier, fortifier les associations volontaires.
La fédération n'a pas suffi, l'institution des nouveaux
pouvoirs n'a pas suffi ; il faut une force extra-légale.
SD2 NULLE GRANDS RÉVOLUTION
Contm la vaste conspiration qui se prépare , il
faut Que conspiration. Vienne celle dès jacobins ,
et qu'elle énTeloppe la France.
Denœ mille quatre cents sociétés dafls àiltant de
villes ou villages, s'y rattachent en moins de deui
ans; Grahde et terrible maebine qui doiine à la
Révolution une incalculable force, qui seule peut
la sauver, dans la ruine des pouvoirs publics;
mais aussi , elle en modifie profondément le carac-
tère; elle bn cbange, en altère la primitive inspira-
tion.
Cette inspiration fut toute de confiance et dé bien-
veillance. Candeur et crédulité, c'est le caractère du
premier Age révolutionnaire, qui a passé sans re-
tour... Touchante histoire qu'on ne relira jamais sans
larmes... Il s'y mêle un sourire amer : Quoi! nous
étions donc si jeunes, tellement faciles à tromper!
Quoi! dupes k ce point!... N'importe! qu'on en
rie) si l'on veut, nous ne nous Repentirons jamais d'ft-
voir été cette nation confiante et clémente.
J'ai tu bien des histoires de révolutions, et je puis
affirmer ce qu'avouait un royaliste en 1791 , c'est que
jamais grande révolution n avait coûté moins de sâng,
moins de larmes. Les désordres, inséparableâ d'an tel
bouleversement, ont été grossis à plaisir^ coraplai-
samment exagérés, d'après les récits pa^ionnés que
nos ennemis recevaient, sollicitaient de tous céui qui
avaient aouifert.
N'AVAIT MOINS GOÛTÉ. 205
ËD réalité, une seule classe , le clergé, pouvait,
avec quelque apparence, se dire spoliée. Et pourtant,
il résultait de cette spoliation, que la masse du clergé,
affiunée sous l'ancien régime au profit de quelques
prélats, avait enfin de quoi vivre.
Les nobles avaient perdu leurs droits féodaux ; mmi
daos beaucoup de provinces, spécialemmt en Lan-
guedoc, ils gagnairat bien plus comme propriétaires à
ne plus payer la dime , qu'ils ne perdaient comme
soigneurs en droits féodaux.
Pour n'avoir plus les honneurs gothiques et ridi-
cales des fiefs, devenus un non-^ns, ils n'étaiedt pas
descendus. Presque partout, avec une déférence
aveugle, on leur avait donné les vrais honneurs du
citoyen, dont la plupart n'étaient gtiére dignes, les
premières places des muliicipalités, les grades de la
garde nationale.
Confiance excessive , imprudente. Mais ce jeune
monde, en présence des perspectives infinies que lui
ouvrait l'avenir, marchandait peu avec le passé. Il lui
demandait seulement de le laisser aller et vivre. La
foi, l'espoir étaient immenses. Ces millions d'hommes,
hier serfs, aujourd'hui hommes et citoyens, évoqués
en un même jour, d'un coup, de la mtrrt à la vie ,
nouveau-nés de la Révcriotiod, arrivaient avec une
plénitude inouïe de force, de bonne volonté, de con-
fiance, croyant volontiers l'incroyable. Ëux-^mémes,
qu'étaientr-ils? un miracle. Nés vers avril 89, hoinmes
^u 14 juillet, hommes armés surgis du sillon, tous, au-
jourd'hui ou demain, hommes publics, mi^istrats
204 FÉCONDITÉ RELIGIEUSE US LA RÉVOLUriON.
(treize cent mille magistrats!).... et tout*k*rb6ure
propriétaires 9 le paysan touchant presque son rêve,
son paradis, la propriété ! ... La terre, triste et stérile
hier, sous les vieilles mains des prêtres , passant
aux mains chaudes et fortes de ce jeune laboureur...
Espoir, amour, année bénie! Au milieu des fédéra-
tions, allait se multipliant la fédération naturelle, le
mariage; serment civique, serment d'hymen, se
faisaient ensemble à l'autel. Les mariages, chose
inouïe, furent plus nombreux d'un cinquième en
cette belle année <l'espérance.
Âh ! ce grand mouvement des cœurs promettait
encore autre chose, une bien autre fécondité. Fécond
en hommes, fécond en lois, ce mariage moral des Ames
et des volontés, faisait attendre un dc^me nouveau,
une toute jeune et puissante idée, sociale et religieuse.
Rien qu'à voir le champ de la Fédération , tout le
monde aurait juré que de ce moment sublime, de
tant de vœux purs et sincères, de tant de larmes
mêlées, à la chaleur concentrée de tant de flammes en
une flamme, il allait surgir un Dieu.
Tous le voyaient, tous le sentaient. Les hommes les
moins amis de la Révolution tressaillirent à ce mo-
ment, ils sentirent qu'une grande chose advenait.
Nos sauvages paysans du Maine et des marches de
Bretagne , qu'un fanatisme perfide allait tourner
contre nous, vinrent eux-mêmes alors, émus, atten-
dris, s'unir à nos fédérations, et baiser l'autel du
Dieu inconnu.
Rare moment où peut naître un monde, beure
FORCES INVBNTIYKS DE LA FRANCE. 9U5
choisie, divine ! ... Et qui dira comment une autre peut
revenir, qui se chargera tl'expliquer ce mystère pro-
fond qui fait naître un honmie, un peuple, un Dieu
nouveau?
La conception ! Tinstant unique, rapide et ter-
rible!... Si rapide, et si préparé ! Il y faut le concours
de tant de forces diverses, qui du fond des ftges, de la
variété infinie des existences, viennent ensemble,
pour ce seul instant...
Un fait a été remarqué , c'est que la France ,
comme une femme qui se prépare à un grand enfan-
tement, avait, outre la génération révolutionnaire,
sacrifiée & Taction, une autre génération en réserve,
plus féconde et plus inventive, celle des hommes qui
eurent vingt ans, ou un peu plus, en 90. — 11 y avait
eu là un flot incroyable de puissance et de génie ;
deux années (1768 - 1769) avaient produit tout à la
fois Bonaparte, Hoche, Marceau et Joubert, Cuvier
et Chateaubriand, les deux Fourrier. — Saint-Martin^
Saint-Simon, de Maistre, Bonald et M"* de Staël,
naissent un peu avant, ainsi que Méhul, Lesueur et
les Chénier. Un peu après , Geoffroi-Saint-Hilaire ,
Bichat, Ampère, Sénancour ^
1 Si Ton cherche la câute de cette étonnante éruption de génie, on
pourra dire sans doute que ces hommes trouvèrent dans la Révolution
rexdtntion la plus puissante, une liberté d'esprit toute nouvelle, etc.
Mais» selon moi» il y a primitivement une autre cause. Ces enfants
sdBÎrables forent conçus, produits au moment ob le siècle, moralement
televé |iar le génie de Rousseau, ressaisit Tespoir et la foi. A cette
sabe matinale d'une religion nouvelle, les femmes s'éveillèrent, i|lu-
oiinées, Secondées, il en résulta une génération plus qu*humaine.
Quelle merveilleuse couronne pour la France de
la fédération que ces hoiftme$ de vingt ans , que
pecsonne np cpanalt encore 1... Qui ne serait ter*
rifié en lui voyant briller au front ces diamants magi-
ques qui étincellent dans TombreT...
Nid doute que, dans cptte foule immense, elle n'en
ait eu bien d'autres que ceux-là. Eux seuls grandi-
ront, vécurent. Mais la chaleur vitale du merveilleux
orage n'avait pas fait seulement, croyez-le bieq,
écloce ces quelques hommes. Des millions en naqui-
ront, l^ins ^ la flamme du cid. . . Le diraû-je mèmef
La magnanimité, la bonté héroNpie qui fut dans tout
un peuple à ce moment sacré, faisait attendre, des
génies qui en sortirent, une autne inspiration. Si vous
mettez à part quelques-uns, peu nombreux, qui fureut
des héros de bonté, vous trouyerez que les autres,
hommes d'actiqn, d'invention et de calcul, dominés
parl'ascendantdes sciences physiques et mécaniques,
poussèrent violemment aux résultats; une force iro-
mense, mais trop souvent aride, fut concentrée daos
leur tète puissante. Aucun d'eut n'eut ce flot du cour,
cette source d'eaux vives où s'ahrpuvent les nattons.
Ah ! qu il y avait bien "plus dans le peuple de la
Fédération, qu'en Cuvier, Fourrier, Bonaparte!
Il y avait en ce peuple l'âme immense de la Révo-
lution, sous ses deu^ formes et ses deux Ages.
Au premier Age, qui fut une réparation aux longues
injures du genre humain, un élan de justice, la R^
volution formula en lois la philosophie du dix-hwi-
tiéme siècle.
QUI ÉTAIT DANS LE PBCPLE. tt7
Au spcood ^j qui viendra UH pu twrdt alto sor-
tira des {ormules, trouvera sa loi religieuse {(A toute
loi pplitique se foode), et daus cetta liberté diYîne
q^e donp» s^ule rexcellence du ocpur, elle portem
UQ fruit iii|X)UDU de twntô? àe fraterpité.
Voilà Tiofiûi moral qui couvait <kos ce peuple (et
(ni'^H« fiuprés que tout géoie piortel7), quand, ]e
14 j)ûllet» à midi, il leva la main.
CsjpyrrJ^» tout était possible. Toute division avait
ces^; il n'if avait ni upblesse, qi bom^Misifi, pi
peiipte. l^'^Tonir fut présent... G'^t-)i-4ir9, |4us de
t^mps... Uq éclair de l'éternité.
11 ne tenait à rien, ce senible, que l'Ige soeitl #t
religieux d« h Ré^glution, qui recule encore devant
iious, ne se réalisât. Si Tl^érojîque bonté de ce WQ-
ment eût pu se soutenir, |e genre humain g9gQftit
)iQ siècle ou davantage; il se trouvait avoir, d'un
bond, ^r^ochi un monde de douleurs...
Un tel état dyr^t-il ? était-il bien possible que les
barriirçs socii^les, abaissées ce jour*14, AlssoBi lais-
sée; à terre, que la conQwee subsistât entre les
honunes de classes , d'intépftts , d'opinions di*
verses?
OiffîcilQ à coup sâr, moips dilïcile pourtant qu'à
nulle époque de l'histoire du monde.
Des instincts magnanimes ava^pt Relaté dans ^u-
testes classes, qui simplifiaient tout. Pes nouds inso-
lubles avant et après, se résolvaient alo^p d'eux-
Telle défiance, raisonnable peuWètre au début de
SOH RÉACTION D'ÉGOISME ET DK rSUR,
la RévolutioDy. Tétait peu à un tel moment. L'impos-
sible d'octobre se trouvait possible en juillet. Par
exemple, on avait pu craindre en octobre 89 que la
masse des électeurs de campagne ne servtt Taristo-
cratie; cette crainte ne pouvait subsister en juil-
let 90 : presque partout le paysan suivait , autaot
que les populations urbaines, l'élan de la Révolution.
Le prolétariat des villes, qui fait l'énorme obstacle
d'aujourd'hui, existait à peine alors, sauf à Paris et
quelques grandes villes , où les affamés venaient se
concentrer. 11 ne faut pas placer en ce temps, ni
voir trente ans avant leur naissance, les millions d'où-
vriers nés depuis 1815.
Donc, en réalité, l'obstacle était minime entre la
bourgeoisie et le peuple. La première pouvait, devait
sans crainte, se jeter dans les bras de l'autre.
Cette bourgeoisie, imbue de Voltaire et Rousseau,
était plus amie de l'humanité , plus désintéressée et
généreuse que celle qu'a faite l'industrialisme, msis
elle était timide ; les mœurs, les caractères, formés
sous ce déplorable ancien régime, étaient nécessaire-
ment faibles. La bouigeoisie trembla devant la Ré-
volution qu'elle avait faite, elle recula devant son
œuvre. La peur l'égara, la perdit, bien plus encore
que l'intérêt.
n ne fallait pas sottement se laisser prendre
au vertige des foules, ne pas s'effrayer, reculer de-
vant cet océan qu'on avait soulevé. Il fallait s'y
plonger. L'illusion d'effroi disparaissait alors. Un
océan de loin, des lames dangereuses, une vague
iriRRITATION BT DE HAINE. 209
grondante; de près, des hommes et des amis, des
irères qui vous tendaient les bras.
On ne sait pas combien à cette époque subsistaient
dans le peuple d'anciennes habitudes de déférence,
de croyance, de confiance facile aux classes culti-
yées. n voyait parmi elles, à ce premier moment, ses
orateurs, ses avocats, tous les champions de sa cause,
n avançait vers elles, d'un grand cœur.... Mais elles
reculèrent.
Ne généralisons pas, toutefois, légèrement. Une
partie infiniment nombreuse de la bourgeoisie, loin
de reculer comme l'autre, loin d'opposer à la Révolu-
tion une malveiUante inertie, s'y donna, s'y précipita
d'un même mouvement que le peuple . Nos patriotiques
Assemblées de la Législative, de la Convention (Monta-
gnards, Girondins, n'importe, sans distinction depar^
tis) appartenaient entièrement à la classe bourgeoise.
Ajoutez-y encore les sociétés patriotiques dans leurs
commencements, spécialement les Jacobins ; ceux de
Paris, dont nous avons les listes, ne paraissent pas a-
Toir admis un seul homme des classes illettrées avant
93. Cette masse de bourgeoisie révolutionnaire, gens
delettresy journalistes, artistes, avocats, médecins,
prêtres, etc., s'accrut immensément des bourgeois
qui acquirent des biens nationaux.
Mais quoiqu'une partie si considérable de la bour-
geoisie entrât dans la Révolution, par dévouement ou
par intérêt, la prhnitive inspiration révolutionnaire
fut modifiée sensiblement en eux par les nécessités
de la grande lutte qu'ils eurent à soutenir; par la fu«:
u. 44
210 RÉACTION DE PEUR ET DE HAIN^ — LA RÉVOLOTIOM
rieuse àpretè du combat, pair l'irritation des obsta-
cles, l'ulcération des inimitiés.
En sorte que, pendant qu'une partie de la bourgeoi-
sie fut cçrrompue par l'ègoïsme et la ïjeur^ l'autre lut
effarouchée par la hainsy et copime dénaturée, tran^
portée tors de tout sebtiment bumaiii. — Le peuple,
violent sans doute 6t furieux, mais n'étant point systé-
matiquement haineux, sortit bien moins dé la nature.
Deux faiblesses : la haine et la peur. ^ ^
il fallait (ciiose rare, difficile, îtnpossipie peut-être
dans ces terribles circonstances}, il fallait rester tort,
anii de rester ton.
tôm avaient, aimé certainement le li juillet. Il
eût fallu aimer le lendemain. .
Il çût fallu que la partie timide de la bourgeoisie se
souvint mieux de ses pensées numaines^ de ses vœux
philantîiropicjues ; qu'elle y persistât au jour du péril ,
qu'effrayée ou non, elle fît comme ou fait en mer,
qu'elle se remit à Dieu, qu'elle jurât de suivre la
foi nouvelle en tous les genres de sacrifices qu'elle
imposerait pour sauver le peuple.
Il eût fallu encore que la partie hardie, révolution-
naire de la bourgeoisie, au milieu du danger, en plein
combat, gardât son cœur plus haut, qu'elle ne se lais-
sât point ébranler , rabaisser de son sublime élan
aux bas-fonds de la haine.
Àh ! qu'il est difficile, aux plus forts même qui com-
battent, de dominer leur combat d'un cœur ferme et
serein , de combattre du bras, et de garder en eux
l'héroïsme de paix.
frATTÈiKT Pas ses résultats sociaux et RBLieiBUX. tll
Là ft^oitiiion ël beaucoup, maià si elle eût pu
tenir 9 tlti inoment du moins, k cette iiauteur, que
n*e<it-éllepaslaiiT
l)'abor(l, elle eût duré. Elle n'aurait pas eii la tnste
chute de iSÔO, où lés âmes; stérilisées, ou de peur où
de haine, devinrent pour lonçtemps infécondes.
Et ptils, elle ii'eût psLs été écrite selilement, mais
appliquée, bes abstraction^ politiques, elle fût iies-
cendue aux réalités sociales.
Le âeniimetit dé bonté courageuse qui fut son ^iht
de départ et son jprelnier élan, ne serait pas resté flot-
tant à l'état de vague sentiment, de généralités, il
aurait été à la fois s'étendant et se précisant, voulant
entrer partout, pénétrant les lois de détail, allant jus-
qu'aux mœurs même et jusqu'aux actions les plus li-
bres, circulant dans les ramifications les plus loin-
taines de la vie.
Pisurti de la pensée et revenant à elle après avoir
traversé la sphère de l'action, ce sentiment sympathi-
que d'amour des hommes amenait de lui-même la
rénovation religieuse.
Quand l'âme humaine suit ainsi sa nature , quand
elle reste bienveillante, quand, absente 4e son égoïsme,
elle va cherchant sérieusement le remède aux dou-
leurs des hommes, alors par delà la loi et les mœurs ,
làoù toute puissance finit, l'imagination et lasympathie
ne finissent pas ; l'âme les suit et veut encore le bien ,
elle descend en elle, elle devient profonde...
Ceci est tout autre chose que la profondeur de Ye^
prit et l'invention scientifique. C'est une profondeur
212 LA RÉVOLUTION trATTEINTPAS SES RÉSULTATS RBUGIEOX.
de tendresse et de volonté bien autrement féconde,
qui donne un fruit vivant... Étrange incubation,
d'autant plus divine qu'elle est plus naturelle I
D'une douce chaleur, sans effort et sans art, par^
fois du cœur des simples, éclôt le nouveau génie,
la consolation nouvelle qu'attend le monde. Sous
quelle forme? Diverse selon les lieux, les temps:
que cette âme tendre et puissante réside dans un
individu, qu'elle s'étende dans un peuple, qu'elle
soit un homme , une parole vivante,) un livre ,
une parole écrite, il n'importe, elle est toujours
Dieu.
CHAPITRE II.
SUITE. ^ OBSTACLES EXT&BIEURS. - DEUX SORTES ITBTPOGRISiB :
HYPOCRISIE D'AUTORITÉ , LE PRÊTRE.
Le prétr* emplofe eontre It Réfdtation to eonfeffioiMl et la pretie. — Paa-
phlcts âw caiboliquct ea 1790. — Stérilités éepnii platlaan iiéelca» ils
ae paaraient étoaffer la Révolatioa. — Lear iBpalisaaee 4epvis ttOO. ^-
La RéfolalioB éoil readre au âaws l'aliineal rellf Icvs»
J'ai dit Tobstacle intérieur, la peur, la haine ; maïs
l'obstacle extérieur précède, et peut-être sans lui,
l'autre n'existait point.
Non, l'obstacle intérieur ne fut ni le premier ni le
principal. Il eût été impuissant, annulé et neutralisé
dans l'immensité du mouvement héroïque qui ame-
nait la vie nouTcUe.
Une fatalité hostile exista au dehors, qui arrêta
l'enfantement de la France.
Qui accuser î à qui renvoyer le crime de cet enfan-
tement entravé 7 quels sont ceux qui, voyant la France
en travail, ont trouvé les mauvaises paroles de l'avor-
214 DEUX HYPOCRISIES : LE PRÊTRE, L'ANGLAIS.
ment, ceux qui ont pu, les maudits, mettre la main
sur elle, la contraindre à Taction, la forcer de prendre
l'épée et de marcher au combat?
Ah ! tout être n'est-il donc pas sacré dans ces mo-
ments? une femme, une société qui enfante, n'a-
t-ellepas droit au respect, aux vœux du genre hu-
main?
Maudit qui, surprenant un Newton dans l'enfante*
ment du génie, empêche une idée de naître ! Maudit
qui, trouvant la femme au moment douloureux où la
nature entière conjure avec elle, prie et pleure pour
elle, empêche m homme de naître | Maudit trois
fois, mille fois, celui qui, voyant ce prodigieux spec-
tacle d'un peuple à Têtat héroïque^ magnanime, dés-
intéressé, essaye d'entraver, d'étouffer ce miracle,
d'où naissait un monde !
Gomment les nations vinrent-elles à s'accorder, à
s'armer contre l'intérêt des nations. Sombre et téné-
breux mystère !
' Déjà on avait vu un pareil miracle du diable dans
nos guerres de religion; je parlé dé la grande ioeuvre
jésuitique qui, en moins d'un demi-siècle ,Bt de là
lumière une nuit, cette affreuse nuit de meurtres
qu'on appelle la Guerre de'Trentç ans. Maïs ebfin, D
y fallut un demi-siècle et l'éducation des jésuites^ il
fallut former, élever une génératioi» exprès, dresser
un monde nouveau à l'erreur' et m mensonge. Ce
ne furent point les mêmes hommes qui passèrent dû
blanc au noir, qui virent d'abord la lumière, puis ju-
rèrent qu'elle était la nuit.
LE PBÊTRE AGIT PAR LE COf^FESSlOMHAL ET LA PRESSE. 215
Ici le tour est plus fort* U suffit de quelques an*
nées.
Ce succès rapide fut dû à deux choses :
1" lin emploi liàbile^ immense de lavande ma*
chine moderne, la Piresse, Tinstrument de la liberté
tourné' contre là liberté.' L'accélération ierribïè (jue
cette machine prit au dix-huitîèmé siècle," cette rs^î-
aîté foudroyante i qui vous lance feuille sur feuille^
sans laisser le temps de penser, d'examiner, de se
reconnaître, elle fut au pront du mensonge.
2"^ Le mensonge fut bien mieux approprié aux im-
bécillités diverses, sortant de deux officines, préparé
par deux ouvriers, par deux procédés différenfe : Tàn-
cien, le nouveau, la fabrique catholique et despotique,
là fabriqué angVaise, soi-disant constitutionnelle .
(Test là ce aùî différencie profondément je monde
moderne, et balancé tous ses progrès/ C'est a avoir
deux hypocrisies; le môyèn-âge n'en eût qù^uné,
nous, nous en possédons deux : hypocrisie d^aulbrité,
hypocrisie dç liberté , d'un seul mot : le Prêtre^ VAh-
fffaîs, les deux formes dé tartufe.
Le prêtre agît principalenàènt sur les femmes et le
paysan* TAnglais sur les classes bbui^eoises. '
Ici un mot dû prêtre, pour expliquer seulement cq
<iue nous avons dit ailleurs.
La vieille fabrique lîe mensonge recommencç
en 89 par tous les moyens k la fois. D'une
P^, conmie autrefois, la diffusion secrète par le
confessionnal, le mystère entre prêtre et femme, la
publicité k VOIX basse, les demi-mots à l'oreille.
116 PAMPHLBTS DES CATHOUûnBS EN 1790.
D'autre part, une presse frénétique, qui peut ris-
quer bien plus que l'autre, parce que, remettant ses
feuilles en dessous à des mains sAres, aux simples et
crédules personnes toutes persuadées d'avance, elle
sait parfaitement qu'elle n'a nul contrôle à craindre.
Ces brochures sont des poignards; nous en avons
entre les mains qui, pour la violence et l'odeur de
sang, égalent ou passent Marat.
Quiconque veut voir jusqu'où peut aller la parole
humaine dans l'audace du mensonge , n'a qu'à lire
le pamphlet que l'homme de Nîmes, Froment, lança
de l'émigration, au mois d'août 90. Là, se développe
à son aise, en pleine sécurité, tout un long roman :
Comment la république calviniste, fondée au seizième
siècle, édifiée peu à peu, triomphe en 89; comment
l'assemblée nationale a donné commission aux pro-
testants du Midi d'égorger tous les catholiques , pour
diviser le royaume en républiques fédératives, etc.,
etc.
Cette brochure atroce, répandue dans Paris, jetée la
nuit sous les portes, semée aux cafés, aux églises, eut
ici peu d'action. Elle en eut une, et grande, dans
les campagnes. Mille autres la suivirent. Variées selon
les tendances différentes du Midi ou de l'Ouest, col-
portées par de bons ecclésiastiques, de loyaux gen-
tilshommes, des femmes tendres et dévotes, elles
commencèrent le grand travail d'obscurcissement,
d'erreur , de stupidité fanatique qui , suivi conscien-
cieusement pendant deux années, nous a donné h
Vendée, la guerre des chouans; de là, par contre,
LEUR STÉRILITA DEPUIS PLUSIEURS SIÈCLES. il7
ra£Breus6 contraction de la France, qu'on appelle
la Terreur.
S'il eût été possible d'éclairer ces masses aveugles
que Ton poussait contre nous, nous n'aurions pas
discuté avec elle le fonds, si aisément attaquable, de
leur d(^me. Nous aurions fait simplement appel à
Texpérience, à Thistoire. Pour accabler leurs doc-
teurs, il sufBt de la raconter.
Quelle qu'elle soit cette doctrine, elle ne fait rien
depuis des siècles. Et tout ce qui se fait de nouveau,
de fécond, se^ fait malgré elle. Malgré elle , Colomb
trouve TAmérique , Galilée le ciel.
Yoilk bientôt cinq cents ans que dans les sciences
de Dieu, elle empêche de passer outre. Depuis qu'en
Fan 1200, un vrai prophète, Joachim de Flores, an-
nonça qu'au règne de Christ succédait le Saint-Es-
prit, depuis qu'en l'an 1300, Dante scella le monde
chrétien, toute grande originalité s'est trouvée dans
l'autre parti. Le génie n'a pas manqué, mais tou-
jours douteur et critique. Rabelais , Shakspeare ,
Molière, ces esprits si éminemment féconds, l'au-
raient été bien davantage, s'ils n'eussent pas été con-
damnés par la vieille pierre sacrée qu'ils trouvaient
sur leur chemin, au travail de l'ébranler. Ainsi, les
héros de l'Esprit ont été pendant, cinq cents ans
surtout négatifs. Grand dommage au genre bu-
main!
Les beaux et nobles écrivains du siècle de Louis XIV
dépensent immensément d'esprit, de style et de ta-
lent, à traduire, glorifier le texte suranné. Qu'y ga-
248 LES CATHOLIQUES N*ONT PU ÉTOUFFER U RÉVOLUTION.
*,.. . '. .. . ^ . ■'. .. '.. : . li; ; ;
ffnent-ils? Le lendemain 4e Possqet, le monde, sans
Kk. |îj »■ i, . . Il'- .. «.i .j . .11. : h I.-. :..(. ;... ■
s arrêter au pompeux écnvam, suit Voltaire, et re-
noue sa vraie tradition, celle de Rabelaip ei Molière.
Le vieux système, avec tant d'efforts, li^arien édifié,
îl en est comme de là ^e qu^ôo voit toujours
sur là cathédrale de Cologne, oui semble là travailler,
vouîôiréléver dèspierres. On la init ep 130Ô. En libo,
elle y est; vous la reconnaissez (au 'musée dé Èruges),
dans un dessin de Van Ëyct ; et I^ôùvrajgé n avance
pas. Je la vis, îl y a vingt ans, l'ouvrage était au même
point. Cette année encore, je l'ai vue, la inême, toii-
joursla même. Que (î'œuvres peijàant ces cinq siècles!
mais la grue n'avance pas.
Système impuissant pour produire, tout-puissant
pour empêcher. Nul comme vie, fort comme institution
morte, qui, si elle ne mortifie et ne communique
la mort, encombre tout au moînç le sol, et fait que
rien n'y peut croître.
Quelques services réels qu'il ait rendqs au genre
humain à d'autres époques, ce sera pour ce vieux sys-
tème une lourde responsabilité d'avoir barbâre'ment
entravé le nouveau principe au premier moment fé-
cond. . . étouffé sa fécondité? Non, cela est impossible.
Rien ne peut faire contre pieu. Mais entravé, retardé,
souillé, et poussé aux violences pour les reprocher
ensuite.
Ah ! pauvre Révolution, qui commença par aimer
tout, tout homme, tout peuple et toute idée, ils l'ont ren-
due semblable à eux, meurtrière d^idées et d'hommes,
barbare, replongée violemment à la vie sauvage !...
LEUR IMPUISSANCE VIÊWÎS idOO. 219
C'est une chose grai)de et lu^ubre^ de voir au len-
demain de la Révolution, quand la terré recouvre les
morts^ e( aue les tombes sont closes, le doux et pro-
fond mysti(jifey saint Martin, qui vient absoudre et
bénir la 'dévolution défunte. Nul reproche , nulle
bjure. n Tenveloppe tout entière, n'en repense
rien, prend Voltaire, accepte Rousseau, les embrasse
et les enlace. Vous diriez un lierre aini * qui s'em-
pare a un tombeau, qui circule tout autour, doux,
fort et puissant, et dit : Je le tiens, mon sépulcre!
Il se tronipe^ il né tient rien. Cette morte est ^i
vivante, que, pendant que son génie dort, son âme
guerrière court l'Europe. Pour dompter les rois de
la terré, il suffirait de son ombre.
Rien n'y fait, elle vit toujours. Son demierné,
Bonaparte, a beau Foutrager, il a beau lui demander
avec un amer sourire : « À quoi servent )es idées ? » . . .
Lm-mème, il cherche une idée, et il cherphera
en vain ; il a beau rouvrir les temples, il ne sait qu'y
mettre ^ \\ va jusqu'à la vieille Rome ; il va, pour
trouver lia. vie, fouiller dans lés catacombes ; il n'y
trouve, ii b'en rappiorte que la vieille idole des morts,
La voilà rentrée dans l'église, et l'église est vide.
Impuissance radicale ! Avoir pour soi l'homme de
* L^ri^nalîté est surtout en ceci, qu*on sent Inen que le lierre tire
nTie,iion de la terre, non de lui-même, mais de ro)]jet même qu*il
colsce, je teux dire de la Révolution. Beaucoup de choses simples et
sublimes, dans vne douceur infinie. LeUrt à un aim* sir la Févoltiêion^
oiïïl (fir oooaéqnent antérieur de deux ans «ux Considératiotu de
)l. 4e Ibfs^, 4*aîU^Qr8 Im mom originales).
220 LÀ RÉVOLUTION DOIT RENDRE AUl AMES
la victoire, et rester vaincu I La royauté de la gloire,
la royauté du droit divin, la royauté de l'argent, pen-
dant tout un demi-siècle, se travailleront en vain à
susciter le vieil esprit contre la Révolution. Us épui^
seront leur souffle à souffler la cendre aride, ils n'en
tireront pas Tétincelle.... Pourquoi vous fatiguer, 6
rois 7 en voilà d'autres, plus rois que vous, qui D'y
réussissent pas mieux? Ce que ne peuvent ensemble
les Chateaubriand, les De Maistre, vous figurez-voos,
pauvres rois, que vous pourrez jamais le faire?...
Vraiment, tous y ont mis beaucoup de bonne volonté;
tous, grands, petits, l'un par Fart, l'autre par l'his-
toire ou la légende, nous avons qharitablemenl ré-
chauffé la vieille chose; elle est restée froide et
■ stérile.
Le monde languit, pendant ce temps, il souffre,
altéré, affamé. «Que donnerons-nous à ce peuple!...
Donne-t-on un caillou à son enfant, quand il vous de-
mande du pain?...» La multiplication qui se fit au
Sermon de la montagne, elle ne s'est point renouve-
lée. On nous avait dit : « Quiconque aura puisé à ma
source, n'aura jamais soif.» Nous avons puisé deux
mille ans , et nous avons toujours soif.
Et ce qu'on nous offre à boire, c'est ce que depuis
bien longtemps personne ne peut plus supporter : Un
sauveur pour les élus , la religion du privilège et Tin-
justice de Dieu.
Non, cela est trop amer.
Si vous avez aimé les hommes, vénérable esprit du
passé, permettez que nous cherchions aussi pour eux
L'ALIMENT RSL161B0X. 221
quelque aliment, quelque source. Car, comment les
voir mourir, ces millions qui gisent là-bas, si pâles,
au pied de la montagne, que vous ne nourrissez
plus?
11 ne faut pas que le peuple meure. N'empêchez
pas qu'on le nourrisse. Celle qui le prit sur son sein,
la Révolution, celle qui d'un si grand cœur, entreprit
de Tallaiter, qui , de ses mamelles généreuses, lui
donna le lait, et après le lait, le sang de son sein,
vous n'avez rien pu contre elle. Laissez-la. Ne vous
mettez plus entre Tenfant et la mère.
Ce lait tarit par le combat. Nous, nous donnerons
le pain. Il faut, de manière ou d'autre, que nous leur
trouvions le pain du corps, le pain de l'esprit. Don-
nons le nôtre, sans hésiter; plus on donne, et plus il
reste. C'est là le mystère, le miracle. Versons la vie,
sans mesurer; d'autant grandira notre cœur. Ne mar^
chandons pas ce qui est de l'homme, et Dieu s'aug-
mentera en nous.
Vous gémissez fréquemment de votre impuissance
d'esprit, de votre stérilité, vous demandez pourquoi
donc la lumière de l'avenir se fait si longtemps at-
tendre, vous voudriez un talisman, une formule d'é-
vocation qui vous la fit apparaître. La toute puissante
formule qu'on croit simple, mais dont celui-là qui en
a sondé le sens connaît seul la fécondité, consiste en
un mot : Soyez bons.
CHAPITRE III.
suite. — obstacles extérteurs. — hypocrisie de liberté,
l'Ànglai&
Le faax idéal anglais. — L'Aagleten^ trompa la Fr^ce ^mr U.fVaa^ -:
Caillés réelles de la grahdeur de V Angleterre. » Romans politiques dt
Npotesfoiea. ^ U dreit obsctrei, ététM |Mria physi^e. «^ PHiêÊÊi
équilibre «onsiitationnel.— faux, équilibre eviopée».^ TiJiT«Ui4« 1^iM|it*
terre ponr neatraliser la Hollande, le Portugal, la Franee. -* fTàjMBt ^
tme Idée nerato , TAngleterr» né peut rieh sur la France. — Sa ll^lae
pour la France. — Deux Irlandais serrent sa baiae» L^y-ToUendal, |ie»
hommes sensible^ provoquent la guerre universelle. Fureipifde Bwlie.
'— Accord du Prêtre et de l'Anglais. — Crédulité hâinetise do peuple an-
glais. - La France aima et aQCueWe IM Aaglato. -.- ftdtollatt éi ^
Ittiie des deux peqples. L'AnglaU devaaa an alnple romfa 40 i
— Le Français est resté homme.
Le vieux principe gothique n'eût jamais pu, k lui
seul, arrêter, dètoiimer le jeune élan de la France.
Nulle force n'y eût sufR. La seule chosequi pûtla four-
voyer, et qui le fit en effet, c'était une illusion, un
faux et bâtard idéal par lequel on l'amusât, on la
trompât, on détournât ses pensées.
Chose dure de voir la France enfanter eiître deux
sorcières, là vieille noiredu moyen-âge, confession, in-
quisition,— et l'autre, la jeune, l'anglaise, aux taines
et menteuses paroles, couvrant le sordide intérêt de
fictions politiques qu'elle ne croit pas elle-même.
; Ce n'était pas depuis un jour que celle-ci travail-
L'ANGLETERRE TROMPA LA FRANGE PAR LA FRANCE. 2S5
lait la France^ employant k la tromper le génie même
de la France. Trois hommes, éminemment français,
furent, dans le cours de ce siècle, caressés, gagnés,
par cette rusée Angleterre, si fière d'attitude ,^ si
flatteuse et basse dès qu'elle y a intérêt. Elle enve-
loppa Voltaire par le roué Bolingbroke, par Tap-
pareiice des libertés religieuses (tout en écrasant
rlrlande). Elle enveloppa Mirabeau, d'abord fort éloi-
gné d'elle, îpar ses Anglo-Genevois qui aidaient à sa
paresse et souvent écrivaient pour lui; elle le trouvait
efrayé entre la monarchie défunte et la république
imminente, elle liji offrit son système bâtard comme
UD6 planche dans le naufrage.
La séduction la plus funeste fut celle de Montes-
quieu. Il serait long d'expliquer ici comment ce bril-
lant esprit (si prenable par la vanité) fut suivi, saisi,
accaparé par les Anglais, après le succès des Lettres
persanes, comment la médiocrité rusée mystiGa le
génie. Le génie est , on le sait , trop souvent
crédule, sympathique, admiratif, et, ce qui donne
prise surtout, ordinairement systématique; montrez -
lui une lueur qui flatte un peu ses systèmes, il suivra
mieux qu'un enfant.
Au reste, on ne trompe ainsi que ceux qui sont
trompés d'avance, ceux qui ont en eux, au cœur
même, le germe d'erreur. Je dis au cœur, parce que
Verreur vient presque toujours d'un côté où la mo-
ralité faiblit.
Oui, il faut le dire, si ce beau génie, noble
^t doux, élevé, éminemment humain, [a pourtant
224 CADSBS RÉELLES
exercé une funeste influence sur la moralité poli-
tique de TEurope, c'est que, tout grand qu'il était,
il suivit un sentiment qui n'est rien moins qu'élevé,
et qui entraîne tous les faibles de cœur : le res-
pect, l'admiration du succès.
Partout où est le succès, le vulgaire voit la sagesse.
L'Angleterre réussissait. Notre ingénieux gascon se
chargea d'expliquer la sagesse anglaise, il chercha la
cause de ses succès inouïs dans la perfection de son
gouvernement, dans le profond mécanisme de sa
constitution. Son ignorance le servit. Ne connais-
sant ni l'histoire , ni le droit du pays dont il parlait,
il fut bien plus à son aise pour placer là le système
dont il amusait son esprit. Xénophon plaçait ses rêves
chez les Perses, Platon dans l'Egypte, dans l' Atlan-
tide. L'Angleterre devint l'Atlantide de Montesquieu.
La grandeur de l'Angleterre tenait à trois choses
qu'il semble avoir peu comprises. Je ne puis ici que
les indiquer.
l"* L'auteur principal et créateur de cette grande
puissance au dix-septième siècle, fut la France même,
je veux dire l'imbécillité de la France catholique, des
confesseurs de Louis XIV, qui le poussèrent contre
son alliée naturelle, la Hollande, jetèrent ainsi la Hol-
lande dans les bras de l'Angleterre, et par là donnè-
rent à celle-ci la domination des mers.
2'' L'Angleterre, gardienne fidèle des lois barbares
du moyen-àge, de l'iniquité féodale (droit d'atnesse,
etc.), devait de deux choses l'une, ou devenir juste,
ou trouver un moyen d'éloigner les victimes de l'io-
Jffi LA GRANDEUR DE L'ANGLETERRE. SK
justice. Elle a pris ce dernier parti. Elle a périodique^
ment jeté ses enfants à la mer. Ce cancer d'iniquité
qui la ronge, elle n'a pu le supporter qu'au moyen de
ces purgations périodiques. De là ce besoin incessant
d'émigrations, ces colonies de siècle en siècle.
3^ Après le moment sublime de T Angleterre , la
flotte invincible et Shakspeare, le moment où le
génie anglais plana comme un grand aigle de mer, il
est descendu, et de plus en plus, il a tendu aux ap-
plications, il est devenu toujours plus pratique, minu-
tieusement précis, spécial et spécificateur. La pesante
aristocratie le refoulaat sur lui-même, l'a fait ou-
vrier, artisan. Elle lui a créé ainsi, sans préjudice des
colonies extérieures, comme une colonie intérieure,
une Angleterre dans l'Angleterre, et celle-ci énorme,
monstrueuse, qui peut un jour enfoncer l'Ue , et la
mettre au fond de l'eau.
La grandeur anglaise, la richesse du moins et le
développement industriel , ont leur principale origine
dansée génie de précision, d'applicatioaet de sp^'*-
ficatwn. L'Angleterre a toujours gagné encesens, mais
en revanche, pour l'étendue et la profondeur, pour les
facultés de haute généralisation, pour l'art et la phi-
losophie, on ne peut dire certainement qu'elle ait
gagné depuis Shakspeare.
Quant à sa constitution, très- compliquée, donton a
fait tant de bruit, elle peut cependant se réduire à un
mot. Le premier pouvoir y est l'aristocratie , le se-
cond l'aristocratie , l'aristocratie le troisième.
Cette aristocratie va se recrutant sans cesse de
II. 45
2is wMàm fOLtriauBs db iieiiTBsomBO.
tout ce qui s'enrichit. « Être riche pour être
noble » y c'est toute la pensée de l'Anglais. La pro-
priété, spécialement territoriale, féodale, est la reli-
gion du pays.
Les institutions anglaises sont , presque toutes, lo-
<)ales, spéciales; insulaires, impossibles à transporter.
Jamais les Anglais n'avaient imaginé que personne
eût la folie de sortir de leur tlb des lois qui lui sont
tQllettient appropriées. Mais voici un Français qui se
charge de prouver que ce gothique chaos d'usages,
de précédents entassés qui souvent se contrarient ,
dont leurs plus savants praticiens ne peuvent pas se
tirer, que ce chaos est l'ordre même, que c'est
Tétemel modèle proposé au genre humain. Que dis-
jeî à force d'esprit, il y voit, y reconnaît l'image
du système céleste, l'équilibre, la gravitation, etc.
Avant que votre Newton eût trouvé ce système du
ciel, leur dit-il, il existait dans vos lois...
a Qu'est-ce que la loi? un rapport. Et ce rapport
fiuit les climats. L'heureux rapport de l'équilibre, la
pondération des puissances, c'est la vraie base poli-
tique , où s'appuye toute société * . »
Quel étonnement c'eût été pour les grands juris-
consultes, les pontifes du droit stoïcien, d'entendre
tous ces mots de physique, de mécanique, d'équiii-
^ Notez que cette idée du droit, quelque peu élevée qu*elle ^oit,
était un progrès remarquable sur la théorie proprement anglaise de
Hobbes et de Locke qui ne voient le juste que dans Tntile. — Au
reste, les Anglais saisissent, eiqploitent immédiatement TMée de Mon-
tesquieu. Son livre paraît en 1748 ; en 4753 , ils ouvrent à grand bruit
U CQurs de rinûUieur et cQDuneatateor Blackstone.
U mon OBSCOBa^ÉXOOTPÉPABiAraTSIOimBT LA MÉCANIQUE. «7
bre, poids, contre-poids, gravitation... Ah! ce n'est
pas pour un tel droit, matériel et matérialiste, que
Papinien fit au tyran la sublime réponse qui lui
Taiut le martyre. Ce n'est pas pour un tel droit
qae notre grand Dumoulin brava le poignard , et
quatre fois fut près d'être assassiné. Les politiques
aussi, les Barnevelt et les de Witt, quand ils chan-
tairat dans les tortures Justum et tenacem^ ils n'ima-
ginaient pas que le droit £ftt chose physique; ils
croyaient au droit de l'esprit.
n ne faut pas cependant rep(»rter toute la faute de
«et abaissement du droit à M. de Montesquieu. Le
hux spiritualisme jésuitique avait, dès le dix-septième
siècle, tourné les esprits des hommes vers la sphère
où la liberté éclatait alors , vers les sciences de la
matière , transfigurées par Galilée. La politique ,
cédant à leur ascendant , avait peu-èrpeu pris leur
langue. Descartes y contribua par la popularité de
ses ouvrages , même par ses romans de physique.
Newton vint avec cet éclat , cette autorité im?-
meiise, et Voltaire pour traducteur! L'équilibre, la
gravitation , apparurent la loi universelle du monde,
et moral , et physique.
L'on oublia que le droit est , en quelque sorte ,
le contraire de la physique. Celle-ci balance les puis-
sances, cherche l'équilibre des forces. Mais l'essence
même du droit est de tenir même compte du fort et
du faible, de mettre le petit, l'impuissant « dans la
balance , et de juger qu'il pèse tout autant que le
puissant.
228 PII6TET4DU ÉdOILlBRB COflSTITimOlINBL.
C'est le jeu sublime du droite et par ob il méprise
la nature 9 et met le ciel sous ses pieds !.«... Ar-
rière ^ physique! arrière , mécanique! C'est ici ud
monde saint! Restez à la porte... un monde absurde
pour vous, pour vous inintelligible, où Ton juge, au
mépris de toutes vos mathématiques, que le petit
égale ou surpasse le grand, et que le faible rat le fort.
Laissez-moi donc vos prétentions de ramener la
morale à la physique, laissez la politique mécanique
qui met le droit dans l'équilibre.
Le droit, c'est le droit, le hkn, c'est le bien ; il n'y
fout autre définition. Tout cœur d'homme compren-
dra. Tel fut le point de départ de nos maîtres, les
grands stoïciens qui assirent sur cette base la juris-
prudence romaine. Tel aussi le résultat de la vraie
philosophie, de Rousseau, de Kant, ces grands révo-
lutionnaires, tel le credo originaire de notre Révo-
lution.
Ce fameux droit d'équilibre, que faisait-il en pra-
tique?
Si l'équilibre existait réellement, comme Benlham
et autres en ont très-bien fait la remarque, il abou-
tirait simplement à l'immobilité complète. 11 ne serait
absolument autre que le maintien du statu quo. Main-
tien de l'ordre ? pas toujours. Il est possible que le ëtalu
quo soit l'immobilisation du désordre, et le rende per-
manent.
Ce statu quo social, entouré en An^eterre de belles
garanties, qui relevaient du reste ladignitédel'homme,
ne faisait que consacrer pour chacun son droit actuel,
FAUX ÉQOILIBIUS EUROPÉEN. 3»
à ceux-ci le droit d'avoir tout, à ceui-Ià le droit
d'avoir faim. Une chose remédiait, dont nous avons
parlé, l'usage de jeter une partie de la population
à la mer.
Le statu quo avait été vivement désiré en Europe,
après l'horreur sanglante des guerres de religion. Le
monde qui d'épuisement ne pouvait {dus remuer, se
laissa persuader que la balance des intérêts suffirait à
l'ordre, abstraction faite du droit. Ainsi, rien ne bou-
gerait plus, les petits, toujours petits, les forts, tou-
jours forts. Vain espoir! toutes les fois qu'une idée
nouvelle advenait, qu'une puissance apportait au
monde une force morale, comme la France à l'aurore
de Louis XIV, la France de Colbert et de Molière,
l'équilibre se rompait.
En temps ordinaire, il est vrai, la voracité de
chacun était contenue par la voracité de tous. Mais,
au fond, nulle idée du droit. C'était comme une
baode de loups qui sont en cercle et se regardent;
si l'un faiblit, haro sur lui. Ainsi, à l'avènement
de la jeune Marie-Thérèse , l'Autriche semble
faible, orpheline; donc, sus à l'Autriche! — Puis,
c'est la petite Prusse ; malheur à la Prusse I On essaye
de la dévorer. — De temps à autre, on arrache un
lopin de la Turquie. — La Russie mord la Suède. —
L'Autriche absorberait la Bavière, si l'on ne se jetait
enfre. — Voilà le hideux aspect de ce cirque de bêles
sauvages.
Cette fiction d'équilibre, de balance européenne,
toujours attestée gravement dans le dix-huitième siè-
230 TRAVAIL DE L'ANGLETERBE POUR REirTRALlSEBL
cle, semble alors régir encore TEurope. On la rappelle
aux petits, c'est une moralité qui leur est appropriée,
une sorte de catéchisme. Les grands aux deux extré-
mités, grandissent pendant ce temps ; deux géants se
font, l'Angleterre et la Russie.
La Russie, puissance asiatique, a moins besoin
d'hypocrisie. Elle pèse brutalement, cruellement sur
la Pologne, elle en arrache des membres ; elle force
ses voisins de prendre part à ce meurtre, d'emporter
une dépouille, elle ne leur permet pas de rester les
mains nettes, comptant bien, au reste, leur repren-
dre la part qu'elle leur fait , quand elle les prendra
eux-mêmes.
La Russie, une barbarie oi^anisée, peut se pas-
ser d'une idée; on ne lui a pas encore à cette
époque fabriqué le panslavisme. Mais l'Angleterre,
le grand tartufe, doit faire semblant d'avoir une
idée. Elle se présente hardiment ( pour emprunter
le mot absurde deM"' de Staël), c(Hnme «le che-
valier de la liberté du monde » . Elle défendra
cette liberté ; bien mieux , elle la réglera , l'as-
surera , la fondera. Facile est la recette : imitez sa
constitution.
Honnête, libérale Angleterre I elle n'a pas pris le
Portugal, elle n'a pas conquis la Hollande. Elle les a
seulement annulés. Le Portugal, découragé, fi'est
peu-à-peu livré lui-même , endormi dans sa ruine ^
^ Sauf un moment de téyél, vraiment héroïque. La lettre meni-
çante de Pombal aux Anglais restera élernellement dans la mémoire
des hommes. K. son Administration, t. m, p. 4-42 (4787).
I«A HOLUNDE, LE PO^TUGAi» U nUim. 891
UBoH«iide était plps difiicila; mais l'Angleterre peii-
àrpea Va prise p^r i» maison d'Orange ; c'est pour
fonder cette maison qu'elle a sans cesse rauué
contre le$ vrais Hollandais la populace des villes
(en grande partie étrangère), jusqu'à ce que le mal*
beureux pays reprit , sous le nom de Statiiouder'
uni»éfet anglais, pour détruire systématiquement sa
miiine et le trahir jour par jour.
L'Angleterre agit d'adtant mieux sur le continent,
qu'elle n'y fait point de conquête, sauf quelques poîpibs
dominants, essentiels, comme est Gibraltar, comme
fot Calais si longtemps. .. Prenons bien garde à Cher-
bourg ^
L'idéal de l'Angleterre fut de tenir peu-à-peu toute
la côte d'eo fftce, — Hollande et Portugal, Belgique,
France, — par quatre préfets anglais. Elle crui
ravoir attdint, lorsque le duc d'Orléans, sa docile
créature, plus subordonné aux Apglais que les princes
d'Orange ou d9 Bragance, leur livra notre poUtique,
nos plus iutimes secrets, tua pour eux le commerce
français, tua avec eux la marine espagnole , alliép
naturelle de la nôtre. La France , évanouie ^lors,
comme après une horrible saignée, laissait faire; on
1 Terrible état de distraction où vit la France, misérablement oc-
cupée de honteux procès ! Elle n^a point entendn le cri du Portugal,
étranglé à U turque par )* Angleterre, TE^pagne» et, faut-il le dire?
psr U France même qui parait n'en rien savoir. Le cri n*a eu d'écbo
que dans le cœur d'un homme de génie (Quinet, La France et la
^^^niit- Alliance en [Portugal, 1847). —Maintenant, voici bien autre
^osel bien plus près, plus personnelle! Et la France n'en sait
^eaî L'ANGLETERRE BATIT DEVANT CHERBOURG.
9Si L'ANGLETCRRE N'AYANT PAS UNE IDÉE HORALB
pouvait oser tout sur ce cadavre. Un commissaire
anglais à Dunkerque, l'ambassadeur anglais à Paris,
recevant les hommages du premier ministre, dictant
ses dépêches ! C'était fini de la France, si elle avmt
conitenti à toutes ces indignités ; mais elle était comme
absente d'elle-même. Qui n'a la volonté , n'a rien.
Les Anglais régnaient, et avec cela ils n'obtenaient
nul résultat. Ils travaillaient la haute société, les sa-
lons, se faisaient à moitié Français, ridicules, pour
influer sur les Français; tout cela se passait en haut,
à la surface, rien ne pénétrait en bas. Ils n'avaient
pas alors la prise que leur ont donnée sur nous la
banque et l'industrialisme. La France de ce temps-là
se défendait par l'esprit, et restait entière. Un ma-
tin , elle s'éveille et donne aux Anglais la leçon de
Fontenoi.
Étrange etbizarre insolence! vouloir dominer lepays
qui, en ce temps même, sous son triste gouvernement,
dominait, entraînait le monde par la puissance de
l'esprit ! Pour dominer, il faut un droit, et ce droit,
c'est une idée. .. . Qu'on me montre une idée anglaise!
Une grande et féconde idée morale. L'Angieterre
n'a jamais eu, n'aura jamais aucun grand moraliste,
aucun grand jurisconsulte ^.
« Parce qu*eUe rédait le droit ^ une idée négative ^ celle des garanties-
— M. Gutzot éublissaît, en 4828 (Préface de THist. constit. d*Bal-
lam, p. 9) : « Qu'en ÂDgleterre, les révolutions se sont accomplies
par le pouvoir des faits ^ sans attendre que la justice ou la nécessité
en fût érigée en doctrine >. Pour dire la chose clairement , les théo-
ries ont été créées après coup , elles sont venues au secours des faits
accomplis, et pour les justifier.
MB PEUT RIEN SUR LA FRàRGE. Î35
La Grèce eut droit sur le inonde, Rome eut droit,
et la France eut droit. Chacune apporta une idée. Art,
jurisprudence, fraternité sociale, voilà des titres, il
me semble. Le monde en est resté respectueux, re-
connaissant pour ces peuples. Mais l'industrie, mais
le commerce, ce sont de grandes utilités, à coup sûr,
et qui enrichissent leur homme. Pourquoi cependant
remercieriez-YOus le commerçant, l'industriel, de ce
qu'il veut être riche?
L'Angleterre fut enragée de voir sa rivale, si obéis-
sante sous la régence, qui lui échappait de plus en
plus. Elle se donna à quiconque haïrait le plus la
France. C'est la grandeur des deux Pitt.
La France offre un spectacle absolument contraire;
elle combat parfois l'Angleterre , elle ne la hait ja-
mais. Si elle aide l'Amérique, c'est pour l'Amérique
même, c'est pour la liberté du monde. Jamais les An-
glais ne furent mieux vus en France qu'à cette époque,
jamais leurs romans, leurs Pamélas, n'eurent plus de
succès, leurs modes, leurs courses, etc. Le duc d'Or-
léans œuraU, buvait, se piquait d'être un parfait
gentleman, et de temps à autre allait faire sa cour
de l'autre côté du détroit.
Toute l'Angleterre prit plaisir à la révolution de
France. Elle crut qu'il en arriverait de deux choses
l'une, infailliblement, ou que la France, épuisant ses
forces contre elle-même, ne compterait plus en Eu-
rope, qu'elle ferait, c'est leur mot même, «un grand
vide, un blanc sur la carte» ; ou bien que, copiant fidè-
lement la révolution anglaise, elle conserverait la
254 L'AliGLCTBaAI ttMT LA FftAMCI.
royauté dans une branche cadette, d'après le plincipe
anglais de 1688 : « ]u.e meilleur roi est celui qui a le
plus mauvais titre. )»
Elle fut étonnée, atterrée > de voir la calme gran-
deur de notre Révolution > qui, sans s'informer
de toutes les vieilleries anglaises, éerivaît pour le
genre humain la Déclaration des droits. Vrai législar
teur du monde, qui lui dénonçait la paix, et, avec
trois millions d'hommes armés, déclarait renoncer à
la guerre et au^n: conquêtes*
Et elle en faisait, par la force de la raison, au sein
de TAnglcterre même. Fox, le grand orateur anglais,
Price, leur économiste et le fondateur de leur crédit,
Priestley, leur illustre chimiste, saluèrent de coeur
la première révolution humaine çt universelle, qui
voulait finir toute guerre, supprimer la haine en ce
monde, et, comme disait un des nôtres : Sur uo
monceau d'armes brisées, faire embrasser les nations.
L'Angleterre trouvait cela intolérable. Elle ac-
cueillit avidement tout ce que le Vent du contineol
apportait d'accusations contre nous. Elle crut tout,
adopta tout. Les témoins les plus intéressés lui paru-
rent précieux, respectables, irrécusables. Ceux-là,
c'étaient les vrais Français. Tout ce qu'il y avait
d'émigrés, de transfuges, l'honnéto Angleterre; ^n
jury, la main sur le cœur, aflSrma que c'était la
France.
Chose curieuse. La France, par la grande faute
de Louis XIY (la guerre de Hollande) donna la mer
H TAngleterre. La France, par le génie de fontes-
DEUX IRLANDAIS LA SERVENT CONTRE LA FRANGE. Wt
qiûeu fit aux Anglais leur fomeuse théorie consti-
tutionnelle, qui leur donna autorité en ce monde*
La France encore, au moment de la révolution leur
donna toutes forgées les armes de la polémique par
laqueUeils Tattaquérent.
Cette faistûîre est comme un duel de la France
contre la France. Seule alors elle ét«ut en vie , seule
elle était vraiment le monde, et comme tel, elle
portait en soi ses contraires. C'est là sa funèbre
grandeur, de n'avoir pu trouver d'ennemi sérieux
qu'elle-même.
Nos tranrfuges cmt été, un à un, inspirer, dicter
aux Anglais leurs arguments contre nous. C'est Ca-
lonne, c'est Necker, c'est Uumouriez, les gens à qui
la France a confié ses affaires, qui lisent de cette
connaissance, qui écrivent contre la France des
livres profoadéntent anglais.
Ces trois n'ont pas cependant la grande responsa-
bilité. Calonne était trop méprisé pour être cru, les
deux antres trop haïs.
L'honmie qui agit incontesta)}lement avec plus
d'efficacité cmtre U révolution, qui nuisit le plus à
la France, qui rassura le plus l'Angleterre sur la
lë^tîmité de sa hbine, fut un Irlandais (d'origine),
Lally ToUendal.
C'est de lui qu'un autre Mandais, Burke, reçut le
texte tout fiût, de lui qu'il partit, et portant la haine
Bt l'insuUe à la seconde puissance , donna le ton
à l'Europe. Ces deux hommes parlèrent; tout le
i^»te répéta.
2(6 LALLY-TOLLENniO..
Qu'on ne dise pas que je leur donne une respon-
sabilité exagérée, qu'avec leur brillante faconde
sans idées, avec la légèreté de leur Caractère, ils I
n'avaient pas en eux de quoi changer ainsi l'Europe. I
Je répondrai que de tels hommes n'en font que de
meilleurs acteurs, parce qu'ils jouent au sérieux,
parce que leur vide intérieur leur permet d'autant
mieux d'adopter, de pousser vivement, comme
leurs, toutes les idées des autres. Nous avons vu
dernièrement un homme tout semblable, O'Con-
nell, tout aussi bruyant, et tout aussi vide, pro-
noncer, au profit de l'Angleterre, au dommage de
l'Irlande , le mot qui pouvait ôter à cette pauvre
Irlande son futur salut peut-être, la sympathie de la
France , réclamer pour les Irlandais le carnage de
Waterloo.
L'éloquent, le bon, le sensible, le pleureur Lally,
qui n'écrivit qu'avec des larmes, et vécut le mouchoir
à la main, était entré dans la vie d'une manière fort
romanesque; il resta homme de roman. C'était un
fils de l'amour, que le malheureux général Lally,
faisait élever avec tnystère sous le simple nom de Tro-
phime. Il apprit dans un même jour le nom de son
père, de sa mère, et que son père allait périr. Sa
jeunesse, glorieusement consacrée à la réhabilitation
d'un père, eut l'intérêt de tout le monde, la béné-
diction de Voltaire mourant. Membre des États-
généraux, Lally contribua à rallier au Tiers la mino-
rité de la noblesse. Mais dès-lors, il l'avoue, ce grand
mouvement de la Révolution lui inspirait une sorte
LALLT-TOLLENDAL. 257
de terreur et de vertige. Dès son premier pas elle
s'écartait singulièrement du double idéal qu'il s'était
fait. Ce pauvre Lally, le plus inconséquent à coup
sûr des hommes sensibles, rêvait à-la- fois deux
choses fort dissemblables, la constitution anglaise
et le gouvernement paternel. Dans deux occasions
très-graves, il nuisit, voulant servir, à son roi qu'il
adorait. J'ai parlé du 23 juillet, où son éloquence
étourdie gâta une occasion fort précieuse pour le Roi
de se rallier le peuple. En novembre, autre occasion,
et Lally la gâte encore; Mirabeau voulait servir le
Roi, et tendait au ministère ; Lally, avec son tact
habituel , prend ce moment pour lancer un livre
contre Mirabeau.
n s'était alors retiré à I^usanne. La terrible scène
d'octobre avait trop profondément blessé sa faible et
vive imagination. Meunier, menacé, et réellement
en péril, quitta en même temps l'Assemblée.
Le départ de ces deux hommes nous fit un mal im-
mense en Europe. Mounier y était considéré comme
la raison, la Minerve de la Révolution. 11 l'avait de-
vancée) en Dauphiné, et lui avait servi d'organe dans
son acte le plus grave, le serment du Jeu de Paume.
£t Lally, le bon, le sensible Lally, adopté de tous les
cœurs, cher aux femmes, cher aux familles pour la
défense d'un père, Lally, l'orateur à-la-fois royaliste
et populaire, qui avait donné l'espoir d'achever la Ré-
volution par le Roi, le voilà qui dit au monde qu'elle
est perdue sans retour, que la royauté est perdue et
la liberté perdue,.. Le Roi est captif de l'Assemblée,
S38 LES HOmiES SENSIBLES PROVOQUENT
l'Assemblée du peuple. Il adopte, ce Français, le mot
de l'ennemi de la France, le mot de Pitt : « Les Fran-
çais auront seulement traversé la liberté. » Dérision
sur la France! L'Angleterre est désormais le seul idéal
du monde. La balance des trois pouvoirs, voilà toute
la politique. Lally proclame ce dogme, «avec Ly-
curgue etBlackstone».
Fond ridicule, belle forme, éloquente, passionnée,
langue excellente, de la bonne tradition, abondance
et plénitude, un flot dû cœur..,. Et tout cela, pour
accuser la patrie, la déshonorer, s'il pouvait, tuer sa
mère.... Oui, le môme homme qui consacra une
moitié de sa vie à réhabiliter son père, donne le reste
à l'œuvre impie, parricide, de tuer sa mère, te
France.
Le Mémoire adressé par Lally à ses commettants
(janvier 90) offre le premier exemple de ces tableaux
exagérés, que depuis l'étranger n'a cessé de faire des
violences de la Révolution. Les pages écrites là-<Ies-
sus par Lally sont copiées, pour les faits, pour les mois
même, par tous les écrivains qui suivent. Les soi-
disant constitutionnels commencent dès lors contre la
France la plus injuste des enquêtes, allant de province
en province demander aux seigneurs, aux prêtres :
« Qu'avez- vous souffert?» Puis, sans examen, sans
contrôle, sans production de pièces, ni de témoins, ils
écrivent, ils certifient. Le peuple, victime obligée
et nécessaire, après avoir souffert des siècles, dans son
jour de réaction, souffre encore. Ses prétendus amis
enregistrent avidement tous ses méfaits , vrais ou
LA GUERRE UNIVERSELLE. SS9
fkux ; ils reçoivent contre lui les témoins les pluâ sus*
pects; contre lui, ils croient tout.
Lally marche le premier ^ il est le maître du chœur;
par liii , commence ce grand concert de pleureurs,
qui pleurent tous contre la France.... Pleureurs du
roi, de la noblesse, qui gard^ la pitié pour eux, qui
n'accordez rien aux millions d'hommes qui souffrirent,
périrent aussi, dites-nous donc quel rang, quel bla-
son il £euit avoir pour qu'on vous trouve sensibles....
Nous avions cru, nous autres^ que pour mériter les
lannes des hommes, être homme, c'était assez.
Ainsi, l'on a mis en branle contre le seul peuple
qui Youlait le bonheur du genre humain ce grand
mouvement de pitié. La pitié est devenue une ma*
chine de guerre, une machine meurtrière. Et le
monde a été cruel, à mesure qu'il était sensible.
Laily et les autres pleureurs ont fomenté contre nous
la croisade des peuples et des rois ; elle a jeté la
France, acculée entre tous, dans la nécessité ho-
micide de la Terreur. — Pitié exterminatrice ! elle a
coûté la vie à des millions d'hommes. Cette cata-
racte de lannes qu'ils eurent dans les yeux a fait
couler dans la guerre des torrents de sang.
Qu'on juge avec quelle délectation intérieure, quel
sourire de comi^aisance, l'Angleterre apprit des Fran-
çais, des meilleurs, des plus sensibles, des vrais amis
de la liberté, que la France était un pays indigne
de la Uberté, un peuple étourdi, violent, qui, par
faiblesse de tète, tournait aisément au crime.
Ë&bnts brutaux^ malfaisants, qui gâtent et brisent
210 LEUR CONFIANCE AVEUCLB AUX ENNEMIS DE LA FRANCE.
ce qu'ils touchent... Ils briseraient le monde vrai-
ment, si la sage Angleterre n'était là pour les châ-
tier.
La partie n'était pas égale dans ce procès devant
le monde y entre la Révolution et ses accusateurs
Anglo-Français. Eux, ils montraient des désordres
trop visibles. Et la Révolution montrait ce qu'on ne
voyait pas encore, la persévérante trahison de ses
ennemis, l'entente cordiale, intime, des Tuileries, de
l'émigration, de l'étranger, l'accord des traîtres du
dedans, du dehors. On niait, on jurait, on prenait le
ciel à témoin. Soupçonner ainsi, calomnier, ah! quelle
injustice !... Ces innocents qui protestaient sont venus
en 1816 dire bien haut qu'ils étaient coupables, se
vanter et tendre la main.
Oui, nous pouvons aujourd'hui, sur leur témoi-
gnage même, affirmer avec sûreté : Les Necker,
les Lally, furent des simples, des niais, quand iisgar
rantirent ce que le temps a si violemment démenti...
Des niais, mais dans cette niaiserie, il y avait cor-
ruption ; ces tètes faibles et vaniteuses, avaient été
tournées par leurs désappointements, corrompues
par les caresses, les flatteries, la funeste amitié des
ennemis de la France.
La France révolutionnaire, qu'on a crue si violente,
fut patiente, en vérité. Partout dans Paris, rue Saint-
Jacques, rue de la Harpe, on imprimait, on étalait
les livres des traîtres, d'un Galonné, par exempte,
admirablement exécutés aux frais de la cour, te
livre furieux, immonde de Burke, aussi violent que
FimBURS DE HUMUS. ' S44
ceux de Marat, et, si l'on songe aux sésultats, bien
autrement homicide !
Ce livre, si furieux, que l'auteur oublie à chaque
pi^ ce qu'il vient de dire dans l'autre, s'enferrant
lui^nème à l'aveugle dans ses propres raisonnements,
me rappelle à tout moment la fin de Mirabeau-Ton-
neau, qui mourut de sa violence, se jetant les yeux
fermés sur Tépée d'un officier qu'il forçait de mettre
en garde.
L'excès de la fureur qui souffre de n'en pouvoir
dire assez, jette à chaque instant l'auteur dans ces
basses bouffonneries qui avilissent le bouffon : « Nous
n'avons pas été, nous autres Anglais, vidés, recousus,
empaillés, comme les oiseaux d'un musée, de paille
ou ehiffons, de sales rognures de papier qu'ils appel-
lentpes Droits de l'homme. » Et ailleurs : a L'assemblée
constituante se ccunpose de procureurs de village.
Ils ne pouvaient manquer de faire une constitution
lit^euse , qui donne nombre de bons coups à
fiiire... »
J'ai cherché avec une simplicité dont j'ai honte
maintenant, s'il y avait quelque doctrine. Rien qu'in-
jure et contradiction. 11 dit dans la même page : « Le
gouvernement est une œuvre de sagesse humaine, i»
Et quelques lignes plus bas : « Il faut que l'homme
soit borné par quelque chose hors de Vhomme. »
Quelle donc? un ange, un dieu, un pape? Revenez-
donc alors aux merveilleux gouvernements du moyen^
âge, aux politiques de miracle.
Le plus amusant dans Rurke, c'est son éloge des
M ACCORD 01 fWTMKf M SANGLAIS.
fiiof ii6»« il ne laiit pat là^essusi Élève de Saint-Oiaer^
converti pour arriver, il semble se rappeler (un pea
tand) fies txms mattres les jésuites. Ut protastaâte
Angleterre a le oœur attendri pour eux, par sa hamq
emtre nousi La RéveliiticHi a du bou^ puisqù'dle nip^
pmobe et uiet d'accord de si aneiens ennemia.
Mi PitI irait à la messe. Tous ensemble^ Âoglaîa et
moines, se mettent & l'unisson, dès qu'il iTagît de dire
pour la France les vêpres sanglantes, et chantiut aa
même )utriii.
Pitt Avoua le livre de BurJLe. Il veulut eféor une
brèehe éternelle entre lea deux peuples^ dlaifir^
creuser le détroit.
La haine des Anglais pour la France atait été
jttscpie-là up sentiquent instmettf^ e^prieieux^ Taria*-
ble. Bile fat dès4ors l'objet d'une culture système*
Uqoe qui réussît à merVeitte. Bile graadît, elle
fleurit*
Le fonds était bien préparé. Sismondi (nullffliient
défavorable aux Anglais et qui s'est marié ohez eux)
foit cette remarque très-juste sur leur faistcnre au dix-
huitième siècle* Ils étaient d'autant plus belliqueux
qu'Hs ne faisaient jamais la guerre. Ils ne la fiaisaîent
du motiis ni par eux-mêmes^ ni ehes eux. Hase
eroyaient inattaquables ; de là une sécurité d'é^oisme
qui leur endurcissait le cœur^ les rendait violents^
msolents, irritables^ pour tout ce qui résistait.
Le châtiment de eette disposition haineuse foi le
progrès de la haine, la triste bteilîté avec laqudle
ils se laissèrent mener par leurs grands^ lems ri*
CRtOOUTt HABIBm DD HRJPLI ANaLâttL M5
ch€$j à touta les folies que la haine inspire. Les boa^
oes qualités de ce peuple, laborieux, sérieux, con«
eeatré, tournèrent toutes au mal. Une vertu iûcoiï^
Due au continent, et qui a , il faut le dire^ senri
souvent beauooup leurs hommes, les Pitt, les Nel^
son et autres, la doggedneUf ainsi tournée, fîit une
sorte de rage mue, cette fureur sans cause du boule-
dogue, qui mord sans savoir ce qu'il mord et qui
ne lâche japiais.
Pour moi ce triste spectacle ne m'inspire pas haine
pour haine. Non, plutôt pitié!.. Peuple frère, peuple
qui fut celui da Newton et de Shak^ieare, qui n'au«-
lait pitié de vous voir tomber à cette crédulité basse,
à cette lAcbe Référence pour nos ennraiis communs,
les aristocrates, jusqu'à prendre au mot, recevoir
avise respect, confiance, tout ce que le nobleman,
le g^tlemao, le lord, vous^ dit contre des gens dont
la cause était la vôtre?. .. Votre misérable prévention
pour ceux qui vous foulent aux pieds, elle nous a
fait bien du mal; vous, elle vous a perdus.
Ah 1 vous ne saurez jamais ce que fut pour vous le
cœur de la France !... Lorsqu'on mai 90, un de nos
députés, parlantde l'Angleterre, s'avisa dédire* «No-
tre rivale, notre ennemie »»^ ce fut dans T Assemblée
un murmure univerael. On fiullit abandonner l'Bs^
pagne, plutôt que de se montrer défiant pour nos
unis les Anglais.
Tout cela en 90, pendant que le ministère anglais
et l'opposition réunis lançaient le livre de Burke.
L'eflet de cette pauvre déclamation fet immense
su FUREUR MS ANGLAIS CÔUTTRE tlN ANGLAIS AVI Dfi U FRANCE.
sar les Anglais. Les clubs qui s'étaient formés k Lon-
dres pour soutenir les principes de notre révolution,
furent en grande partie dissous. Le libéral lord
Stanhope effaça son nom de leurs livres (novembre
90). Des publications nombreuses, habilement diri-
gées, multipliées à l'inÛni, vendues à vil prix dans
le peuple, le tournèrent si bien, qu'au 14 juillet
1791, une réunion d'Anglais célébrant à Birmin-
gham l'anniversaire de la Bastille, la populace fu-
rieuse alla saccager, briser, brûler les meubles, la
maison de Priestley , son laboratoire de chimie. A
quitta ce pays ingrat, et passa en Amérique.
Voilà la fête qu'on faisait en Angleterre à l'ami de
la France. Et voici, la môme année, celle qu'on faisait
en France aux Anglais.
En décembre 91, nos jacobins, présidés alors par
les girondins Isnard et Lasource, décidèrent que Ips
trois drapeaux de la France, de l'Angleterre et des
États-Unis seraient suspendus aux voûtes de leur
salle, et les bustes de Price et de Sidney, placés à côté
de ceux de Jean-Jacques, Mirabeau, Mably et Fran-
klin.
On donna la place d'honneur k un Anglais, député
des clubs de Londres. Les félicitations les plus tendres
lui furent adressées, parmi les vœux de paix éternelle.
Mais l'union eût semblé imparfaite si nos mères, nos
femmes, les médiatrices du cœur, ne fussent venues
, marier les nations, et leur mettre la main dans la
^ main. Elles apportèrent un gage touchant, leurpropî^
travail ; elles avaimt elles-mêmes et leurs filles t'ssu
LB8 ANGLAIS fttÈ& A PAB1& U&
pour l'Anglais trois drapeaux, le bonnet de la liberté,
la cocarde tricolore. Toat cela, mis ensemble dans
une arche d'alliance, avec la Constitution, la nou-
velle carte de France, des fruits de la terre de
France, des épis de blé.
Sainte confiance de nos pères I... crédule, aveugle,
dira-t-onî... Non, ils ont dûle croire ainsi. Ils ont dû
croire que le peuple anglais comprendrait l'intérêt
des peuples ; ils n*ont pu deviner, et je les en félicite,
que les Anglais, traînés par cette misérable chaîne de
haine et d'orgueil, se laisseraient atteler par leur
aristocratie à la machine industrielle, pour gagner,
gagner toujours ce qui ne leur servirait à rien qu'à
acheter des Allemands, des Russes, à mesure qu'on
CD tuait.
Peuple d'orgueil, ne m'en croyez pas; mais croyez-
Tous en vous-même. Examinez, comparez, qu'étiez-
vous et qu'ètes-vous devenus?
Vous avez &it de grandes choses, au-dedans et au*
dehors. Mais enfin quels résultats?
Estp-ce le bonheur du grand nombre? Osez-donc
répondre : Oui.
Est*ce le progrès du petit nombre, l'élévation du
génie, l'approfondissement de la pensée? J'en doute.
Vous ne produisez rien comme théorie nouvelle, peu
d'ouvrages d'art, des articles, des traductions de
mauvaises pièces françaises.
Vous me semblez avoir choisi à l'envers de Salo-
mon. Il prit la pensée, la sagesse. Vous avez pris le
monde. Mais le tenez-vous?... L'empire anglais! un
t|6 TRISTES IIÉ80LTATS M LA 6IIAN9B LUTTE
grand motl mais qu'e&t^oe qw c'est qn*UB empîret
Use harmonie de nations. C'est une ohose lentmM&t^
sagement^ fortement fondée , sur des ttqiperis néce»-
saîresy fondés surtout^ sMVdoit durer, snr le btenlùl
des conquérants. Tel fut le grand empire romain^ qai
a couvm^t le monde de ses monuments^ qui a laissé
partout aux nations des voies et des loisJ Tds ne
ftirent point les établissements des VénitieiiSy des
Portugais, des Hollandais; ces glorieux petits peu-
ples, qui de rien firent des choses immenses, n'en ont
pas moins été incapables de fonder.
Vous avez, je le sais, ce qu'ils n'eurent pas, votre
trifdicîté de forces, agricole^ industrielle et mari-
tinie. Voilà, certes, de fortes prises. Et d'où vient
donc qu'avec elles, vous preniez si faiblement. Nulle
part (sauf aux États-Unis, fondés à une autre époque
sous l'influence religieuse), nulle part vous n'aves
mordu dans la terre ; je vous v(ns partout à la surbee
du globe; mais enracinés! nullement. La raison,
c'est que vous avez été partout, cueillant et suçant
le suc de la terre, mais n^y mettant rien, nulle sîm-
pathie , nulle pensée. N'apportant aucune idée
morale, vous n'avez planté nulle part.
Vos Indes, par aemple, l'un des beaux empiras
qu'ait vus le soleil, qu'en avez-vousfaitt il a dépéri
dans vos mains. Vous lui restez extérieur, vous lui
êtes un corps parasite qu'on en secouera domain ^.
1 'fini ÀDglais ne va dans Tlnde que pour en revepir ; nul mariage
avec les indigènes. Les Anglais partiront, un matin, sans laisser nollé
trace» que r A&Aantiiaeme&t dn coameroe et da riaéiilria iiidî«ii#, h
»Mm L'AHSUnBBB. MU
V01U TàYM IrouYé^ co piys aenroiUiâusi owanaf^
çaot, agrioulteur... fit qu'y rerte--l-41 aujewd'iiiit
qu^mi experte, mbob Uopiiifii?
Mais de tous les pt]^ anglais^ eelui qui a souftirt
te plqs^ c'est l' Aof letem h coup sAr.
lei, les banque» riront^ et les loffds riro&t peut»-
être, et aveo eux quelques oent mille hommes, les
Tsmpîres de l'Angleterre^. Oui^ mais Tingt millions
d'l)omi|iea pleurent^ qui sont TAngleterre elle*-
même*
Q n'y a pas d'exemple d^un peuple si Idborieux^
n industrieux^ qui paf les plus mert^ eibrts, sou-
tenus oinqusnte années, ait aoheté la misèie, la
fiiim.
C'était l'opinion de l'Europe en 1789, celle que
Burke professe hautement : a Qu^en Au^eterre laffro-
priété étaitdivisée pluségalementqu'en France. » Un
des m^nbiw les plus instruits de l'assemblée eonsti-
tdante, obsenré qu'à cette époque « la plupart des
Aii(^ sbnt propriétaffes s i
exagération, peufc^tre. Hais, ce qui est sâr, c'est
qu'slora les petits propriétaires étaient innombrables,
c^est qu'on rencontrait partout rbonnète et médiocre
cottage, l'humble, la charmante maison, qui. tant de
^éetikMice de r«gfieidlQre» ete, ie lift oi demier détail ds livre du
Sii^4Qif BiQios^Qrm, du re»^ gnmd ami d^s ApglaU. )^ dois dir^ ^
cette occasion qu*on ne trQ^vehl rien daps ce chapitre qui ne soit tiré;
où des enquêtes anglaises, ou des livres iiiipaniaux, favorables même I
fAigieienre, tels qàt le remarquable oavn^ dé M. \Lkm Faucher, e(l
218 TRISTES RÉSULTATS DB LA CRAMDB IVTVR
fois montrée à nos yeux dans les romans, dans les
gravures, nous avait rendus tous amoureux de TAn-
gleterre; ajoutez-y les touchants accessoires d'une
douce petite vie, morale et laborieuse, la Bible lue en
famille, la vigne vierge et le rosier encadrant la {xurte
basse, la belle et sérieuse miss filant sur le seuil au
milieu de ses petits fr^^ , les jeux de ces beaox
enfants, incomparables fleurs de carnation et de vie.
Âh! il y a longues années, je vis encore quelque
chose de tout cela dans les cantons les plus pré-
servés de TÂngleterre, et j'en fus attendri jusqu'à
oublier nos guerres, à me réjouir (je l'avoue) que
l'invasion n'ait pas eu lieu, qu'elle ne fût pas venue
troubler ce monde paisible... J'en remerciai l'O-
céanl
J'avais tort. L'invasion eût sauvé l'Angleterre
même.
Elle l'eût forcée tout au moins de s'arrêter, de ré-
fléchir sur la pente terrible, où elle s'est précipitée
à l'aveugle. Elle eût forcé l'aristocratie d'accorder
quelque chose au peuple , de relâcher quelque peu
de sa barbare obstination. — Un mot pour faire
sentir ceci. La propriété foncière, tout aristocrate,
comme, on sait, . contribuait vers 1700 d'un sixième
des charges publiques , d'un neuvième en 93, d'un
vingtrquatrième seulement de 1816 à 1842! Le riche
paya de moins en moins, le pauvre paya de plus en
plus, et de plus en plus travailla. A la paix, chose
étrange à dire , l'aristocratie n'accorda de soulage-
ment qu'à elle-même, rien au peuple qui avait si
POUR L'ANCLBinUIB. 210
héroïquement trayaillé , suffi par son travail mortel
aux quarante milliards qu'exigea la gnnàe guerre.
Quel terrible impôt sur la haine, sur l'orgueil, sur
une rivalité insensée !
Ya, John Bull , pousse la partie , ton honneur est
engagé à n'en pas d^nordre. Travaille, paje, double
toujours ta mise, obstiné joueur...
Rule, Britannia, rule!... Travaille, sans desserrer
les dents. — Rule, Britannia! Une heure, deux heu-
rfô, quatre heures , celle du repas et de la nuit, ajou-
tes k ton travail... Ajoute encore, mon ami, ajoute ta
femme et tes enSsmts, et par l'emprunt, ajoute encore
le travail des enfants à naître, qui naîtront endettés et
pauvres... Rule, Britannia ! Mourez tous, afin que la
France meure I
Âh! malheureux endurcis, vous voilà bien avancés
d'avoir haï, méprisé... Tout cela sur la parole de
vos ennemis et des nôtres.
J'ai pleuré de pesantes larmes sur les maux de nos
ennemis!.. Et comment ne pas pleurer, quand on
voit ce que l'Angleterre eut de bon, son trésor moral,
la famille, anéantie... Je ne parle pas de ces mons-
trueuses Babels manufacturières, où la prostitution
a fini , tout étant prostitué. Je parle des pays agri-
coles. Quoi de plus lamentable que de rencontrer
dans les champs, sur les plus riches terres du monde,
ces ouvriers mendiants, qui labourent en habit noir,
traînant la défroque des riches, de rencontrer sur les
routes des tas d'en&nts, qu'on vend et loue , qu'on
transporte d'un pays à l'autre, aux tempsde moiss(ms.
MO TRISTES Rrianiun m u marde lutte
pour eofémlef Im terre à jeut file, tout Mb, fiU«s#t
garçom, troupe itmaonde» miaftnibkmeot nèlé dus
les tombarMlux I
Chose atroce! la guerre à reHfittmi.ii C'est le
spectacle que présente rAugleteirq. Laehaifequi dla
retombant des rioheE tiux fMaiTres ^ de riiomme à la
femme , retombe d'elle à Tenfant L'enflut usé,
corrompu avant d'ètro, ne peut yivre. -^ Souâ ce
spectacle lugubre de misera et de prômiseuiié enfiui-
tinCi il y a une sentence terlible, plus que la fin d'une
société : l'eiterminâtion d'une race.
Nul remôde n'y fpnii L'Anf^eterrë ne voudra pas,
et ne pourra pas changer. La refermé électorale n'a
rien ftiit^ Vinoome'^aœ fa'd rien fait, et la liberté du
commerce ne fera pas davantage ; les alinmitE bais»
seront de prix^ mais les salaires baisseront.
Gomment le matériel changeraitr^ilt rjkme n'a en
rien changé. Loin que la maladie nationale, lesata-
nique equrit d'orgueil S diminue par l'eicèades maux,
i Kon, rieii n*e6t chàbgé dans lé cœdr deé AhgUig. Lisez CaHile,
Tnii des premiers, rup des meiUesrs. Dsds oetln reviie« U»ttl imàgi-
mtive, exténfNirei qiiUl faii de^ faonmies ()| d«t oftoMSi nid ««ici du
drqit, d)| fopds d^s idé^Sf du lien g^pératçuir ^^ faits. Aussi, rien
d*organique (tans ce livre \ c'est le livre d'un artiste, mais non un
outrage d'art. La tlévolotion est pourhil lé cimetière d*Hiinlet ; ilprend,
il pèse cei crtees avec ub sourire amer od parait trop tMiTeni une pitié
dérisoire : Gf)ci ^t up cr^çie de fbq, oela ua cfène d^ bouffon... Le fnot
qui manque, c'est celui du cœur : « Ah ! pauvre Yoricl^ ! » — Dieu m^
garde de manier si froidement les os de mes ennemis !... Et à ce mo-
ment même ott je parais accuse^ violemmeiii fÂDgleterre, ce dont je
lui an VOIX k plu», ç^ qu'elle a V^ T Amlaïqrre*
FOim L'AMGLVnRIlB. SM
elle augmente. Pas un d*eux né voudrait l'égalité.
Tous sont au oœur aristocrates. Ce prodigîeui en*
durcissement est un spectacle terriUe.
La riohessq va toujours se concentrant en moins de
mains. La diminutioB progressive des salaires , la
cherté des vivres vont allongeant le travail, excluant
l'épargne, privant le travailleur des courts moments
de IcHsir qui permettaient quelque culture morale,
qui pouvaient le relever, lui rouvrir la voie d'en haut,
la voie vers la puissance politique^ et le droit à la
puissance.
Quengniflent ees immenses, ces ridicules distribu-*
tions de bibles, à un peuple qui ne lit plus, n'a plus le
temps de lire, souvent n'en a plus la force 1 Sa bible,
hélas 1 aujourd'hui el}e est dans la liqueur corrosive
qui le relève un moment, lé trouble, lui donne l'oubli.
Lire t connaître t apprendre Y vains mots ^ mots
odieux... Il veut ignorer.
Tout l'espoir de l'aristocratie, c'est que ces millions
d'hommes qui meurent, qui ne se renouvellent que
par des enfants qui meurent, mourront du moins en
silence^ pacifiquement, sans révolte. Cette population,
il est vrai, qui ne fut jamais bien militaire depuis le
quînxième siècle, mais qui jadis se vantait, non sans
raison, de sa force physique, se sent faible, exténuée,
finie de coeur et de corps.
Je parie ici de la tourbe proprement manulhctu-
rière. Quant aux ouvriers forts, intelligents quq
FAngletem possède encore en grand nombre, deux
chaéés travaillent contre eux : l'' ils ne leçoivent nuHe
251 L'ANGLAIS EST DEVENU
culture, nulle lumière du dehors ; le clei^é, même
sur ses terres, les néglige entièrement ; les radicaux
qui communiquaient avec eux, il y a dix ans, en sont
maintenant séparés, et se rattachent, par effroi, au
parti conservateur. 2* Ces ouvriers ne peuvent trouver
aucun élan en eux-mêmes, le temps, comme je Taî dit,
manquant pour lire, réfléchir.
Autre cause de décadence qui mérite d'être appro-
fondie. La supériorité de rÂngleterre tint longtemps
à ceci, que les hommes de classes diverses y étaient
moins spécialisés que sur le continent; le gentleman^
pour la nourriture forte et simple, pour les exercices
violents, se rapprochait du travailleur, et souvent était
plus fort. L'autre, par sa culture biblique, par Tin-
térèt qu'il prenait aux affaires publiques, se rappro-
chait du gentleman. Dans la marine anglaise, encore
aujourd'hui, vous trouvez parmi les constructeurs,
les pilotes, les matelots de premier rang, vous trou-
vez beaucoup l'homme mixte, l'homme complet,
équilibré, qui sans être un savant (comme l'ingénieur
français), a des connaissances pratiques, et en même
temps l'énergie du travailleur. Ceci dans la marine
seule , et dans les ouvriers d'ordre supérieur. Mais la
masse industrielle , cette masse monstrueusement
nombreuse, qui va toujours s'accroissant, est entrée
dans d'autres voies. L'homme équilibré, complet,
autrefois nombreux chez ce peuple, y devient chaque
jour plus rare.
L'extrême division de travail a spécialisé l'on*
vrier, l'a parqué dans telle ou telle étroite sphère.
UN Stlll»LB ROtJAfiB 0E MACHINE. fB5
en a fait une chose isolée dans son action et sa capa-
cité y aussi impuissante en soi, si on la séparait du
tout, qu'un rouage hors de la machine. Plus d'hom*-
mes, mais des parties d'hommes, qui engrènent
leur action et jouent d'accord dans l'ensemble. Gela
durant, peu*à-peu, a créé d'étranges classes d'hom-
mes, tristes à voir, parce qu'on y reconnaît tout d'a-
bord la difforme empreinte d'une étroite spécialité de
travail , c'est-à-diro l'asservissement complet de la
personnalité à quelque misérable détail industriel;
et de ces difformités fixées et perpétuées résultent
des races, non plus de belles et fortes races de Bre-
tons, Saxons, mais races de pâles cotonniers, races
de forgerons bossus, et dans les diversités du for-
geron, des races secondaires , tristement caractéri-
Aristote, dans sa Politique, dit en froid naturaliste,
qui note les signes ext^ieurs : « L'esclave est un
homme laid ». Sans doute, cet esclave antique était
laid, courbé, souvent bossu sous lachaige. Mais enfin,
avec tout cela, il variait ses travaux, exerçait ses di-
verses facultés physiques, y conservait un certain
équilibre , et il restait homme ; il était l'esclave d'un
homme. Que dire , hélas I de celui qui , lié à telle
occupation minime, la même, toujours la même,
serf d'un misérable produit de manufacture , est
l'esclave d'une épingle, l'esclave d'un fil de co-
ton, etc., etc. Et cette seule épingle encore, dans
ses diverses parties, tète, tige, pointe, etc., combien
a-t^lle d'esckves, qui, ne faisant qu'une chose ^
«4 L'AMLAift Wft
àm%iÊi féiréeiv à cette menra tour acrthrité, leur
6sprik%
VôOà la grande et terrible d^reaee aatfe T Anglais
etleFraaçaisi
L'Aûgla» est une partie d'homme.
Cette partie peut èti^ parfois un ouvrier admimr
lÀe^ d'une utilité, d'une efficacité sûifulièras) n'im-
porte I c'est une partie.
Quoi qu'il fasse, il est relatif, il existe par nn^ert
h une action commune, à une machine, à une choea.
Ceci, c'est une vie de choses, et non pas une vie
d^homme^ L'homme, la pwsonnalilé ^uf les ra^
ports volontaires qu'elle se donne et se ^isît) ,
c'est un absolu, un Dieu.
La société, loin d'être mie éducatien peur l'An-
glais, loin d'ajouter des qualités à sa nature, lui a
dtô ce fonds même qui porte les qualités, et en est le
substratum : L'intégndité de l'être.
Et pour le Français, au contraire, elle a fortifié
l'unité fotidamentale« Elle l'a incessamment (à tra-
vers tous nos malheurs^ nos misères, morales et
autres), elle Ta doué, augmenté, fortifié, comme
homme ccHUplet^
' Je me suis expliqué là-dessus plus au long dans mon liYre du Peu-
pte, — Kous avons, sans doute, nous aussi, noue til^re industriel,
mais, grftce & Dieu, dans une moindre, dans une oiSttlne pfO|wrtîott. La
Fnnce ft une base agricde» immense et trèa-feroM. La dégéaéffaiîdi»
attachée k Tindustrie proprement manufacturière, ne se trouve ches
nous que dans quatre ou cinq départemens, et encore dans telle ou telle
)[>artte de chacun de ces départements. KoUs tt désSroiia touBiefliêit
4|«*«ie pnneetion exagMe étende h nannfbeiiM ; «*«it m (
m sflvu wmME bb aAOHmB. Ml
Soldat, petit ppopriétaire^ à titre divers^ \% ipsejMa
français s^ett fait hûmme de {dus en pliu^
An moment où va oommenoer pour ees deui
peuples^ la double et terrible besogne oit la fatalité
les pousse , le travail à mart^ et la guerre à mort,
mm cœur avait betoio d'avance de se dire les résul-
tats. Entrant dans ces grandes souffrances ^ il me
fallait eniporter ce Ytatîque avec moi; je me redirai
cèla^ le long de oe rude voyage, et j'en aurai plus
de force à timverser, raconter tant de choses doulou<«
rwses^
Je ne veux pas comparer ici les deux genres de
travail^ Fiiidustrie) la guerre, ni calculer s il est {dus
noble de verser sa sueur que son sang... Non, je ne
distmguerai pas) bien combattu, bien travaillé^ brsr
vement daa deux cétéSi.. Oes deux {Muples ont été
grands.
sorte une prime à la destruction des races. Beau résultat pour une na-
tion, d'avoir augmenta ioû capital pécuniaire, en aUérdni son capital
hvÊàiSHi qttt eal la iliUoo fkita#. Ii[iagln6i un peuple ipd irait aîiisl dé? §4
loppani rextéfiear et raocesa^m, diniîikvaBi d'autant sa subsunce*
h ^e 8^ s'il deyiepdrait nch^; mais je ssiis que dans un temps dopné,
il n'y aurait plus d'hommes pour posséder,du moins d'hommes vraiment
bommea. — L'économie politique se posera tôt oa tard sur aa véritable
baie, dont persoûna tie parie enoère. U rieheaae n'est paa aoh but.
U bien-ètfe méane eal on bat secondaire, qu'on a^int d'autant mieux
lorsqu'on vise plus haaL Le but de l'Économie politique et de toute Po-
lî^oè, c^est de faire des homfnes, des hommes intelligents, bîenveil-
Ittts, eodregefit, robuMe*. Vofll» la rlcbesae par exeeUeece. Tonte il»-
«hstrie • divit am eBcenragemeeta, juste en proportion qu'elle atteint
cobot. Le mapufaaiirier envisage le produit. Mais l'État voit le prcH
ducleur ; il ^oit juger industrie du point de vue de l'éducation^ selon
qu^elle bit on défait Ué râcM.
S96 L'AMGIUilS BST DETHIO
Je £gÛ8 seulemmt cette remarque. Et cela, après
tant d'événements, de sang et de larmes, cela
peut-être, c'est ce qui restera dans la balance de
Dieu :
La France a moins haï.
Et pour récompense , l'homme ici est resté
homme.
Je veux dire, homme complet, non spécialisé,
mutilé , comme est devenu l'An^ais par le double
effet de son génie spéciflcateur, exclusif, et de la
division infinie du travail qui caractérise son in-
dustrie.
Dans une époque de division et de spécification,
l'Anglais prime, il doit primer. Il est à-la-fois spécial
et susceptible de se subordonner à une action géné-
rale. Peu associable de cœur, il l'est d'esprit et de
main. Il prime, non pas comme homme, mais comme
chose, utile, efficace, comme un excellent outil.
Contre l'outil, contre la machine, l'homme est in-
férieur. La variété, l'équilibre général de ses facul-
tés, lui nuit, l'entrave, neutralise une partie de son
action, dès qu'on l'appelle à une œuvre très-spéciale,
pour laquelle l'outil est fait.
L'outil vivant n'est pas distrait. Il va droit son che-
min ; nulle rêverie, il travaille à mort. Chose admi-
rable, un outil passionné, surexcité, sumourri, qui
emploie toutes les ressources d'un excès d'alimen-
tation et d'un excès de boisson, à exécuter vivement,
violemment, et d'une violence continue, la tâche
qu'on lui impose, la pensée d'un autre.
LE FRANÇAIS EST RESTÉ HOMME. t57
Le manufacturier, rentrepreneur en jk>ut genre,
préférera à coup sûr cet homme-machine. Que le
Français n'essaie pas de s'ofirir en concurrence ; lui,
il est un homme, et c'est par là qu'il déplatt; toutes
les qualités qui le rendraient considérable au poli-
tique, au militaire, lui comptent ici pour défauts.
Youlez-Tous voir un spectacle qui vous fera entrer
parles yeux ces pénibles vérités, un spectacle cruel-
lement instructif î Voyez-les tous les deux, l'Anglais,
le Français, en face, à la besogne qui demande le
moins des hommes spéciaux, dans ces misérables tra-
vaux de terrassements, qui préparent les chemins de
fer.
L'Anglais, mieux nourri, mieux à son affaire, peut
oublier tout le reste, il n'a qu'une idée à la fois. Au
travail, il travaille fort ; au repos, il dort, ne bouge.
Le dimanche, il oublie à fond, il est absent de lui
même, easeveli dans son gin ; vous pouvez à peine,
les jours de fête, visiter les alentours des travaux,
sans marcher sur un Anglais.
Le Français, généralement moins payé, mal nourri,
et réparant mal ses forces, les dépense d'ailleurs à
parler, à rire même quelquefois; dans les repos il
marche encore, il agit, il joue. Au travail, parfois il
s'arrête, il est souvent distrait, il songe... Distrait de
cette poussière, et livré à sa pensée.
Ah! il a de quoi songer! Il remue la terre de
France, c'est remuer l'histoire même... Elle dort
dans la terre cette histoire, mais elle veille toujours
en lui. Comment voudriez vous que celui-ci ne rêvât
a. 47
SS8 LB FRANÇAIS
pas? Il sait trop bien, en maniant la pioche, que son
père mania l'épée* Plus d'un garde encore^ dans aes
misérables bardes , comme souvenir paternel , la
vieille épaulette de laine de Marengo ou d'Auster-
litz. C'est un noble , que voulez-vous ? Vous aura
beau rabaisser. L'âme du pauvre Français déchu
n'en reste pas moins comme un grand manoir désert
que hantent deux revenants, l'âme de la Révolution
et l'âme de la Grande-Armée.
L'autre n'est pas distrait, je le crois bien, c'est un
meilleur ouvrier. De quoi se souviendrait-il ? Son père
a bravement travaillé. Il a fait de rudes campagnes
aux filatures de Manchester, aux foires de Wolver-
hampton. Mais avec tout son travail, avec cette vie
laborieuse , méritante , productive , qu'a-t-il laissé
de lui qui puisse occuper la mémoire? Nulle œuvre
entière n'est sortie de ses mains qu'il pût se rap-
peler lui-même ; simple rouage, ressort secondaire
d'une production dont il ne connut ni Tensemble
ni le but, il fut une partie d'homme, il fit des parties
de choses. Il est mort ; a-t-il vécu î
Son fils n'est pas davantage. Race à fonds spécia-
lisée depuis plusieurs générations, il travaille d'au-
tant mieux, que sa personnalité, diminuée des facul-
tés inutiles à son métier, n'intervient presque jamais,
ne le trouble guère. Ainsi l'abeille construit, ainsi
chasse le chien de meute.
Qu'une situation se présente, imprévue, de celles
qui exigent qu'un homme soit immédiatement honmie,
pense, agisse, prenne un parti, vous verrez la dif-
EST BBSTÉ HOVMR. ^1)
férence. L'Anglais restera inerte; et comment agi-
raitrU? Cela n'est pas de son métier. Tous ceux qui
ont vu àTœuvre leurs soldats et les nôtres, au com-
bat, au campement, aux provisions, peuvent bien
juger de cela. Et les leurs cependant sont des soldats
spéciaux, pour mieux dire, des ouvriers militaires,
chèrement payés et nourris, qui, comme ouvriers en
ce genre, devraient être mieux dressés aux ouvra-
ges de soldat qu'un soldat pris dans tout le peuple,
comme est le soldat français.
Le mélange de deux espèces d'hommes si dif-
férentes dans nos travaux est une chose très-
iojuste, en ce que la spécialité excessive et rétrécie
de l'Anglais ( son infériorité comme homme ) lui
compte pour supériorité.
Chose absurde autant que cruelle, de subordon-
ner le Français à un étranger qui sait peu ou mal
notre langue, avec qui il ne peut ni s'expliquer, ni
se plaindre.
Chose immorale, de mettre un homme sobre (au
moins relativement) sous la direction d'une chose
abrutie de gin; plusieurs ne désenivrent jamais.
Chose impie, trois fois impie, de voir un Français,
en France, sous le bâton d'un Anglais ! le fils de la
Grande-Armée sous un serf dont le père n'a fait que
du calicot, ou quelque chose de moindre.
C'est le plus sacré devoir de Tautorité publique
d'intervenir dans ces indignités. L'intérêt, la liberté
d'industrie, etc., tous ces grands mots ne servent de
rien ici... Que nous importent vos chemins. de fer,
lao LE piian(;ais est resté howie.
si nous n'anons qu'à la honte? — L'étranger, di-
sent-ils, apporte des capitaux... Mais s'il exporte
l'honneur?
Il y a ici bien autre chose qu'aucune perte ma-
térielle; c'est une diminution de l'&me, un rape-
tissement du cœur, un abaissement intérieur qui
ferait que, peu-à-peu, l'on ne s'indignerait plus, on
estimerait tout, hors soi ; on s'habituerait à se mépri-
ser soi-même... Lourde responsabilité pour ceux qui
nous mettraient dans cette route. Livrer une forte-
resse, un port, ce serait une grande trahison ; mais
livrer l'âme de la France!...
Cette âme! qui en sait le prix? C'est plus qu'une
âme de nation. Parmi toutes nos misères, elle est
encore, dans l'abâtardissement de l'Europe, la force
de vie qui vivifiera le reste.
Le vieux Midi rêve, impuissant, une liberté catho*
lique. L'âme allemande s'est énervée dans la gêné*
ralisation, l'anglaise rétrécie dans la spécification
pratique. L'Allemand semble une formule, l'Anglais
un outil...
Et nous pouvons dire au Français : Tu es homme
encore 1
CHAPITRE IV.
MASSACRE DE NANCY (91 août 1790).
Le Piéira et l'ÀBgUis oot été U lenuttoD de la France. — Entente des roya-
listes et des constitutionnels. Le roi de la bourgeoisie, M. de Lafayette, on
Anglfr-ABéricain. ^ AgiUtion de Parmée. » Irritation des offlciers et des
ioMats. « Persécution dn régiment Vandois de Chéteanvieux. — Lafayette
lAr de rAsaemlOée et des Jacobins, s*entend avec Bouille, l'autorise à frap- 1
per un coap. — On provoque les soldats (S6 août 90). — Bouille marche i
•ar Nancy, refase toute condition, et donne lieu au combat (SI août] — |
Massacre deaVaodoia abandonnés. Le reste supplicié ou envoyé aux galères.
Le Roi et TAseemblée remercient Bouille. -« Loustalot en meurt
(septembre).
« Et quand ils seroient cent mille Goddens de plus
qu'ils ne sont aujourd'hui, ils ne gagneroient pas le
royaume. » Cette vigoureuse réponse de la Pucelle
d'Orléans est sortie du cœur de la France. Elle n'a
jamais varié sur l'éternel ennemi.
Auquel la France de la révolution a très-justement
ajouté : Le Prêtre.
Prenez un homme dans la rue, le premier venu,
illettré, ignorant, qui sait peu ou rien du passé.
Demandez-lui ce qui en tout temps a fait la ruine de
ce pays; il répondra, sans hésiter, dans son langage
vifet rude : Les calotins, les goddem.
2G2 LE PRÊTRE ET L*ANGLAIS
Les grands esprits de ce temps, gens fort au-des-
sus du peuple, hausseront ici les épaules : préjugé,
passion, diront-ils, vieille tradition populaire. — C'est
la vieille, mais la bonne, et ce sera la nouvelle; un
peu d'étude en éloigne, beaucoup d'étude y ramène.
Toute l'histoire est pour elle.
J'ai dû m* y arrêter longtemps. Cette longueur
abrégera. Mille difficuUés se trouveront résolues pour
nous d'avance. Nous n'étendrons pas nos haines aux
populations innocentes que nos deux ennemis ont
suscitées contre nous.
L'obstacle général dans notre rèvolutioD, comme
dans toutes les autres, fut Tégoîsme et la peur. Mais
l'obstacle spécial qui caractérise historiquement la
nôtre, c'est la haine persévérante dont Tout pour-
suivie par toute la terre le Prêtre et l'Anglais.
Haine funeste dans la guerre, plus fatale dans la
paix, meurtrière dans l'amitié. Nous le sentons au-
jourd'hui.
Ils ont été pour nous, non la persécution seulement,
mais, ce qui est plus destructif, la tentation.
A la foule simple et crédule, à la femme, au paysan,
le prêtre a donné l'opium du moyen-àge, plein de
trouble et de mauvais songes. Le bourgeois a bu
l'opium anglais, avec tous ses ingrédients d'ëgoïsme,
bien-être, comfortable, liberté sans sacrifice ; une li-
berté qui résulterait d'un équilibre mécanique, sans
que l'âme y fût pour rien, la monarchie sans vertu,
comme l'explique Montesquieu ; garantir sans amé-
liorer, garantir surtout l'égoïsme.
ONT ^É LA TENTATIOM DE LA FRANCS. t65
Voilà la tentation.
Quant à la persécution, c'est cette histoire tout
entière qui doit la conter. Elle commence par une
éruption de pamphlets , des deux côtés du détroit,
par les faussetés imprimées. Elle continuera tout-èr
rheure par une émission, non moins effroyable, de
faussetés d'un autre genre, fausses monnaies, faux
assignats. Nul mystère. La grande manufacture est
publique à Birmingham.
Cette nuée de mensonges, de calomnies, d'ahsurdes
accusations, comme une armée d'insectes immondes
que le vent pousse en été, eut ce résultat, d'abord
d*attacher des millions de mouches piquantes aux
flancs de la RéTolution, pour la rendre furieuse et
folle ; puis d'obscurcir la lumière, de cacher si bien
le jour^ que plusieurs qu'on avait crus clairvoyants
tâtonnaient en plein midi.
Les faibles qui jusque-là allaient d'élan, de senti*
ment, sans principes, perdirent la voie et se mirent à
demander: Où sommes-nous? où allons-nous?Le bou-
tiquier commença à douter d'une révolution qui fai-^
sait émigrer les acheteurs. Le bourgeois routinier,
casanier, forcé à toute minute de quitter la case, au
roulement du tambour, était excédé, irrité, « voulait
en finir. » Tout-à-fait semblable en cela à Louis XYI,
il eût sacrifié un intérêt, un trône, s'il eût fallu, plu-
tôt que ses habitudes.
Cet état d'irritation, ce besoin de repos, de paix à
tout prix, mena très^oin la bourgeoisie , et M. de
Laiayette, le roi de la bourgeoisie, jusqu'à une mé^
264 LE ROI DE LA BOURGEOISIE, M. DE LAFATETTE,
prise sanglante qui eut sur la suite des événements
une influence incalculable.
On ne quitte pas aisément ses idées, ses préjugés,
ses habitudes de caste. M. de Lafayette, soulevé quel-
que temps au-dessus de lui-même par le mouvement
delaRévolution, redevenait peu à peu le marquis de
Lafayette. Il voulait plaire à la reine, et la ramener;
il voulait complaire auss!, on ne peut guère en dou-
ter, à M"* de Lafayette, femme excellente, mais dé-
vote, livrée comme telle aux idées rétrogrades, et qui
fit toujours dire la messe dans sa chapelle par un prê-
tre non assermenté. À ces influences intimes de fa-
mille ajoutez sa parenté tout aristocratique, son
cousin M. de Bouille, ses amis, tous grands seigneurs,
enfin, son état-major, mêlé de noblesse et d'aristo-
cratie bourgeoise. Sous une apparence ferme et
froide , il n'en était pas moins gagné, changé à la
longue, par cet entourage contre -révolutionnaire.
Une meilleure tète n'y eût pas tenu. La fédération du
Champ -de -Mars mit le comble à l'enivrement. Une
foule de ces braves gens qui avaient tant entendu
parler de Lafayette dans leurs provinces, et qui avaient
enfin le bonheur de le voir, donnèrent le spectacle le
plus ridicule : ils l'adoraient, à la lettre, lui baisaient
les mains, les bottes.
Rien de plus sensible qu'un dieu, de plus irritable;
et la situation elle-même était éminemment irritante.
Elle était pleine de contrastes, d'alternatives violen-
tes. Le dieu était obligé, dans les hasards de l'émeute,
de se faire commissaire de police, gendarme au be-
UN ANGLO-AMÉRICAIN. 2(i5
soin : une fois il lui arriva, n'obtenant nulle obéis-
sance, d'arrêter un homme de sa main, et de le me*
ner en prison.
La grande et souveraine autorité qui eût encouragé
LaTayette, et l'eût soutenu dans ces épreuves, était
celle de Washington. Elle lui manqua entièrement.
Washington était, comme on sait, le chef du parti
qui voulait fortifier en Amérique l'unité du gouver-
nement. Le chef du parti contraire, Jeflerson , avait
fort encouragé l'élan de notre révolution. Washing-
ton, malgré son extrême discrétion, ne cachait pas à
Lafayette son désir qu*il pût enrayer. Les Améri-
cains, sauvés par la France, et craignant d'être menés
par elle trop loin contre les Anglais, avaient trouvé
prudent de concentrer leur reconnaissance sur des
individus, Lafayette, Louis XVF. Peu comprirent
notre situation, beaucoup Turent du parti du Roi con-
tre la France. Une chose d'ailleurs les refroidit, à
quoi nous n'avions point songé, mais qui blessait leur
commerce, une décision de l'Assemblée sur les tabacs
et les huiles.
Les Américains, si fermes contre l'Angleterre en
toute afiaire d'intérêts, sont faibles et partiaux pour
elle dans les questions d'idées. La littérature anglaise
est toujours leur littérature. La cruelle guerre de
presse que nous faisaient les Anglais influa sur les
Américains, et par eux sur Lafayette. Du moins ils
ne le soutinrent pas dans ses primitives aspirations
républicaines. 11 ajourna ce haut idéal, et se rabattit,
au moins provisoirement, aux idées anglaises, à un
866 AGITATIOII
certain éclectisme bâtard aDglo-américain. Lui-même,
américain d'idées, était anglais de cultore, un peu
même de figure et d'aspect.
Pour ce proTÎsoire anglais, pour ce système de
royauté démocratique ou démocratie royaie^ qui,
disait-il, n'était bon que pour une vingtaine d'années,
il fit une chose décisive, qui parut arrêter la révo-
lution, et qui la précipita.
Reprenons les précédents.
Dès rhiver de 90, l'armée fut travaillée de deux
côtés à la fois, d'un côté par les sociétéspatriotiques,
de l'autre par la cour, par les officiers qui essayé-
rent, comme on a vu, de persuader aux soldats qu'ils
avaient été insultés dans l'Assemblée nationale.
En février, l'Assemblée augmenta la solde de quel-
ques deniers. En mai, le soldat n'avait rien reçu en«-
core de cette augmentation; elle devint entièrement
insignifiante, étant employée presque entièrement à
une imperceptible augmentation des rations de
pain.
Long retard et résultat nul. Les soldats se crurent
volés. Dès longtemps , ils accusaient l'indélicatesse
des officiers qui ne rendaient aucun compte des cais-
ses des régiments. Ce qui est sûr, c'est que les officiers
étaient tout au moins des comptables très-négligents,
très-distraits, ennemis des écritures, nullement cal-
culateurs. Dans les dernières années surtout, dans- la
langueur universelle de la vieille administration, la
comptabilité militaire semble n'avoir plus existé.
Pour citer un régiment, M. du Gbàtelet, c(4onel du
DB L'ARMÉE. t67
régiment du Roi, étant à la fois comptable et inspeo*
leur, ne comptait ni n'inspectait.
«( Les soldats, dit M. de Bouille, formèrent des co-
mités, choisirent des députés, qui réclamèrent auprès
de leurs supérieurs, d'abord avec assez de modération,
des retenues qui avaient été faites... Leurs réclama-
tioM étaient justes, on y fit droit. » Il ajoute qu'alors,
ils en firent d'injustes et d'exorbitantes. Qu'en sait-
il? avec une comptabilité tellement irrégulière, qui
pouvait faire le calcul?
Brest et Nancy furent le théâtre principal de cette
étrange dispute, où l'officier, le noble, le gentil-
homme, était accusé comme escroc.
Les officiers récriminèrent violemment, cruelle-
ment. Forts de leur position de che&, et de leur su-
périorité dans l'escrime, ils n'épargnèrent aucune in-
s(4ence au soldat, au bourgeois, ami du soldat. Ils ne
sei^attaient pas contre le soldat, mais ils lui lançaient
des maîtres d'armes, des spadassins payés, qui, sûrs
de leurs coups, le mettaient en demeure ou de se livrer
aune mort certaine, ou de reculer, de saigner du nez,
de devenir ridicule. On en trouva un à Metz , qui , dé-
guisé par les officiers , payé par eux à tant par tête,
s'en allait le soir, tantôt en garde national, tantôt
en bourgeois, insulter, blesser ou tuer. Et qui refu-
sait de passer par cette épée infaillible, était le len-
demain matin proclamé, moqué au quartier, un sujet
de passe-temps et de gorge chaude.
Les soldats finirent par saisir le drôle, le reconnais
tre, lui faire nommer les officiers qui lui prêtaient des
268 IRRITATION
habits. On ne lui fit pas de mal , on le chassa seule-
ment avec un bonnet de papier, et son nom : Isca-*
note.
Les officiers découverts passèrent la frontière, et
entrèrent, comme tant d'autres, dans les corps que
l'Autriche dirigeStt vers le Brabant.
Ainsi s'opérait la division naturelle : le soldat se
rapprochait du peuple, l'officier de l'étranger.
Les fédérations furent une occasion nouvelle où la
division éclata. Les officiers n'y parurent pas.
Ils se démasquèrent encore quand on exigea le
serment. Imposé par l'Assemblée, retardé, prêté à
contre-cœur, par plusieurs avec une légèreté déri-
soire, il ne fit qu'ajouter le mépris à la haine que le
soldat avait pour ses chefs. Us en restèrent avilis.
Voilà l'état de l'armée, sa guerre intérieure. Et la
guerre extérieure est proche. La nouvelle éclate en
juillet que le Roi accorde passage aux Autrichiens qui
vont étouffer la révolution des Pays-Bas. Le passage?
ou le séjour 7. . qui sait s'ils ne cesserontpas, si le beau-
frère Léopold ne logera pas fraternellement à Mézières
ou à Givet?. . La population des Ardennes, ne se fiant
nullement aune armée si divisée, à Bouille qui lacom-
mandait, voulut se défendre elle-même. Trente mille
gardes nationaux s'ébranlèrent; ils marchaient aux
Autrichiens, lorsqu'on sut que l'Assemblée nationale
avait refusé le passage.
Les officiers, au contraire, ne cachaient nullement
devant les soldats la joie que leur inspirait l'armée
étrangère. Quelqu'un demandant si réellement les
DES OFFICIERS ET DES SOLDATS. 9(t9
Autrichiens arrivaient : « Oui, dit un oflBcier, ils vien-
nent, et c'est pour vous châtier. »
Cependant les duels continuaient, augmentaient,
et d'une manière effrayante. On les employait ,
comme à Lille, à l'épuration de l'armée . On profitait
des disputes, des vaines rivalités qui s'élèvent entre
les corps, souvent sans qu'on sache pourquoi. A
Nancy, ils allaient se battre 1,500 contre 1,500; un
soldat se jeta entre eux, les força de s'expliquer, leur
fît remettre l'épée au fourreau.
On donnait des congés en foule (à l'approche de
l'ennemi!); beaucoup de soldats étaient renvoyés,
et d'une manière infamante, avec des cartouches
jaunes.
Les choses en étaient là, lorsque le régiment du
Roi, qui était à Nancy avec deux autres (Mestre*de-
camp, et Chàteauvieux, un régiment suisse), s'avisa de
demander ses comptes aux oflSciers, et se fit payer
par eux. Cela tenta Chàteauvieux. Le 5 août , il
envoya deux soldats au régiment du Roi, pour de-
mander des renseignements sur l'examen des comp-
tes. Ces pauvres Suisses se croyaient Français,
voulaient faire comme les Français ; on leur rappela
cruellement qu'ils étaient Suisses. Leurs officiers,
aux termes des capitulations, étaient leurs juges su-
prêmes, à la vie et à la mort. Officiers, juges, sei-
gneurs et maîtres, les uns, patriciens des villes sou-
veraines de RemeetFribourg; les autres, seigneurs
féodaux de Yaud et autres pays sujets qui rendaient à
leurs vassaux ce qu'ils recevaient en mépris de
270 PBRS6GUT10N OU R6GIMENT VAUDOiS
Berne, La démarche de leurs soldats leur parut
trois fois coupable; soldats, sujets et vassaux, ils ne
pouvaient jamais être assez cruellement punis. Les
deux envoyés furent en pleine parade fouettés hon-
teusement, passés par les courroies. Les ofiBciers
français regardaient et admiraient; ils complimen-
tèrent les officiers suisses pour leur inhumanité.
Ils n'avaient pas calculé comment l'armée pren-
drait la chose. L'émotion fut violente. Les Français
sentirent tous les coups qui frappaient les Suisses.
Ce régiment de Châteauvieux était et méritait
d'être cher à l'armée, à la France. C'est lui qui, le
14 juillet 89, campé au Champ-de-Mars, lorsque les
Parisiens allèrent prendre des armes aux Invalides,
déclara que jamais il ne tirerait sur le peuple. Son
refus, évidemment, paralysa Besenval, laissa Paris
libre et mattre de marcher sur la Bastille.
Il ne faut pas s'en étonner* Les Suisses de Château-
vieux n'étaient pas de la Suisse allemande, mais des
hommes du pays de Vaud, des campagnes de Lau-
sanne et de Genève. Quoi de plus Français aii
monde?
Hommes de Yaud, hommes de Genève etde Savoie,
nous vous avions donné Calvin, vous nous avez donné
Rousseau. Que ceci soit entre nous un sceau d'al*
liance éternelle. Vous vous êtes déclarés nos firères
au premier matin de notre premier jour, au moment
vraiment redoutable, où personne ne pouvait prévoir
la victoire de la liberté.
Les Français allèrent prendre les deux Suisses
DE CHATBAUVIEUX. S71
battus le matin, les vêtirent de leurs habits, les
coiffèrent de leurs bonnets , les promenèrent par la
ville, et forcèrent les officiers suisses à leur compter
à chacun cent louis d'indemnité.
La révolte ne fut d'abord qu'une explosion de bon
cœur, d'équité, de patriotisme ; mais, le premier pas
franchi, les officiers ayant été une fois menacés, con-
traints de payer, d'autres violences suivirent.
Les officiers, au lieu de laisser les caisses des régi*
ments au quartier où elles devaient être d'après les
règlements, les avaient placées chez le trésorier, et
disaient outrageusement qu'ils les feraient garder par
la maréchaussée, comme contre des voleurs. Les sol-
dats, par représailles, dirent qu'ils craignaient que
les officiers n'emportassent la caisse en passant à
Tennemi. Ils la remirent au quartier. Elle était à
peu près vide. Nouveau sujet d'accusation. Les sol-
dats se firent donner, à compte sur ce qu'on leur
devait, des sommes avec lesquelles les Françius ré-
galèrent les Suisses, et les Suisses les Français, puis
les pauvres de la ville.
Ces orgies militaires n'entraînèrent nul désordre
grave, si nous en croyons le témoignage des gardes
nationaux de Nancy à l'Assemblée. Cependant elles
avaient quelque chose d'alarmant. La situation de-
mandait évidemment un prompt remède.
Ni l'Assemblée, ni Lafayette, ne comprirent ce
qu'il y avait à faire.
Ce qu'il eût fallu voir d'abord, c'est que les règles
ordinaires n'étaient nullement applicables. L'armée
Î72 LAFAYETTE, SUft DE L'ASSEMBLÉE,
n'était pas une armée. Il y avait là deux peuples en
face, deux peuples ennemis, les nobles et les non-
nobles. Ces derniers, les non-nobles, les soldats,
avaient vaincu par la Révolution ; c'est pour eux
qu*elle s'était faite. Croire que les vainqueurs conti-
nueraient d'obéir aux vaincus, qui les insultaient
d'ailleurs, c'était une chose insensée. Beaucoup d'of-
ficiers avaient déjà passé à l'ennemi ; ceux qui res-
taient avaient différé, décliné le serment civique. 11
était réellement douteux que l'armée pût obéir sans
péril aux amis de l'ennemi.
Une seule chose était raisonnable, praticable, celle
que conseillait Mirabeau : Dissoudre l'armée, la re-
composer. La guerre n'était pas assez imminente
pour qu'on n'eût le temps de faire cette opération.
L'obstacle, le grave obstacle, c'est que les puissants de
l'époque, Mirabeau lui-même, Lafayette, les Lameth,
tous ces révolutionnaires gentilshommes, n'auraient
guère nommé officiers que des gentilshommes. Le
préjugé, la tradition, étaient trop forts encore en
faveur de ceux-ci : on n'attribuait aucun esprit mili-
taire aux classes inférieures; on ne devinait nulle-
ment la foule de vrais nobles qui se trouvaient dans
le peuple.
Ce fut Lafayette qui, par son ami, le député Em-
mery, poussa l'Assemblée aux mesures fausses et
violentes qu'elle prit contre l'armée, se faisant partie,
et non juge, — partie, au profit de qui? de la contre-
révolution.
Le 6 août, Lafayette fit proposer par Emmer}', dé-
S'ENTEND AVEC BOUILLE. S73
créter par rAssemblée, que, pour Térifier les comptes
tenus par les ofiBciers, le Roi nommerait des inspec-
teurs choisis parmi les officiers, qu'on n'infligerait aux
soldats de congés infamants qu'après un jugement
selon les formes anciennes, c'est*4Hlire porté par les
officiers. Le soldat avait son recours au roi, c'est-
à-dire au ministre (officier lui-même), ou bien à
l'Assemblée nationale , qui apparemment allait
quitter ses travaux immenses pour se faire juge des
soldats.
Ce décret n'était qu'une arme qu'on se ménageait.
On avait hâte de frapper un coup. Rendu le 6, il fut
sanctionné le 7 par le roi. Le 8, M. de Lafayette écri-
vit à M. de Bouille, qui devait frapper le coup. C'est
le mot même dont il se sert, qu'il répète plusieurs
fois*.
M. de Lafayette n'était nullement sanguinaire. Ce
n'est pas son caractère qu'on attaque ici, mais bien
son intelligence.
Il s'imaginait que ce coup, violent, mais nécessaire,
allait pour jamais rétablir l'ordre. L'ordre rétabli per-
mettrait enfin de faire agir et fonctionner la belle ma-
chine constitutionnelle, Ib, démocratie royale , qu'il
regardait comme son œuvre, aimait et défendait avec
l'amour-propre d'auteur.
Et ce premier acte, si utile au gouvernement con-
< Mémoires de Lafayette, lettre da 48 août 90 , t. m, p. 436. —
Je rei^retie qae les historiens français et suisses aient généralemeni
on omis oo défiguré Taffiiire de ChAteaavieoi,
11. 48
274 lafaYette, sim des jacobins,
stitutîonnel, allait être accompli par rennemi de la
constitution', M! de Bouille, qui avait différé tant qu'il
avait pu de lui prêter serment, et quilui gardait ran-
cune, — par un iommë personnellement irrité
contre les soldats qui tout réceminient n'avaient
tenu compte dé ses ordres , et Savaient forcé de
payer une partie de ce qu^o'n leur devait. Étaitrce
oien lài l'hdmme calme, impartial, désintéressé, a
qui Ton pouvait confier une mission ae rigueur T
n'était -il pas à craindre qu'elle ne fût l'occasion
d'une vengeance personnelle t
'm. de Quille dit lui-même qu'il avait un plan
secret : Laisser se désorganiser là plus grande partie
dé l'armée, tenir à part, et sous une main ferme,
quelques corps, surtout étrangers. Il est clair qu'avec
ces derniers on pourrait accabler les autres.
Pour employer un tel homme en toute sûreté, sans
se compromettre, Lafayette s'adressa directement
aux Jacobins. Il effraya leurs che6 du péril d'une
vaste insurrection militaire. Chose curieuse ! les dé-
putés jacobins, dont les émissah*es n'avaient pas peu
contribué à soulever le soldat, n'en votèrent pas
moins contre lui à TÂssemblée nationale. Tous les
décrets répressife furent votés à f unanimité.
La cour fut tellement enhardie, qu'elle ne craignit
pas de confier k Bouille le commandement des trou-
pes sur toute la frontière de l'Est, depuis la Suisse
jusqu'à la Sambre. Ces troupes, il pst v^aj, n'étaient
guère sûres. H ne pouvait bien compter quQ sur vingt
bataillons d'infanterie (allemands ou suisses) ; mais
AOTOlllSB BOUILLE A FRAPPER m GOUP, f»
il arait beaucoup de cayalerie^ TingtHiept escadiùns
de hussards aUdtnands, et trente-<trois escadrons de
cavalerie française. De plus, ordre à tous les corps
admimstratife de Tsûder de toute façon, de l'i^ujer,
spécialement par la garde natienale» M. de Lafayette,
pour mieux assurer la c^iose, écrivit fraternellement
à ces gardes nationales, et leur envoya deux de ses
aides-de-camp; l'un se fit aidenle-camp de Bouille;
l'autre travailla d'une part k endormir la garnison
de Nancy, d'autre part à rassembler les gardes na->
tionales qu'on voûtait mener contre elle.
Bouille, qui nous explique luinoiéme son plan de
campagne], laisse entrevoir beaucoup de choses lors-
qu'il avoue : « Qu'il voulait, par Montmédy, s'assurer
une comipunication avec I^uxemboui^ et l'étranger » «
Dans sa lettre du % août, Lafayette disait à Bouille
que pour inspecteur des comptes on enverrait à
Nancy un oflBcier, M. de Malseigne, qu'on faisait
venir tout exprès de Besançon. C'était un choix fort
menaçant. Midseigne passait pour être le « pre-
mier crâne de l'armée », un homme fort Ivave, de
première force pour l'escrime, très-fougueux, très-
provoquant. Étrange vérificateur I il y avait bien à
croire qu'il solderait en coups d'épée. Notez qu'on
l'aovoyait seul, comme pour signifier un défi.
Cependant, les soldats avaient écrit à l'assemblée
aationate; la lettre fet interceptée. Ils envoyèrent
qttelqtte»-uns des leurs pour ep porter une seconde^
et Lafayette fit arrAter el li( lettre et les porteurs, dés
qu'ils arrivèreirt à Paris.
f76 ON PBOVOÛUB LB8 SOLDATS, S6 AOUT 9a
Au contraire, on présenta à rAssemblée y^ on lui lut
raccusation portée contre les soldats par la munici-
palité de Nancy, toute dévouée aux officiers. Em-
mery soutint hardiment queraflhirede Chftteauvieux
(du 6 et 6 août) avait eu lieu après qu'en eut proclamé
le décret de l'Assemblée qu'elle avait rendu le 6.
Cette affaire, exposée ainsi , sans faire mention de
sa date, semblait une violation du décret, non
violé, puisqu'il était inconnu à Nancy, et qu'il fut
fait à Paris le même jour. De même, on présenta
aussi comme violant le décret du 6, une insurrec-
tion des soldats de Metz qui avait eu lieu plusieurs
jours avant le 6.
Au moyen de cette exposition artificieuse et men-
songère, on tira de l'Assemblée un décret passionné,
indigné, qui avait déjà le caractère d'une condam-
nation des soldats; ils devaient, d'après ce décret,
déclarer aux chefs leur erreur et leur repentir ,
même par écrit, s'ils l'exigeaient, c'est-àrdire remet-
tre à leur adverse partie des preuves écrites contre
eux. Décrété àl'unanimité; nulle observation : «Tout
presse, tout brûle, dit Ëmmery ; il y a péril dans le
plus léger retard. »
Le 26, Malseigne arrive à Nancy, armé du décret.
L'ordre y était rétabli; Malseigne trouble, irrite, em-
brouille. Au lieu de vérifier, il commence par inju-
rier. Au lieu de s'établir pacifiquement àl'Hôtel-de-
Yille, il s'en va au quartier des Suisses, et refuse de
leur faire droit pour ce qu'ils réclamaient des chefis.
« Jugez-nous», lui criaient-ils. Il veut sortir, on l'en
BOUILLE KARCHB SDR MANCT. 277
empêche. Alors il recule trois pas, tire Tépée, blesse
plusieurs hommes. L'épée casse ; il en saisit une
autre, et sort, sans trop se presser, à travers cette
foule furieuse, qui pourtant respecte ses jours.
On avait ce qu'on voulait, une belle provocation,
tout ce qui pouvait paraître une violation, un mépris
des décrets de l'Assemblée. Les Suisses étaient com-
promis de la manière la plus terrible. Bouille, pour
leur donner lieu d'aggraver leur faute, leur fit ordon-
ner de sortir de Nancy; sortir, c'était se livrer, non
à Bouille seulement, mais à leurs chefs, à leurs juges,
ou plutôt à leurs bourreaux ; ils savaient parfaitement
les supplices effroyables que leur gardaient leurs offi-
ciers; ils ne sortirent point de la ville.
Bouille n'avait plus qu'à agir. Il choisit, rassembla
trois mille hommes d'infanterie, quatorze cents cava-
liers, tous ou presque tous allemands. Pour donner
un air un peu plus national à cette armée d'étrangers,
les aides-de-camp de Lafayette couraient la campa-
gne et tâchaient d'entraîner les gardes nationaux.
Ils en amenèrent sept cents, aristocrates ou fayet-
tistes, qui suivirent Bouille, et se montrèrent très-
violents, très-furieux. Mais la masse des gardes
nationaux, environ deux mille, ne se laissèrent pas
tromper; ils comprirent parfaitement que le c6té de
Bouille ne pouvait pas être celui de la Révolution ; ils
se jetèrent dans Nancy.
Les carabiniers de Lunéville, où s'était réfugié
Malseigne, ne se soucièrent pas non plus de partici-
per i^ l'exécution sanglante que l'on préparait. Eux-
f79 BOUIUUS BETOSE TOUTB GOMDinON. '
moulés, ils livrèrent Malseigne à leurs camaradeB;
oe foudre de guerre fit son entrée à Nancy en pan-
toufles y robe de ehamb;re et bonnet de nuit.
Bouille tint une conduite étrange. Il écrit à l'As*
semblée qu'il là prie de lui envoyer deux députés,
qui puissent Taider à arranger les choses. Et le même
jour^ sans attendre, il part (mur les arranger lui*
môme à coups de canon.
Le 31 août, le jour même où le massacre se fit,
on lisait à l'Assemblée cette lettre pacifique. Em-
mery et Lafayette essayaient de &îjre décréter :
« Que l'Assemblée approuve ce que Bouille bit et
fera. » Une députation dé la garde nationale de Nancy
se trouva là heureusement pour protester, et Bamare
proposa y fit adopter une proclamation ferme et pater-
nelle, où l'Assemblée promettait de juger impartiale-
ment... Juger! c'était un peu tard!.. Tune des par*
ties n'était t)lus.
Bouille, parti de Metz le 28, le 30 de Toul, était
le 31 fort près de Nancy. Trois députaUons de la ville,
à onze heures, à trois, à ((uatre, vinrent au-nlevant de
lui, et lui demandèrent ses conditions. Les députés
étaient des soldats etdes gardes natioiiaûx(BouiUédit
de la populace, parcequ'ilsn'avaientpasd'uniformes);
ils avaient mis à leur tète d^ municipaux, tout trèfle
blants, qui, arrivés près de Bouille, ne voulurent pas
retourner, et restèrent avec lui, l'autorisant eùcow
par leur (présence, par la crainte qu'ils témoigo^ûént
de revenir à Nancy* Les conditions du général étaient
de n'en fiiire aucune, d'exiger d'abord que lei i^
COMBAT ET IIASSACRE, 31 AOUT 9a
ments sortissent, remissept leur otage
livrassent chacun quatre des leurs, gui servent jugés
par r Assemblée. Leurj&iirecnoisir, tral^ir, liyi;er eux-
mêmes quelques-uns de leurs camarades, çeijBt était
dur, déshonorant pour les Français, mais horrible pou^
les Suisses, qui savaient parfaitement qu'ils n'iraient
jamais au jugement de l'assemblée, qu'ei} vertu. de^
capitulation^ leurs che& les réolaiperaient pour ôtré
pendus, roués vifs, ou mourir sous le tiâton.
Les deux r|^iments frapçai|^ {^u Roi et Mestre-de-
c«mp} i$e soumirenjt, rendirent Malseij^ne, commen-
cèrent à sortir de la ville. Resta le paqvr^ Çhâteau-
yiew^f dans son petit. nomb;*e, deux^aUillons seylç-
ment; quelquesruns des nôtres pourtant roq^ireni àe
rabandopn^r ; beauQOup de vaiUante gardes nati(>-
naux de la banlieue de Nancy vinrent au^i, par u^
imtinet généreux^ ^ ranj^er. auprès des. Suipses, et
voulurent partager leur sort^ Tous ensemble, ils occja*
pèrent la porte de Stainville, la seule qui fût forti-
fiée- .
Si Bouille eût voulu épargner le san^^ il q'avait
qu'une chose à faire : s'arrêter un peu à distance,
atteiulre que les régiments français fussent sortis,
puis faire entrer quelques troupes par les autres por-
tes, et placer ainsi les Suisses entre deux feux; il les
aur^t eus sans combat.
Mais dors, où était la gloire? où était le coup in^
pa$ant que la cour et Lafayette avaient attendu de
BouiUé?
Celui-ci raconte lui-même deux choses qui sont
280 MASSACRE DES VAUDOIS ABANDONNÉS.
contre lui : d'abord, qu'il avança jusqu'à trente pas
de la porte, c'est-îwiire qu'il mit en face, en contact,
des ennemis, des rivaux, des Suisses et des Suisses,
qui ne pouvaient manquer de s'injurier, se provoquer,
se renvoyer le nom de traîtres. Deuxièmement, il
quitta la tête de la colonne pour parler à des députés
qu'il eût pu fort bien faire venir; son absence eut
l'effet naturel qu'on devait attendre : on s'injuria, on
cria, enfin on tira.
Ceux de Nancy disent que tout commença par les
hussards de Bouille ; Bouille accuse les soldats de Chè-
teauvieux. On a peine à comprendre pourtant comment
ceux-ci, en si grand danger, s'avisèrent de provoquer.
Ils voulaient tirer le canon; un jeune ofiQcier breton,
Désilles, aussi hardi qu'obstiné, s'asseoit sur la lu-
mière même ; renversé de là , il embrasse le canon,
grave incident qui permettait aux gens de Bouille
d'avancer ; on ne put l'arracher du canon qu'à grands
coups de baïonnettes.
Bouille accourt, se rend maître de la porte, lance ses
hussards dans la ville, à travers une fusillade très-
nourrie qui partait de touteslesfenètres. Ce n'était pas
évidemment Châteauvieux seul qui tirait, ni seulement
les gardes nationaux de la banlieue, mais la plus
grande partie de la population pauvre s'était déclarée
pour les Suisses. Cependant les officiers des deux
régiments français suivirent l'exemple de Désilles, et
avec plus de bonheur ; ils parvinrent à retenir les
troupes dans les casernes. Dès-lors Bouille ne pouvait
manquer de venir à bout de la ville.
LE BBSTE SUPPLICIÉ, 00 BNTOTÉS AUX GALÉRBS. S8|
lie soir, Tordre était rétabli, les régiments français
partis, les Suisses de Chftteauvieux moitié tués, moitié
prisonniers. Ceux qui ne se rendirent pas de suite
furent trouvés les jours suivants, égoi^és. Trois jours
après, on en prit encore un, qu'on coupa en mor-
ceaux dans le marché ; dix mille témoias l'ont pu
voir.
Après le massacre, la ville eut un spectacle plus
affreux encore, un supplice immense. Les officiers
suisses ne se contentèrent pas de décimer ce qui resh
tait de leurs soldats, il y eût eu trop peu de victimes :
ils en firent pendre vingt et un. Cette atrocité dura
tout un jour; et, pour couronner la fôte, le vingt-
deuxième fut roué.
L'ignoble, l'infâme pour nous, c'est que ces Nérons
ayant condamné encore cinquante Suisses aux ga-
lères (probablement tout ce qui restait en vie), nous
reçûmes ces galériens; nous eûmes la noble mission
de les mener et de les garder à Brest. Ces gens, qui
n'avaient pas voulu tirer sur nous le 14 juillet, eurent
pour récompense nationale de traîner le boulet en
France.
Le même jour, 31 août, nous l'avons dit, l'Assem-
blée avait fait la promesse pacifique d'une justice im-
partiale. Antérieurement elle avait voté deux commis-
saires pacificateurs. Bouille, qui les demandait, ne les
avait pas attendus ; il avait vidé le procès par l'exter-
mination de l'une des deux parties. L'Assemblée ap->
paremment va désapprouver Bouille?
Au contraire... L'Assemblée, sur la proposition de
2M LB BOI BT L'ASmOLÉB RBUnGIBIIT WHULtÉ.
NirotoAU) remercie soleanellement Bouille, et dp-
prouve sa conduite; on vote des récompenses, aux
gardes uationaux qui Tout suivi, aux morts des hon-
neurs funèbres dans le Ghamp-de-Mars, des pensions
à leurs flEunilles.
LouisXYI ne montra point dans cette occasionrbor-
reur du sang qui lui était ordinaire. Le vif désir qq'il
avait de voir Tordre rétabli fit qu'il eut, de c^tte affli-
geante ma%sr\écesmxr^ affaire , une eœtrême satisfçLctian.
Il remercia Bouille de sa bonne conduite, et l'enga-
gea à continuer, a Cette lettre, dit Bouille, p^int la
bonté, 1^ sensibilité de son cœur. »
« Ah I dit l'éloquent Loustalot, ce n'est pas là le
mot d'Auguste, quand, au récit du sang versé, il se
battait la tètp aux murs, et disait : Yarus, rends-moi
mes légions I»
La douleur des patriotes fut grande pour cet évé-
nement. Loustalot n'y résista pas. Ce jeune homme,
qui, sorti à peine du barreau de Bordeaux, était de-
venu en deux ans le premier des journalistes, le plus
populaire & coup sûr (puisque ses Révolutions de Paris
se tirèrentquelquefoisàj200,000 exemplaires), Lousta-
lot prouva qu'il était le plus sincère aus» de tous, celui
qui portait le plus vivement la liberté au cœur, vivait
d'elle, mourait de sa mort. Ce coup lui parut ajour-
ner pour longtemps, pour toujours, l'espérance de la
patrie. Il écrivit sa dernière feuille, pleine d'âoquence
et de douleur, une douleur mâle, sans larmes, mais
• LOUSTALOT EN MEURT. 283
d'autant plus ^re, de celles auxquelles on ne survit
pas. Quelques jours après le massacre, il mourut, à
FAge de yingtrhuit ans.
CHAPITRE V.
LES JACOBINS.
Danger de la France. — L'affiiire de Nancy rend la farde nationale «npeelc.
Nouveau troobles du Midi. Fédération contre - réfolationDiire d«
Jalés. Le Roi consulte le pape; il proleste aaprèt da roi d'Espagm,
e octobre 1790. Accord de PEurope contre la Rérolatioa L'Eon^
tire une force morale de Tintérèt qa'inspire Louis XVI. — Nécessité d'ue
grande association de sarreillance. Origine des Jacobins, ITSS. Bieoh
pie d*nne fédération Jacobine. Quelles classes recrutaient les Jacobins.
Avaient-ils un Credo précis? En quoi modifiaient-ils l'ancien esprit françsisî
Ils formaient un corps de surveillants et accusateurs, une inquiiitioo esntit
une inquisition. — La société de Paris est d*abord une réunion de dépotes,
oct. 89. Elle prépare les lois et organise une police révolutionnaire. U
révolution reprend roffensive, sept. 90. Fuite doNecker. Terreur des ooMm
duellistes. Les Jacobins lui opposent la terreur du peuple. L*hétel Cistriet
saccagé, iS novembre 1790.
Le massacre de Nancy est une ère vraiment fu-
neste, d'où Ton pourrait dater les premiers commen-
cements des divisions sociales, qui plus tard, déve-
loppées avec l'industrialisme, sont devenues de nos
jours l'embarras réel de la France, le secret de sa
faiblesse, l'espoir de ses ennemis.
L'aristocratie européenne, son grand agent, TAn-
gleterre , doivent ici remercier leur bonne fortune.
La Révolution aura comme un bras lié, un seul bras
pour lutter contre elles.
Ce petit combat de Nancy eut les effets d'une
grande victoire morale. Il rendit suspectes d'aristo-
LA GARDE NATIOIIALB HETIBIIT SUSnCTE. 285
cratie les deux forces que venait de créer la Révolu-
tion, ses propres municipalités révolutionnaires, sa
garde nationale.
On dit, on répéta, on crut, et plusieurs disent en-*
core, que la ^rde nationale avait combattu pour
Bouille. Et cependant on a vu qu'avec les lettres de
Lafayette, avec tous les efforts de ses aide&<le-camp
envoyés exprés de Paris, Bouille ne put ramasser, sur
une route assez longue, que sept cents gardes natio-
naux, des nobles très-probablement, leurs fermiers,
gardes-chase, etc. Mais les vrais gardes nationaux,
les paysans propriétaires de la banlieue de Nancy,
fournissant à eux seuls deux mille hommes, prirent
parti pour les soldats, et, malgré l'abandon des deux
régiments français, tirèrent sur Bouille.
Naguère, à la nouvelle que les Autrichiens avaient
obtenu le passage, trente mille gardes nationaux
s'étaient mis en mouvement.
Chose bizarre. Ce furent surtout les amis de la
Révolution, qui accréditèrent ce bruit, que la garde
nationale avait pris parti pour Bouille. Leur haine
pour Lafayette, pour l'aristocratie bourgeoise qui
tendait à se fortifier dans la garde nationale de Paris,
leur fit écrire, imprimer, répandre ce que la Contre-
Révolution voulait faire croire à l'Europe.
La conclusion fut pour l'Europe, qu'il fallait bien
que cette révolution française fût vraiment une chose
exécrable pour que les deux forces qu'elle avait
créées^ les municipalités, la garde nationale, se tour-
nassent déjà contre elle.
885 IfÔOTBAUX TROUIILCS DO MN.
Lafayette armant Bouille, Tautorité rdVolufionMin
ne pouvant rétablir Tordre qu^avec Tépéd de la mb-
tre-révolution ! quoi de plus propre à ^pwsQadOT que
oelle--d avait la vraie force, qu'elle était le vrai
parti social T Le roi, les prêtres, les poblea, se cm*
firment dans la conviction qu'ils ont 4o la légitiaiitt
de leur cause. Il s'entendent et se rapprocheot;
divisés et impuissants dans la période préoMeale, ib
vont se ralliant dan$ cellQ^ci, se fortifiant les uns
par les autres.
Les compagnies qu'on croyait mortes relèvent ht^
vçment la tête. Le parlement de Toulouse cane les
procédures d'une municipalité contre ceux qui fowh
laient aux pieds la cocarde tricolore. La cour dei
aides donne gain de cause à ceux qiii reftisaient des
paiements en assignats. Les percepteurs n'en veulent
point. Les fermiers généraux défendent à leufs gens
de les recevoir. Repousser la monnaie de la Révo-
lution, c'est un moyen très*simple de la prendre par
famine, de lui faire faire banqueroute et la vaincre
sans combat.
Mais les fanatiques veulent le coipbat, tout oela est
trop lent pour eux. Ceux de Montauban poursuivent à
coups de pierres les patrouilles d'un r^iment patriote.
Dans l'un des meilleurs départements, celui de TAr-
dèche, les agents de l'émigratiov, des Froment et des
Antraigues, organisent un vaste et audacieux oonh-
plot pour employer les forces de la ganje nationale
contre elle-*mème, pour tourner les fiMérations à la
ruine de l'esprit qui les dicta. On appelle à uae fMe
rÉDÉAAtlOM COHITftB-RÊVOLtmomtAmti m JALÈS. 287
fédérative près du château de Jalès, les gardes natio-
naux de FArdéche, de l'Hérault et de la Lozère, sous
prétexte de renouveler le serment civique. Cela fait,
la fête finie, le comité fédératif, les maires et les offi-
ciers de gardes nationales, les députés de Tannée,
montent au château de Jalès, et là, arrêtent que le
comité sera permanent, qu*il restera constitué en un
corps autorisé, salarié, qu'il sera le point central des
gardes nationales, qu^il connaîtra des pétitions de
Tannée, qu'il fera rendre les armes aux catholiques
de Nîmes , etc. Et tout ceci n'était pas une petite
conspiration occulte d'aristocratie. Il y avait une base
de fanatisme populaire; Des gardes nationales avaient
au chapeau la croix des Confréries du midi ; des ba-
taillons entiers portaient la croix pour bannière. Un
certain abbé Labastide, général de ces croisés, ayant
cinqgardes-du-corps pour aides-de-camp, caracolait
sar un cheval blanc, appelant ces paysans à marcher
sur Nîmes, à aller délivrer leurs frères captifs, mar-
tjn pour la foi.
L'Assemblée nationale, avertie et alarmée, lança
un décret pour dissoudre cette assemblée de Jalès,
décret si peu efficace, qu'elle durait encore au prin-
temps.
L'idée qui se répandait, s'affermissait dans les
esprits, qu'une grande partie de la garde nationale
était favorable à la contre^*évolution, dut contribuer
plus qu'aucune autre chose à faire sortir le Roi de ses
inésolutions, et lui faire faire en ocftobre deux dé-
marches décisives. Il se trouvait k cette époque irré-
S8S LE ROI CONSULTE LE PAPE; IL PROTESTE, • OCT. 17M.
Tocablement fixé sur la question religieuse, celle qui
lui tenait le plus au cœur. En juillet, il avait consulté
Tévéque de Clermont pour savoir s'il pouvait, sans
mettre son ftme en péril, sanctionner la constitution
du clergé. A la fin d'août, il avait adressé la même
question au pape. Quoique le pape n'ait fait aucune i
réponse ostensible, craignant d'irriter l'Assemblée et
de lui faire précipiter la réunion d'Avignon, on oe
peut douter qu'il n'ait en septembre fait savoir au
Roi sa vive improbation des actes de l'Assemblée. Le i
6 octobre, Louis XVI envoya au roi d'Espagne, sod j
parent, sa protestation contre tout ce qu'il pourrait
être contraint de sanctionner. Il adopta désrlors Vidée
de fuite qu'il avait toujours repoussée, non pas d'une
fuite pacifique à Rouen, qu'avait conseillée Mirabeau,
mais d'une fuite belliqueuse dans l'Est, pour revenir
à main armée. Ce projet, celui qu'avait toujours re-
commandé Rreteuil, l'homme de l'Autricbe, l'homme
de Marie-Antoinette, fut reproduit en octobre par
l'évèque de Pamiers, qui le fit agréer du Roi, obtint
plein pouvoir pour Rreteuil de traiter avec les puis-
sances étrangères, et fut renvoyé de Paris pour s'en-
tendre avec Rouillé.
Ces négociations, commencées par l'évèque, furent
continuées par M. de Fersen, un Suédois, très-per-
sonnellement, très- tendrement attaché à la reine
depuis longues années , qui revint exprès de Suède,
et lui fut très-dévoué.
L'Espagne, l'Empereur, la Suisse, répondirent fa-
vorablement, promirent des secours.
AOC0RD DB L'BUROPB COKTRB LA RÉVOLimON, OCTOBRE SM). 289
L'Espagne et TÂngleterre, qui semblaient près de
faire la guerre, traitèrent le 27 octobre. L'Autriche
ne tarda pas à s'arranger avec les Turcs, la Russie
avec la Suède. De sorte qu*en quelques mois l'Europe
se trouva réunie d'un côté, et la Révolution était
toute seule de l'autre !
Allons avec ordre et méthode. C'est assez de tuer
une révolution par an. Celle de Brabant, cette année.
Celle de France k l'année prochaine.
Beau spectacle! L'Europe contre le Brabant, le
monde uni, marchant en guerre , la terre tremblant
sous les années. . . et pour écraser une mouche. Et en-
core, avec toutes ces forces, les braves employaient
de surcroît les armes de la perfidie. Lçs Autrichiens,
par Lamarck, ami, agent de la reine, avaient divisé
les Belges, amusant leurs progressistes , leur don-
nant espoir de progrès, leur montrant un monde d'or
dans le cœur du philanthrope et sensible Léopold. Le
jour où Léopold fut sûr de l'Angleterre et de la
Prusse, il se moqua d'eux.
Voilà ce qui serait arrivé chez nous aux Mirabeau,
aux Lafayette, à ceux qui soutenaient le Roi par inté*
rèt, ou par un dévouement de bon cœur et de pitié.
Chose grave, et qui faisait le danger le plus profond
peut-être de la situation^ c'est que la royauté si cruel-
lement oppressive en Europe, si brutalement tyranni*
que pour les faibles (naguère k Genève, en Hollande,
maintenant à Bruxelles, à Liège), la royauté, dis je,
en même temps intéressait à Paris, elle tirait de
Louis XVI et de sa famille une incalculable force de
II. 49
290 L'EUROPE TIRE UNE FORCE DE 1/INTÉRÈT QU'INSPIRE LOUIS XVI.
sympathie, de pitié. Ainsi elle allait de Tépée et du
poignard, et c'est sur elle qu'on pleurait. La capti-
vité du Roi, objet de tous les entretiens chez toutes
les nations du monde, y faisait ee qu'il y a de plus
rare dans nos temps modernes, de plus puissant^
de plus terrible , une légende populaire ! une
légende contre la France. Tout le monde parlait de
Louis XVI , et personne ne parlait de la pauvre pe-
tite Liège barbarement étouffée par le beau-frère de
Louis XVL Liège, notre avant-^arde du Nord, qui
jadis pour nous sauver a péri deux ou trois fois,
Liège, notre Pologne de Meuse... dédaigneusement
écrasée entre ces colosses de Nord, sans que per-
sonne y regarde. Mais qu'est-ce donc que le cœur
de l'homme , s'il faut qu'il y ait des caprices si injus-
tes dans sa pitië?...
De quelque côté que je regarde, je vois un im-
mense, un redoutable filet, tendu de partout, du
dehors et du dedans. Si la Révolution ne trouve
une force énergiquement concentrée d'association, si
elle ne se contracte pas dans un violent effort d'elle-
même sur elle-même, je crois que nous périssons. Ce
ne sont pas les innocentes fédérations, qui mêlaient
indistinctement les amis et les ennemis dans l'aveu-
gle élan d'une sensibilité fraternelle, ce ne sont pas
elles, ne l'espérons pas, qui nous tireront d'ici. .
Il faut des associations tout autrement fortes,- il y
faut les Jacobins.
Une organisation vaste et forte de surveillance in-
quiète sur l'autorité, sur ses agents, sur les prêtres
NÉCESSITÉ D'DNB GRAHIIB AS$OCUTIOil OB SUnVEILLANCE. 9M
et «iir les nobles. Les Jacobins ne sont pas la Révolu^
tlon, mais Toeil de la Révolution, l'œil pour sury^îl*
\ûT, 1» yoix poqr accuser? le bras popr frapper,
Associations spontaiiép3i ii^turelle^, aux({if^l}es pf)
aqraijt tort de cherpher une origiqe Ipystér^sH6^, qif
bien c)A$dogw^ c^cbés, f;iles sortirent de 1a sjtpatiop
même, du besoin le plus impérieux, celpj du s^ljit*
]£lLes firent me publique et pi^nte coujpratjon
coqtre la conspiration, en partie yisiblei en p/|rtie
cacbée, 4e rwistocr^ti^.
Il serait fort ^ijust^ pour P^lte grande Association
d'en placer l'unique origine, d'e^ resserrer toute
rbistojre dan^ )a société 4e Parjs,. (»le*ci, iqêlée ,
plus qu'AVCMpe autre, 4'élén)ents jpipur^, spéiciale-
ment d*Orléanisme, plus An4^cieia^ aussi, pef; scr^r
pulcMse sur le choix des n).oyjens, a souvent poyss^
ses sœurs, les sociétés de prqvinces, q^i U suivaient
docilement, dans ^es voios iQA0hi^véliqu.e3.
Le 000) de soçiétérmère^ qpe l'pn erijploie trop sou-
vient, ferait croire que toutes les Autres p^nt 4^
colonies envoyées de }a rn.e Sajnjt-Ilonoré. }^ ^cj^té
centrale ffft mère de ses sqsnrs, mais pe fyt p^r a4o^
tion.
Qetles-ci omissent 4'elles-fni&me$.. IÇlle^ 9opt Joutei
ou ppesque to^t^ àe^ P^b^ imprpvisi^ ^ms q^lquo
danger pjublic, quelque vive érpetfon. Pe^ foules
d'bomipes alors se ra3semblept. Quelqu^s-^pç perr
3istent, et, même quan4 19- crise pst finie, contipuept
de se rassembler, de se copimuniquer lei^rs or^intos,
leurs défiances; ils s'inquiètent, s'informent, écrivent
39i ORIGINES DES JACOBINS, 1789.
aux villes voisines, à Paris. Ceux-ci, ce sont les ja-
cobins.
La situation néanmoins n'est pas tout dans la for*
mation de ces sociétés. Leur origine tient aussi à une
spécialité de caractère. Le jacobin est une espèce
originale et particulière. Beaucoup d'hommes sont
nés jacobins.
Dans l'entratnement général de la France, aux
moments de sympathies faciles et crédules , o& le
peuple sans défiance se jeta dans les bras de sesen^
nemis, cette classe d'hommes, plus clairvoyante,
ou moins sympathique , se tient ferme et défiante.
On les voit dans les fédérations, parattre aux fêtes,
sans se mêler à la foule, formant plutôt un corps à
part, un bataillon de surveillance, qui, dans l'en-
thousiasme même , témoigne des péjils de lasituation.
Quelques-uns firent leur fédération à part, entre
eux, à huis-clos. Citons un exemple.
Je vois dans un acte inédit de Rouen, que le 14*
juillet 1790, trois Amis de la Constitution (c'est le nom
que prenaient alors les jacobins) se réunissent chez
une dame veuve, personne riche et considérable de
la ville ; ils prêtent dans ses mains le serment civique.
On croit voir Caton et Marcie dans Lucain : « Jun-
guntur taciti contenlique auspice Bruto... » Us en-
voient fièrement l'acte de leur fédération & l'Assem-
blée nationale, qui recevait en même temps celui de
la grande fédération de Rouen, où parurent les dé-
putés de soixante villes et d'un demi-million d'hom-
mes.
EXEMPLE D'UNE FÉOËRATIOK JACOBINE. 285
Les trois jacobins sont un prêtre, aumônier de la
conciergerie, et deux chirurgiens. L'un d'eux a
amené son frère, imprimeur du roi à Rouen. Ajoutez
deux enfants, neveu et nièce de la dame, et deux
femmes, petit-étro de sa clientèle ou de sa maison.
Tous les huit juront dans les mains de cette Cornélie,
qui, seule ensuite, fait serment.
Petite société, mais complète, ce semble. La dame
(touyc d'un négociant ou armateur) roprésente les
grandes fortunes commerciales. L'imprimeur, c'est
l'industrie. Les chirui^iens, ce sont les capacités,
les talents, l'expérience. Le prêtre, c'est la Révolu-
tion même; il ne sera pas longtemps prêtre : c'est lui
qui écrit l'acte, le copie, le notifie à l'Assemblée na-
tionale. Il est l'agent de l'affaire, comme la dame en
est le centre. Par lui, cette société est complète, quoi-
qu'on n'y voie pas le personnage qui est la cheville
ouvrière de toute société semblable, l'avocat, le pro-
cureur.Prêtredu Palais-de-Justice, de la Conciergerie,
aumênier de prisonniers, confesseur de suppliciés,
hier dépendant du Parlement, jacobin aujourd'hui et
se notifiant tel à l'assemblée nationale , pour l'audace
et l'activité, celui-ci vaut trois avocats.
Qu'une dame soit le centre de la petite société, il
ne faut pas s'en étonner. Beaucoup de femmes en-
traient dans ces associations, des femmes fort sérieu-
ses, avec toute la ferveur de leurs cœurs de femmes,
une ardeur aveugle, confuse d'affections et d'idées,
Tesprit de prosélytisme, toutes les passions du
moyen-Age au service de la foi nouvelle. Celle dont
Î04 EHBHPLE D'UNE FÉDÂnATIOll lACeSIKE.
bous parlom ici atait été sérieusement éprouTée;
c'était une dame juire qui vit se convertir toute sa
fdmille, et re$ta israélite; ajant perdu son mari^ puis
son enfant (par un accident affreux), elle semblait,
en place de tout, adopter la RéTolution. Riche et
seule ^ elle a dû ôtre facilement conduite par ses
amis, je le suppose, à donner des gages au nouveau
sjrsièind, à y embarquer sa fortune par racquisitioQ
des biens nationaux.
Pourquoi cette petite société fait-elle sa fédération
à part? c'est que Rouen en général lui semble trop
AfistodratC) c'est que la grande fédération dés soixante
villes qui i^'y réunissent, a?eo ses chefs, MM. d'E»-
toùteville, d'fierbouville, deSévrac, etc^, cette fédé-
ration i mêlée de noblesse , ne lui parait pas assez
pure ; c'e6t qu'enfin elle s'est faite le 6 juillet, et
Èion le iiy au jour sacré de la prise de la Bastille.
DoùC) au 14, ceux-ci, fièrement isolés chei eux,
loin des profanes et des tièdes y fêtent la sainte
journée. Ils ne veulent pas se confondre; sous des
rapports divers , ils sont une élite , comme étaient
là plupart de ces premiers jacobins, une sorte d'aris-
tocratie, ou d'argent, du de talent, d'énergie , en
fconcurrence naturelle avec l'arislocratiede naissance.
Peu de peuple, à cette époque, dans les sociétés
jacobines, point de pauvt'es ^ Dans les villes cepen-
^ liistemeBt par la raison que plusieurs de ces sociétés se profo-
saienl d*aider les pauvres et faisaieat contribuer leurs membres à cet
effet. Elles divisaient leurs membres en écoliomesy btroducleurSi r^P'
porteurs, lecteurs, observateurs, consolateurs , etc.
QUELLES CLASSES RECRUTAIENT LES JACOBINS. 2^5
dant où il y avait rivalité de deux clubs, où le club
aristocratique (comme il arriva parfois) usurpait le
titre d'Amis de la constitution , l'autre club du même
nom ne manquait pas, pour se fortifier, de se rendre
plus facile sur les admissions, de recevoir parmi ses
membres des petites gens, boutiquiers et petits in-
dustriels. A Lyon, et sans doute, dans quelques villes
manufacturières , les ouvriers assistèrent de bonne
heure aux discussions des clubs.
Le vrai fonds des clubs jacobins, c'était, non
pas les derniers, non pas les premiers, mais une
classe distinguée, quoique secondaire, qui dès long-
temps avait une guerre sourde contre ceux des pre-
miers rangs : l'avocat, par exemple, contre le ma-
gistrat qui l'écrasait de sa morgue, le procureur, le
chirurgien, voulant s'élever au niveau de l'avocat,
du médecin, le prêtre contre l'évêque. Le chirurgien,
dans ce siècle^ avait^ à force de mérite, rompu la bar-
rière, monté presque à l'égalité. Le châtelet entretenait
une guerre contre le parlement ; il vainquit en 89, et
fut un moment (qui l'eût cru?) le grand tribunal
national. Le célèbre fondateur des jacobins de Paris,
Adrien Duport , était un homme du châtelet , qui
monta au parlement, mais qui, à la Révolution,
reparut homme du châtelet, brisa les parlementaires.
Tout cela ensemble faisait des jacobins une classe
d'hommes âpre, défiante, très-ardente et très-conte-
nue, plus positive et plus habile qu'on ne l'aurait
attendu de leurs théories peu précises.
Quoique les vieilles jalousies, les ambitions nou-
296 LES JACOBINS AVAIENT-ILS UN CBEÙO PRÉCIS t
velleSy aient été un puissant aiguillon pour eux, quoi-
que les intrigues de divers partis aient exploité ces
sociétés, leur caractère en général, très-fortement
exprimé dans l'exemple que nous avons cité, est
originairement celui d'associations naturelles, spon-
tanées, formées par une véritable religion patriotique,
une dévotion austère à la liberté, une pureté civique,
fort exigeante et tendant toujours à l'épuration.
Quel était le symbole de ces petites églises T Cette foi
ardente avait-elle un credo bien arrêté? Non, très-
vague encore, alliant, sans s'en douter, des prin-
cipes contradictoires. Tous, presque tous, royalistes,
à cette époque, et pourtant fort aigres pour le Roi.
Tous dominés par Rousseau, par le fameux principe
de la philosophie du siècle : Revenez & la nature. Et
néanmoins , avec cela , plusieurs se croyaient chré-
tiens, se rattachaient, au moins de nom, à la vieille
croyance qui condamne la nature, qui la croit gâ-
tée, déchue.
Cette contradiction même, cette ignorance, cette
foi au principe nouveau peu approfondi encore, a
quelque chose de respectable. C'est la foi au dieu in-
connu. Et cette foi en eux n'est pas moins active. Elle
élève, fortifie les âmes. Comme leur maître Rous-
seau, ils élèvent leurs regards, dirigent leur émula-
tion vers les nobles modèles antiques, vers les héros
de Plutarque. S'ils n'entrent pas bien au fond du
génie de l'antiquité, ils en sentent du moins l'austé-
rité morale, la force stoïque, y puisent l'inspiration
des dévouements civils ; ils apprennent d'elle cequ'elle
EN OUOl MODIFUIEHT-ILS L'ANCIEN ESMUT FRANÇAIS? )sr7
a le mieux su, ce qu'eux-mêmes ils auront besoin,
dans leurs périlleuses voies, de savoir, d'embrasser :
la mort!
Chose grave à dire aussi : ils puisent là une pro-
fonde modification à l'esprit de l'ancienne France.
Cet esprit tenait à deux choses, presque impossi-
bles à concilier avec la Révolution, avec la lutte vio-
lente qu'elle devait soutenir. D'une part, une cer-
taine facilité de confiance et de croyance, une défé-
rence trop grande pour les autres, une certaine fleur
de politesse et de douceur, — charmantes et fatales
qualités qui dans tant d'occasions ont donné prise
sur nous. L'autre caractère du vieil esprit français
tenait à ce qu'on appelle l'honneur, à certaines
délicatesses de procédés, à certains préjugés aussi, à
la facilité, par exemple, avec laquelle on admettait
qu'un homme, pour vous avoir insulté, eût droit de
vous égorger, opinion qui, en théorie, part de l'estime
du courage, et qui, en pratique, livre souvent les
braves aux habiles.
Ces deux traits de l'ancienne France furent mépri-
sés des jacobins.
Adversaires des prêtres, obligés de lutter contre
une vaste association dont la confession et la délation
sont les premiers moyens, les jacobins employèrent
des moyens analogues, ils se déclarèrent hardiment
amis de la délation ; ils la proclamèrent le premier
des devoirs du citoyen. La surveillance mutuelle ,
la censure publique, même la délation cachée, voilà
ce qu'ils enseignèrent, pratiquèrent, s'appuyant à ce
M8 ILS FOMAfBMÎ m OORFS DB SORTEfLLAITTS BT AOCCSàTEURS,
sujet dds plus illustres eiemples de l'antiquité* La
cité antique^ grecque et romaine, la petite cité mo-
nastique du moyen-âge, qu'on appelle coûtent, ab-
baye, ont pour principe le devoir de perfectionner,
épurer toujours, par la surveillance que tous les mem-
bres de l'association exercent les uns sur les au-
tres. Et tel est aussi le principe que les jacobins
appliquent à la société tout entière.
Nés dans un grand danger national, au milieu d'une
immense conspiration, que niaient les conspirateurs
(dont ils se sont vantés depuis), les jacobins formè-
rent, pour le salut de la France, une légion, un peuple
d'accusateurs publics.
Mais, à la grande différence de l'inquisition du
moyen-àge, qui par le confessionnal et mille moyens
différents , pénétrait jusqu'au fond des âmes , Tin-
quisition révolutionnaire n'avait à sa disposition
que des moyens extérieurs , des indices souvent
incertains. De là une défiance excessive, ma-
ladive, un esprit d'autant plus soupçonneux, qu'il
avait moins de certitude d'atteindre le fond.
Tout alarmait, tout inquiétait, tout paraissait
suspect.
Craintes trop naturelles dans le péril où Ton voyait
la France, la révolution, la cause de la liberté et du
genre humain ! Cette heureuse révolution , attendue
mille ans, arrivée enfin hier , et déjà près de périr!
Arrachée d'un coup tout-à-l'heure à ceux qui 1'^'
vaient embrassée, mise au fond de leur cœur, comme
la meilleure part d'eux-mêmes. Ce n'était plus hu
UNE INQUISITION OONTKB ONB INQUISITION. S99
bien extérieur qu'il s'agissait de leur ôter, mais leur
vie... Nul n'eût sunrécu.
Pour faire justice aux jacobins, il faut se replacer
au moment, et dans la situation , comprendre les
nécessités où ils se trouvèrent.
Ib étaient en face d'une association immense, mi-
partie d'idiots, et mi-partie de coquins, ce qu'on
appelait , ce qu'on appelle le monde des honnêtes
gens.
D'une part, deux délateurs : Le roi, qui tout-à-
rheure dénonce son peuple à l'Europe , et le
prêtre qui dénonce le peuple, aux simples, aux
femmes, à la Vendée.
D'autre part, l'inepte alliance de Lafayette avec
Bouille, au profit de celui-ci^ et qui (arec bonne in-
tention) irait mettre la RéToIution aux maids de ses
ennemis.
Qui peut dire, dans le détail^ tille par ville, dans
les campagnes et les villages, ce que c'était que l'as*-
sociation du monde des honnêtes gens T
Du monde-prètres, du ifionde-femmes, du monde-
nobles et quasi-nobles.
Les femmes t quelle puissance ! Avec de tels
auxiliaires, qu'est-il besoin de la presse? leur parole
est un véhicule bien autrement efficace. Vraie
force> d'autant plus forte qu'elle n'a rien de cas^
sant, qu'elle cède, est élastique, fléchit pour se
mieux relever. Dites-leur un mot à l'oreille, il court,
il va^ il agit, le joiir, la nuit, le matin, au lit , au
foyer, au marohé, et le soir, dads la causerie, de-
500 tA SOCIÉTÉ DE PARIS EST D'ABORD
vant les portes, partout, sar Thomme, sur Veofant y
sur tous... Trois fois homme qui y résiste !
Voilà UQ obstacle réel, terrible pour la Révolu*
tioD. Et qu'est-ce, au prix, que l'étranger, toutes
les armées de l'Europe?... Ayons pitié de nos pères.
Maintenant, qui voudrait entrer dans le détail ir-
ritant du monde noble et quasi-noble T De la pour-
riture antique des parlementaires, de leur ancienne
police, l'obstacle le plus réel que Lafayette assure
avoir trouvé dans Paris. De la clientèle basse,
servile de marchands, petits rentiers, créanciers mi-
nimes, qui se rattachaient au clergé, aux nobles.
Et ces nobles se retrouvaient, par la grâce de
Lafayette et des lois révolutionnaires, che&, officiers
de leurs clients dans la garde nationale.
Pour résister à tout cela, il fallait à la nouvelle
association une organisation très forte. Elle se trouva
dans la société de Paris. L'originalité primitive de
celle-ci fut moins dans les théories que dans le génie
pratique de ses fondateurs.
Le principal fut Duport, et il resta pendant long-
temps la tète même des jacobins. « Ce que Duport a
pensé, disait-on, Bamave le dit, et Lameth le fait. »
Mirabeau les appelait le triumgtieusai. Â la vigueur
des coups qu'ils portèrent à la royauté, on les crut
républicains, on leur attribua un dessein profond, un
projet bien arrêté de changer tout de fond en com-
ble. Eux-mêmes, ils étaient flattés de cette mauvaise
renommée. Ils ne la méritaient pas. Ils n'étaient
qu'inconséquents. Il se trouva au jour critique qu'ils
VNK RÉUNION DB DÉPUTÉS, OCTOBRE 89. 301
étaient partisans da la monarchie qu'ils avaient
détruite.
Duport était pourtant un penseur, une tête
forte, et plus complète que celle de ses collègues >
homme de spéculation , il avait en même temps
beaucoup d'expérience révolutionnaire, avant la
révolution même. Rival de d'Esprémesnil au parle-
ment, il avait été l'un des principaux moteurs de la
résistance contre Calonne et Brienne. 11 devait con-
naître & fond l'action secrète de la police parlemen-
taire, l'organisation des émeutes de la basoche et du
peuple en faveur du parlement.
Pendant les élections de 89, il commença à réunir
chez lui plusieurs hommes politiques (rue du Grand-
Chantier, près du Temple). Mirabeau, Sieyes, y vin-
rent, et n'y voulurent pas retourner. « Politique de
caverne!» dit Sieyes. Le grand métaphysicien ne
voulait agir que par les idées. Duport, au secours des
idées, voulait appeler l'intrigue souterraine, l'agita-
tion populaire, l'émeute, s'il le fallait.
Nouvelle réunion à Versailles. Celle-ci, dont le
fond était la députation de Bretagne, s'appela le club
Breton. Là, se préparait, sous l'influence de Duport,
Chapelier, etc., plusieurs des mesures hardies qui
sauvèrent la révolution naissante. La minorité de la
noblesse, mi-partie de grands seigneurs philanthropes
et de courtisans mécontents, se mêla à ce club breton,
et y importa un esprit fort divers, fort équivoque.
Des courtisans révolutionnaires, les plus intrigants,
les plus audacieux, étaient les frères Lameth, jeunes
3M BLLB PRfiPAKE LE8 LOIS ,
colonels , d'une fomille trèsr-faYOFisée de la oaur,
mais point satisfaite.
Nobles d'Artois , ils avaient été élus en Fran-
che r-Comtô. Et ce fut m député de cette der-
nière province, tr^s^probablement leur homme,
qui, en octobre 80, quand TAssemblée fut à Paris,
loua un local aui jacobins pour réuQÎr les députés.
Les moines louèrent leur réfectoire pour deui eants
francs, et pour deux cents francs le mobilier , tablas,
chaises. Plus tard, le local ne suffisant pas, le club se
fit prêter la bibliothèque et enfin réglise. Les tom-
beaux des anciens moines , Técole enseTelie de saint
Thomas, les confrères de Jacques Clémeot , se trou-
vèrent ainsi les muets témoins et les confidents das
intrigues révolutionnaires.
Outre les membres du club Breton, beaupoup de
députés qui n'étaient jamais venus k Paris, qoi
n'étaient pas fort rassurés après les scènes d'optobre?
et se croyaient comme perdus dans ppt oeéao de psur
pie, s'étaient logés rue SaintrHonoré, près les uqs des
autres, pour se retrouver au besoin. Ils étaient là à la
porte de l'Assemblée, qui siégeait a}0Fs au Mao^e,
à l'pndroit où se croisent les rues de Hivoli et de
Castiglione. Il leur était commode de se réunir fivesr
que en face, au couvent des jacdbins.
Il y eut cent députés le premier jour, puis deuK
cents, puis quatre cents. Ils prirent le titre d'Avis
de la constitution. Dans la réalité, ils la firent. EU^
fut entièrement préparée par eux ; ces quatre cents,
plus liés entre eux, plus disciplinés, plus eii^ct^
ET M6ANISB PUB fOUCS, HâVeLUTieVIf AIRg. JÛQ
d'idllaurs que les autres députés y furent maH^e^
de l'Assemblée. Ils y apportèfent toutes faites et
les lois, et les élections; eux seqls nommmept les
présidents, secrétaires, etc. Ils masquèrent quelque
temps cette toute-puissance en prenant parfois le
président dans d'autres rangs que les leurs.
L'hiver de 89, toute la France vint à Paris. Beau-
coup d'hommes considérables voulaient entrer aui
jacobins. Ils admirent d'abord quelques écrivains
distingués; le premier fut Condorcet; puis d'autres
personnes connues, qui devaient être présentées,
recommandées par six membres. On n'entrait
qu'avec des cartes, qui étaient soigneusement exar
minées à la porte par deu^ membres qu'on y plaçait.
Le club des jacobins ne pouvait se borner longr
temps k être une officine de lois, un laboratoire pour
les préparer. Il devint de bonne heure un grand eo^
mité de police révolutionnaire.
La situation le voulait ainsi. Que servait de faire la
constitution, si la cour, par un coup habile, renver-
sait cet échafaudage péniblement élevé? On a vu
qu'au bruit du complot de Brest, qui, disait-ron, allait
être livré aux Anglais, Duport (le 27 juillet 1780)
avait &it créer par l'Assemblée le comité des rechei^
che9. Le comité n'avaitpoint d'agents, que ceux même
du gouvernement qu'il avait à surveiller. Ces agents
qui lui manquaient, ils se trouvèrent aux jacobins.
Lafayette qui apprit à ses dépensa connaître leur or-
ganisation, dit que le centre en était une réunion de
dix hommes qu'eux-mêmes appelaient k iobbat, qui
304 LA RÉVOLOTION REPREND L*OPFENSIVB, SEPT. 90.
prenaient tous les jours Fordredes Liameth;chacundes
dix le transmettait à dix autres de bataillons et sections
différentes, de sorte que toutes les sections receTaieot
en même temps la même dénonciation contre les auto-
rites, la même proposition d'émeute, etc*
Lafayette avait pour lui le comité des recherches
de la ville, et beaucoup de gens dévoués dans la
garde nationale. Ces deux polices se croisaient entre
elles, et avec celle de la cour. Celle des Jacobins,
agissant dans le sens du mouvement populaire, da
flot qui montait, trouvait autant de facilité que les
autres rencontraient d'obstacles. Elle s'étendit par-
tout, s'oi^anisa dans chaque ville en face des mu-
nicipalités, opposa à chaque corps civil et militaire
une société de surveillance et de dénonciation.
Nous avons parlé du Club de 89 que Lafayette et
Sieyes essayèrent d'abord d'opposer aux Jacobins. Ce
club conciliateur qui croyait marier la monarchie et
la Révolution, n'eût abouti, s'il eût réussi, qu'à dé-
truire la Révolution. Aujourd'hui que tant de choses
alors secrètes sont en pleine lumière, nous pouvons
prononcer hardiment que, sans la plus forte, la plus
énei^ique action, la Révolution périssait. Si elle ne
redevenait agressive, elle était perdue. L'imprudente
association de Bouille et de Lafayette lui avait porté
le coup le plus grave. C'est par les Jacobins qu'elle
reprit l'offensive.
Le 2 septembre, on apprit à Paris la nouvelle de
Nancy, et le même jour, peu d'heures après, quarante
mille hommes remplissaient les Tuileries, assiégeaient
FUITE DE NFXKER. 505
l'Assemblée, criant : Le renvoi des miDistres ! La
tète des ministres ! Les ministres à la lanterne !
L'effet de la nouvelle fut amortie, l'émotion domi-
née par l'émotion, la terreur par la terreur.
La rapidité singulière avec laquelle fut arrangée
cette émeute, prouve à-la-fois l'état inflammable où
le peuple se trouvait , et la vigoureuse oi^anisation
de la société jacobine qui pouvait, au moment même
où elle donnait le signal, réaliser l'action.
Et M. de Lafayette , avec ses trente et quelques
mille hommes de garde nationale, avec sa police mi-
litaire et municipale, avec les ressources de l'Hôtel-
de-Ville, avec celles de la cour, un moment rappro-
chée de lui pour frappet le coup de Nancy, Lafayette,
dis-je, avec tant de ressources diverses, ne pouvait
rien à cela*
Le ministre contre lequel on lançait d'abord le
peuple, était celui qui dans ce moment agissait le
moins, Necker, ministre des finances. Tout ce qu'il
faisait, c'était d'écrire. Il venait de faire pa-
raître un mémoire contre les assignats. On en-
voya quelques bandes crier contre lui, menacer.
Lafayette qui frappait si fort à Nancy, n'osa frap-
per à Paris, et conseilla à Necker de se mettre en
sûreté. Sur la proposition d'un député jacobin, .l'As-
semblée décréta qu'elle dirigerait elle-même le Tré-
sor public. Grave décision, l'un des coups les plus
violents qu'on pût porter à la royauté.
Voilà donc, les deux partis, jacobin, constitution*-
nel , qui tous les deux emploient la force, la violence,
II. 20
306 TERREUR DES NOBLES DUELLISTES.
la terreur. Lafayette frappe par Bouille» les jacobins
par l'émeute» Terreur de Nancy, terreur de Paris.
A combien de siècles sommesHnoUS de la fédération
dejuillet?.. Qui le croiràitT à deux mois. Cette belle
lumière de pdix^ où dohc ést^Ue déjà? L'éclataUt so-
leil de juillet s'eutéuèbre tout-à-coup. Nous entrons
dans un temps sombré, dé complots, de violences.
Dès septembre» tout devient obscur. La presse^ ar-
dente, inquiète, marche à tfttoUs, 6n le sent Elle
cligne^ elle cherche, elle ne voit pes, elle devine.
L'inquisition des jacobins qui cotnmence^ donne de
fiftibles et fausses lueurs, qui tout àrla^is^ éclairent,
obscurciësent, comme ces lumières fumeuses dan^ ta
grande nef où ils s'assemblent^ au couvéïlt de 1& rue
Saint-Honoréi
Une seule chose était claire, dans celte cbscn-
rite , c'était l'insolence des nobles. Ils avaient
pris partout l'attitude du déflj de la provoca-
tion. Partout^ ils insultaient les patriotes, les
gens les plus paisibles, la garde nAtionale. Parfois
le peuple s'en mêlait et il en résultait des scètles
très-sanglantes. Pour ne citer qu'un etemple , à
CahOrs, deux frères gentilhommes trouvèrent plai-
sant d'insulter un garde national t^ui avait chanté
Ça ira. On voulut les arrêter i ils blessèréht, tuèrent
ce qui se présenta, puis se jetèrent dans leur maison,
et de là, fortifiés^ ayant plusieurs ftisils éhàrgès, tiré*
rent sur la foule et tuerait un grand nombre d'hom-
mes. On mit le feu à la ma»on pour terminer ce
carnage.
LES JACOBINS Ltl OPPOSENT LA TBRRBtJR DU PEUPLE, NOY. 90. 307
Dans rAssémblée même, au sanctuaire des lois^
on n'ettlendait quMnsultes et défis des gentilshommes.
M. d'Ambly menaçait Mirabeau de la canile. Un au'-
tre alla jusqu'à dire : < Que ne tombons^nods sur
ces gueux Tépée à la maint »
Un quidam, envoyé par euit^ suivit deux jours en^-
tiers Charles de Lameth pour le forcer de se battre.
Lameth, très-brave et très-^droit, refusa obstinément
de l'honorer d'un coup d'épée. Le troisième jour,
comme rien ne pouvait lasser sa patience, tout le
côté droit en masse l'accusa de lâcheté. Le jeune
duc de Castries l'insulta; ils sortirent; Lameth fut
blessé. De là grande fureur du peuple. On répandit
que l'épée de Castries était empoisonnée, que Lameth
allait en mourir. Les jacobins crurent l'occasion
bonne pour effrayer les duellistes. Leurs agents
poussèrent la foule à l'hôtel Castries ; il n'y eut ni
meurtre, ni vol, mais tous les meubles furent brisés,
jetés dans la rue. Tout cela tranquillement, méthodi-
quement ; les briseurs mirent une sentinelle au por-
trait du Roi qui seul fut respecté. Lafayette vint, re-
garda, ne put rien faire ; la plupart des gardes natio-
naux étaient indignés eux-mêmes de la blessure de
Lameth, et trouvaient qu'après tout, les briseurs
n'avaient pas tort ( 13 novembre 1790).
Dés ce jour, cette terreur des duellistes qui peu-à-
peu rendait l'ascendant à la noblesse, fit place à une
autre terreur, celle des vengeances du peuple. La
supériorité individuelle que les nobles avaient par
l'escrime, disparut devant la foule. Ils avaient essayé
306 L*HOTEL CASTRIES SACCAGÉ, 13 NOV. 9a
de faire des questions d'honneur de toute question de
parti. Hs abusaient de l'adresse. On leur opposa le
nombre. Les révolutionnaires les plus braves, ceux
qui l'ont prouvé depuis sur tous les champs de ba-
taille, refusèrent de donner aux spadassins l'avantage
facile des combats individuels.
CHAPITRE VI.
LUTTE DES PRINCIPES, .DANS L'ASSEMBLÉE ET AUX JACOBINS. :
Paris v«n la fia de 1790. — Gerele social, Bonehe de fer. — Le Clobde 89.—
Le Club des Jaeobias. — Robespierre anx Jacobins. Origine de Robes-
pierre. Robespierre orphelin à dii ans; boorsier dn clergé. Ses
easato liuéraires. Jnge criminel à Arras; sa démission. 11 plaide contre
réiréqae. Robespierre anx ÉUts-Généranx. Au S octobre , il apfnie Mail-
lard. Conspiration pour le rendre ridicule. Sa solitude et sa pauvreté. 11
rompt aTcc les Lameth. — Marche incertaine on rétrograde de TAssem-
Mée. Elle avait restreint le nombre des citoyens oefi/s.— Conduite double
des Lameth et des Jacobins d'alors. Ils confient leur Journal à un orléaniste
(novembre). — Probité de Robespierre. Sa politique. En 1790, il s'appuye
sur les seules grandes associations qui existent alors en Franee : Les
Jaeabins et les Préues.
Vers la fin de 90, il y eut un moment de halte ap-
parente, peu ou point de mouvement. Rien qu'un
grand nombre de voitures qui encombraient les
barrières, les routes couvertes d'émigrés. En revan-
che, beaucoup d'étrangers venaient voir le grand
spectacle, observer Paris.
Halte inquiète, sans repos. On s'étonnait, on s'ef-
frayait presque de n'avoir pas d'événements. L'ar-
dent Camille se désole de n'avoir rien à conter; il se
marie dans l'entr'acte et notifie cet événement au
monde.
Point de mouvements, en pleine guerre (comme
3t0 PARIS VERS U FIN DE 1790.
on se sentait déjà) , cela n'était pas naturel. En réa-
lité, il 7 avait deux événements immenses.
Premièrement, le roi dénonçait la France aux rois.
Deuxièmement, contre la conspiration ecclésias-
tique-aristocratique s'organisait fortement la conju-
ration jacobine.
Le trait saillant de Tépoque, c'est la multiplication
des olubs, l'immense fermentation de Paria spécia-
lement, telle qu'à tout coin de rue s'improvisent des
assemblées. Le brillant et monotone Paris de la paix
ne doifte guère d'idée de celui d'alors. Replongeons-
nous un momeot dansce Paris, agité, bruyant, violent,
sale et sombre, mais vivant, plein de passions débor-
dantes.
Nous devons bien cet égard au premier théâtre de
la Révolution, de faire la première visite au Palais-
Royal. Je vous y mène tout droit; j'écarte devant
vous cette foule agitée, ces groupes bruyants, ces
nuées de femmes vouées aux libertés de la nature. Je
traverse les étroites Galeries de bois, encombrées,
étouffées, et par ce passage obscur où nous descen-
dons quinze marches, je vous mets au milieu du
Cirque.
On prêche 1 qui s'y serait attendu, dans ce lieu,
dans cette réunion , si mondaine, mêlée de jolies
femmes équivoques?... Au premier coup d'œil, on
dirait d'un sermon au milieu des filles... Mais, non,
l'assemblée est plus grave, je reconnais nombre de
gens de lettres, d'académiciens ; au pied de la tri-
bune, je vois M. de Condorcet.
CERCLE SOCIAL , BOUCHS DE FER. 31 i
L'orateur, e^t-oe bien uq prêtre? De robe, oui;
belle figure de quarante ans environ, parole ardente,
sèche parfois et yiolente, nulle onction, Tair auda-
cieux, un peu chimérique. Prédicateur, poète ou
prophète, n'importe, c'est l'abbé Fauchet, Ce saint
Paul parle entre deux Thécla, l'un^ qui ne le quitte
point, qui} bon gré, malgré, le suit au club, à l'autel,
tant est grande sa ferveur; l'autre dame, une Hol-
landaise, de bon cœur et de noble esprit, c'est ma-
dame Palm Aelder, l'orateur des femme», qui prêche
leur émancipation. Elles y travaillent activement.
W^' Kéralio publie un journal. Tout-à-l'hçure,
H*"' Rolaad sera ministre et davantage.
Je m'étonne peu quQ ce prophète, si bien entouré
de femm^S) parle éloquemment de l'amour; l'amour
revient à chaque instant dans ses brûlantes paroles.
Heureusement, je comprends, c'est l'amour du genre
bumaiUr Que veutril? il semble exposer quelque mys^
tère inconnn qu'il confie à trois mille personnes. Il
parle au nom de la Nature, et néanmoins se croit
chrétien, Il marie bizarrement, sous forme franc-
maçonnique, Bacon et Jésus. T&Qtôt en avant de la
Révolution, tantôt rétrograde, un jour il prêche La-
fayette, un autre jour il dépasse les démocrates, et
fonde la société humaine sur le devoir de adonner à
chacun de ses membres la suffisante t>^'e». Plusieurs,
dans sa doctrine obscure, croiept voir la loi agraire.
Son journal, celui du Cercle social^ pour la fédé-
ration des amis de la vérité^ s^appelle la Bouche de fer,
titre menaçant, effrayant. Cette bouphe toujours ou-
5ii LE CLUB DE 80.
verte (rue Richelieu) reçoit nuit et jour les renseigne-
ments anonymes, les accusations qu'on veut y jeter.
Elles y entrent; mais, rassurez-vous, la plupart y
restent. La Bouche de fer ne mord pas*.
Sortons. Dans la crise où nous sommes, il faut
veiller, il faut pourvoir. Il y a ici trop de Ihéories,
trop de femmes et trop de rêves. L'air n'est pas sain
ici pour nous. L'amour, la paix, choses excellentes,
sans doute, mais quoi? la guerre a commencé. Peut-
on faire embrasser les hommes, les principes opposés,
avant de les concilier?... Au-dessus du Cirque d'ail-
leurs, pour augmenter mes défiances, je vois planer
le Citifr suspect de 89, dans ces brillants appartements
qui resplendissent de lumières, au premier étage du
Palais-Royal, le club de Lafayette, Bailly, Mirabeau,
Sieyes, de ceux qui voudraient enrayer avant d'avoir
des garanties. De moment en moment, ces idoles po-
pulaires paraissent sur le balcon, saluent royalement
la foule. Le nerf de ce club opulent est un bon res-
taurateur.
J'aime mieux, à la jaune lueur des réverbères qui
de loin en loin percent le brouillard de la rue Saint-
Honoré, j'aime mieux suivre le flot noir de la foule
qui va toute dans le même sens, jusqu'à cette petite
porte du couvent des Jacobins. C'est là que tous les
matins, les ouvriers de l'émeute viennent prendre
Tordre dos Lameth, ou recevoir de Laclos l'argent du
' Ce journal, parmi soq fatras de faux mysticisme et de franc-ma-
çonnerie , contient beaucoup de choses éloquentes et bizarres. Il
mériterait peut-être d*ctre réimprimé , comme curiosité historique.
LE CLCB DES JACOBINS. 313
duc d*Orléans. A cette heure, le club est ouvert.
Entrons avec précaution, le lieu est mal éclairé....
Grande réunion pourtant, vraiment sérieuse, im-
posante. Ici, de tous les points de la France, vient
retentir l'opinion ; ici, pleuvent des départements
les nouvelles vraies ou fausses, les accusations
justes ou non. D'ici, partent les réponses. C'est ici
le grand Orient, le centre des sociétés, ici la
grande Franc-Maçonnerie, non chez cet innocent
Fauchet, qui n'en a que la vaine forme.
Oui, cette nef ténébreuse n'en est que plus solen-
nelle. Regardez, si vous pouvez voir, ce grand nombre
de députés; ils ont été jusqu'à quatre cents; aujour-
d'hui, ce que vous voyez, deux cents environ, toujours
les principaux meneurs, Duport, Lamejh, et cette
présomptueuse figure, provoquante et le nez au
vent, le jeune et brillant avocat Barnave. Pour sup-
pléer les députés absents, la société a admis près de
mille membres, tous actifs, tous distingués.
Ici, nul homme du peuple. Les ouvriers viennent,
mais à d'autres heures, dans une autre salle, au-des-
sous de celle-ci. On a fondé, pour leiir instruction,
une Société fraternelle, où on leur explique la con-
stitution. Une société de femmes du peuple commence
aussi à se réunir dans cette salle inférieure *.
Les Jacobins sont une réunion distinguée, lettrée.
La littérature française est ici eu majorité , La-
* Harat met en contraste Ténergie de ces femmes et le bavardage
de rarisU>cratîe jacobine, N« da 30 déc. 4790.
3(4 ROBESpipi^K \m MC0Bm9.
harpe, Cbénier» Cbampfort, ADdiûeux» SMaine,
tant d'autres; et les artistes abondent, DaTid,
Yerpet, JUrive, et, la RéYolution au tbéjltre, le
jeune romain Talma, Aux portes, pour viser les car-
tes, et reconnaître les membres, deux censeurs-
portiers, Laïs le cbanteur, et ce beau jeune honune,
le digne élève de madame de Genlj^, le fils du duq
d'Orléans.
L'homme noir qui est au bureau, qui sourit d*un
air si sombre, c'est l'ageut même du prince, le trop
célèbre auteur des Liai$cm dangereu9e$. Grand con-
traste I A la tribune, parle M, de Robespierre,
Un honnête bomnip celui4à, qui ne sort pas des
principes. Homme de mœurs, homme de talent. Sa
voix Êuble et \in peu aigre, sa maigre et triste figure,
son invariable habit olive (habit unique, sec et sé-
vèrement brossé), tout cela témoigne asse^ que
les principes n'enrichissent pas fort leur homme.
Peu écouté à l'Assemblée nationale, il prime, pri-*
mera toujours davantage aux Jacobins, Il est la so-
ciété même, rien de plus et rien de moins. Il l'exprime
parfaitement, marche d'un pas avec elle, sans la de-
vancer jamais. Nous le suivrons de très^près et très-
attentivement, marquant, datant chaque degré dans
sa prudente carrière, notant aussi sur son pâle visage
le profond travail qu'y fera la Révolution, les rides
précoces des veilles, et les sillons de la pensée. Il faut
le raconter, avant de le peindre. Produit tout artifi-
ciel de la fortune et du travail, il dut peu à la nature;
on ne le comprendrait pas, si l'on ne connaissait k
OEIGIlir. PB ilOBESPIBUBB. 315
fond les oirconstaocesqui le firenti la grande volonté
qui le fit.
Peu de créatures humaines naquirent plus malbeu^
reusement. D'abord, frappé coup aur coup dans sa
famille et sa fortune; puis, adopté, protégé par le
haut clergé, un monde de grands seigneurs, hostile
aux idées, antipathique à Tesprit du siècle que par^
tageait le jeune homme. Il ne sortait ainsi d'un pre-
mier malheur que pour retomber dans un plusgraqd,
h néce^ité d'être ingrat.
Les Robespierre étaient de père en fils notaires h
Carvin, près de Lille, L'acte le plus ancien que j'aie
vu d'eux est de 1600^ On les croit venus de l'Ir-
lande, liOurs aïeux peut*ètre au seizième siècle au--
roDtfait partie de ces nombreuses colonies irlandaises
qui venaient, peupler les mona3tères, les séminaires
de la G6t6, et y recevaient des jésuites une forte édu^
cation d'ergoteurs et disputeurs. C'est 1^ qp'opt été
élevés, entre autres, Burke et O'Connell.
Au dix-huitième siècle, les Robespierre cherchè-
rent un plus grand théâtre. Une brapche resta près
de Garvin; mais l'autre s'établit à Ârras, grand cen-^
tre ecclésiastique, politique et juridique, ville d'Ëtats
provinciaux, ville de tribunaux supérieurs, où afQu*-
aient les affaires et les procès. Nulle part, la pohlesse
et l'église ne pesaient plus lourdement. Il y avait
spécialement deux princes ou deux rois d' Arras,
l'évêque, et le puissant abbé de Saint-Waast, auquel
^ CoUecUoii de M. GentU, à Lille.
316 ROBESPIERRE ORPHELIN A DIX ANS ,
appartenait environ le tiers de la ville. L'évèque
avait conservé le droit seigneurial de nommer les
juges au tribunal criminel. Aujourd'hui encore son
palais immense met la moitié d'Ârras dans l'ombre.
Des rues à noms expressifs qui rappellent une vie de
chicane, circulent humides et tristes sous les murs
de ce palais, rue du Conseil, rue des Rapporteurs, etc.
C'est dans cette dernière, la plus sombre, la plus
triste , dans une maison fort décente d'honorable
bourgeoisie que vivait, travaillait, écrivait nuit et
jour un avocat au conseil d'Artois, laborieux et hon-
nête, qui fut père de Robespierre en 1758 V
Il n'était riche que d'estime et de bonheur domes-
tique ; ayant eu le malheur de perdre sa femme,
sa vie fut brisée. Il tomba dans une inconsolable tris-
tesse, devint incapable d'affaires, cessa de plaider.
On lui conseilla de voyager. Il partit, ne donna plus
de nouvelles; on a toujours ignoré ce qu'il était de-
venu.
Quatre enfants restaient abandonnés dans cette
grande maison déserte. L'atné, Maximilien, se trouva
à dix ou onze ans, chef de famille , tuteur en quelque
sorte de son frère et de ses deux sœurs. Son caractère
changea toutrà-<^oup ; il devint ce qu'il est resté, éton-
namment sérieux; son visage pouvait sourire, une
sorte de faux sourire en devint même plus tard l'ex-
pression habituelle, mais son cœur ne rit plus jamais.
^ Et non 4759. M. Degeorge a bien voultt m'envoyer d'Âms racle
de naissance retrouvé récemment.
BOUBSIER DU CLERGÉ. 317
Si jeune, il se trouva tout d'abord, un père, un matlre,
un directeur pour la petite famille qu'il raisonnait et
prêchait.
Ce petit homme, si mûr, était le meilleur élève du
collège d'Arras. Pour un si excellent sujet, on obtint
sans peine de l'abbé de Saint-Waast une des bourses
dont il disposait au collège de Louis-le-Grand. Il
arriva donc tout seul à Paris, séparé de ses frères et
sœurs, sans autre recommandation qu'un chanoine
de Notre-Dame, auquel il s'attacha beaucoup. Mais
rien ne lui réussissait ; le chanoine mourut bientôt.
Et il apprit en même temps qu'une de ses sœurs était
morte, la plus jeune et la plus aimée.
Dans ces grands murs sombres de Louis-le-Grand,
tout noirs de l'ombre des Jésuites, dans ces cours
profondes où le soleil apparaît si rarement, l'orphe-
lin se promenait seul, peu en rapport avec les heu-
reux, avec la jeunesse bruyante. Les autres qui avaient
des parents, qui, aux congés, respiraient l'air de la
famille, et du monde, sentaient moins la rude at*
teinte de cette triste éducation, qui ôte à l'âme sa
fleur, la brûle d'un h&le aride. Elle mordit profondé-
ment sur l'âme de Robespierre. '
Orphelin, boursier sans protection, il lui fallait se
protéger par son mérite, ses efforts, une conduite ex-
cellente. On exige d'un boursier bien plus que d'un
autre. Il est tenu de réussir. Les bonnes places, les
prix, qui sont la couronne des autres, sont comme
un tribut du boursier, un paiement qu'il fait à ses
protecteurs. Position humiliée, triste et dure, qui
Sifk ESSAIS LtTTÊIIAIRBS M AOBfcSPIERRE.
pourUtait né paratt pas atolr altéré beaucoup le ca-
ractère de Gattille DesmculitiË, autre boursier du
clergé. Celui-ci était plus jeune, Dantou à peu
près de rage de Robespierre; il suivait les mtoies
classes.
Sept ans, huit ans passent ainsi. Puis» le droit,
comme tout le monde, Tétude du procureur. 11 y
réussit fortpeu^ quoique naturellement raisonneur et
logicien, ami des abstractions, il ne pouvait se iaire
à la sophistique du barreau, aux subtilités de la chi'-
cane. Nourri de Rousseau, de Mably, dos philosophes
de l'époque, il ne descendait pa$ volotaliers des gé-
néralités. Il lui fallut retourner % Arra»^ Bubir la Tie
de province. Lauréat de Louis^le^îrand, il fût bien
reçu, eut quelque succès dans le monde^ dans la liu
térature académique. L'académie des R^mH, qui
pour prii de poésie donnait deft rosefi^ admit Robe^^
pierre. R rimait^ tout comme un autre. Il couceùrut
pour réloge de Gresset, et eut Taocessit ; puis pour
un sujet plus grave : La réversibilité du crime, la flé-
trissure des parents du crimineL Tout cela fiiible-
ment écrit, d'une sentimentalité pastorale. Le jeuue
auleur n'en avait fait qU'ûne plus tendre impression
sur une demoiselle du lieu ^ Là demoitelle avait
juré de n'en épouser jamais d'autre. Eu reveuant
d'ub voyage , il la trouva inariéd.
* Cest d'elle , je pense, qu'il s*agit, dans la devise du premier por-
trait de Robespierre ( collection de M. de Saint-Albin ) : très-jeune ,
très- mol, très-rade, la rose à la main, Tautre main sur le cœur, et ce
mot Ml baé : « Tout pour mon iinîe. •
JUGE A ARRA^ ; SA bÉltSStOR. IL VtxM COtTritE L'ÉVÊQUE. 319
Le clergé, ûaturellement fier d'Un t6l protégé, lui
restait très-favorable. 11 avait obtenu de l'abbé de
Saint- Waast qu'il donnerait à son jeube frère la
bourse qu'il avait eue au collège Louis -le-Grand.
L^èvèque le nomma membre du tribunal criminel.
Mais Robespierre ayant été obligé de Condamner à
mort un assassin , sa sœur assure qu'il eu fut trop
péniblement affecté; il donna sa démission.
Do toute façon, il fit sagement, k veille de la Ré-
vdution, de laisser cet odieux métier de juge de l'an-
cien r^me, îiommé par des prêtres. Il se fit avocat.
Il Valait mieux certainement mettre d'accord ses opi-
nions et sa vie, vivre de peu ou de rien, attendre.
Quoique fort malaisé, on dit qu'avec un louable
scrupule, il ne plaidait pas toute eause^ il choisissait.
L'embarras fut grave poUr Ibi lorsque des paysatls
vinrent le prier de plaider pour eux contre l'èvêque
d'Arras. Il examina leur droit, le trouva bon ; nul
autre àVocat probablement & cette époque n'eût osé
le soutenir contre ce roi de la ville. Robespierre qui
croyait que l'avocat est un magistrat, mit les cou-
venànces, les sentiments, la reconnaissance, sous les
pieds de la justice, et sans hésitation plaida contre son
protecteur.
Aucun pays plus que l'Artois n^était propre à for-
mer des amis ardents de la liberté, aucun ne souffi'ait
davanU^ de la tyrannie Cléricale et féodale. La terre
était tout entière aui seigneurs, et aux seigneurs-
prêtres. Cette dérision d'États que possédait la pro-
vince semblait un outrage systématique à la justice.
520 ROBESPIERBE AUX ÊTÀTS-GÉNÉRAUX.
à la raison. Le Tiers n'y était représenté que par une
vingtaine de maires, à la nomination des seigneurs.
Ceux-ci, les Latour-Maubourg, les D*Eslounnel, les
Lameth, etc. tenaient l'administration fixée dans
leurs inains comme un bien héréditaire. Administra-
tion admirable et rare pour son progrès dans l'ab-
surde. Un des Lameth en fait raveu. D'abord, tout
possesseur de fief avait voix ; puis, ils exigèrent une
terre à clocher et quatre degrés de* noblesse; puis il
leur fallut sept degrés ; la veille de la Révolution, ils
ne voulaient plus se contenter à moins de dix degrés
de noblesse. Il ne faut pas s'étonner si cette pro-
vince éminemment rétrograde envoya aux Étals
généraux un rigide partisan des idées nouvelles, si
cet homme, ignorant les courbes, ne connaissant que
la droite, apporta dans la Révolution une sorte
d'esprit géométrique , l'équerre, le compas, le ni-
veau.
Parti d'Arras, il retrouva Arras sur les bancs de
l'Assemblée, je veux dire la haine fidèle des prélats
pour leur protégé, leur transfuge, le mépris des sei-
gneurs d'Artois pour un avocat, élevé par charité, qui
venait siéger près d'eux. Cette malveillance connue
ne pouvait manquer d'ajouter à la timidité du débu-
tant, qui était extrême. Il l'avoua à Etienne Duniont,
quand il montait à la tribune, il tremblait connue la
feuille. Il réussit cependant. Lorsqu'on mai 89 , le
clergé vint perfidement prier le Tiers d'avoir pitié du
pauvre peuple et de commencer ses travaux, Robes-
pierre répondit avec une aigre véhémence, et, se scn-
AU 5 OCTOBRE, IL AI^PUYE MAILURD. 3SI
tant soutenu par Tapprobation de rÀssemblée, il sui*
yit sa passion, et fut éloquent.
Absent la nuit du 4 août, et désolé d'avoir manqué
une si belle occasion, il saisit ayidement la périlleuse
circonstance du 5 octobre. Quand Maillard, l'orateur
des femmes, vint haranguer TÂssemblée, tous étant
hostiles ou muets, Robespierre se leva et par deux
fois appuya Maillard.
Grave initiative, qui décidait de son sort, dési-
gnant cet homme timide comme infiniment auda-
cieux et dangereux, montrant à ses amis surtout qu'un
tel homme ne se lierait pas, ne suivrait pas docile-
ment la discipline du parti. Il fut, selon toute appa-
rence, convenu alors entre les nobles jacobins , que
cet ambitieux serait l'homme ridicule de FAssemblée,
celui qui amuse et doit amuser tout le monde , sans
distinction de partis. Dans l'ennui des grandes as-
semblées, il y a toujours quelqu'un (souvent ce
n'est pas le moins raisonnable) que l'on immole ainsi
à l'amusement de tous. Ces moments de dérision
sont ceux où Ton se rapproche, où les ennemis les
plus implacables riant tous ensemble, la concorde
revient un moment ; il n'y a plus qu'un ennemi.
Pour rendre un homme ridicule, il y a une chose
facile, c'est que ses amis sourient quand il parle. Les
hommes sont généralement si légers, si faciles à en-
traîner, si lâchement imitateurs, qu'un sourire du
côté gauche, des Bamave ou des Lameth, amenait
infailliblement le rire de toute l'Assemblée. Un seul
homme semble n'avoir pris nulle part à ces indignités,
n. «4
3ÎÎ C0N8PIRÂTI0M POUR LE RENDRE RIDICULE.
rbomme vraiment fort, Mirabeau. Il répondit tou-
jours sérieusement, avec égards, à ce faible adyer-
saire, respectant en lui l'image du fanatisme^ de la
passion sincère , du travail persévérant. Il démêlait
finement, mais avec Tindulgence et la bonté du gé-
nie, Torgueil profond de Robespierre, la religion qu'il
avait pour lui^^méme, pour sa personne et ses paroles.
« n ira loin, disait Mirabeau, car il croit tout ce qu'il
dit. »
L'Assemblée, riche en orateurs, avait droit
d'être difficile. Habituée à la figure léonine de Mira-
beau , à la suffisance audacieuse de Bamave , au
chaleureux Cazalès, au lutteur insolent Maury, elle
trouvait pénible à voir l'indigente figure de Robes-
pierre, sa raideur, sa timidité. Sa constante tension
de muscles et de voix, l'effort monotone de son débit,
son air un peu myope, donnaient une impression labo-
rieuse, fatigante; on s'en tirait en s'en moquant.
Pour comble, on ne lui laissait pas la consolation de
sa voir au moins imprimé. Les journalistes, par né-
gligence, ou peut-être sur la recommandation des
afnis de Robespierre, mutilaient cruellement ses dis-
cours les plus travaillés. Ils s'obstinaient à ne pas
Mvoir son nom, l'appelant toujours : Un membre, ou
M« N., ou trois étoiles.
Persécuté ainsi, il n'en saisissait que plus avide-
ment toute occasion d'élever la voix, et cette résolu-
tion invariable de parler toujours le rendait parfois
vraiment ridicule. Par exemple , quand l'américain
Paul Jones vint féliciter l'Assemblée, le président ayant
SA SOLITUDE ET SA PAUVRETÉ. 3Î3
répondu, et tout le monde jugeant la réponse suffi-
sante, Robespierre s'obstina à répondre aussî. Mur-
mures, interruptions, rien n'y fit. A grand'peine, il
dit quelques mots, insignifiants, inutiles, et encore,
en faisant appel aux tribunes, réclamant la liberté
d'opinion, criant qu'on étouffait sa voix. Maury fit
rire tout le monde, en demandant l'impression du
discours de M. de Robespierre.
Pour oublier ces mortifications, prodigieusement
sensibles à sa vanité, Robespierre n'avait nulle res-
source, ni la famille, ni le monde. Il était seul, il
était pauvre. 11 rapportait ses déboires dans son désert
du Marais, dans son triste appartement de la triste rue
deSaintonge. Froid logis, pauvre, démeublé. Il vivait
petitement et fort serré de son salaire de député ; en-
core, en envoyaît-il le quart à Arras pour sa sœur ; un
autre quart passait à une maîtresse qui l'aimait fort,
et qui ne lui servait guère; il lui fermait souvent sa
porte, et ne la traitait pas bien *. Il était très-
frugal, dînait à trenteisols, et encore il lui restait
à peine de quoi se vêtir. L'Assemblée ayant or-
donné le deuil pour la mcJrt de Franklin, ce fut un
grand embarras. Robespierre emprunta un habit de
tricot noir à un homme beaucoup plus grand; l'habit
( Je dois ce détail et plasieurs autres à Touvrage de M. VilHers
{Souvenirs d'un déporté^ 4802 ), lequel vécut la plus grande partie de
Taviiée 4790 avec Robespierre, et souvent lui servit de seeréuire gra-
luiieroent. Du resle, j*ai suivi presque toi^^ours les Mémoires de Char-
lotte de Robespierre^ imprimés à la suite des Œuvres de Robespierre^
par M. LapoDoeraye.
524 IL ROHPT AVEC LES LAMBTH.
traînait de quatre pouces. « Nihil habet paupertas
durius in se quàm quôd ridiculoshomines facit. »(iii-
venal.)
Il se plongea d'autant plus dans le travail. Mais il
n'avait guère que les nuits, passant les journées en-
tières, immuablement assidu aux Jacobins, à T Assem-
blée; salles malsaines, étouffées, qui donnèrent à Mi-
rabeau de graves opbthalmies , des hémorragies à
Robespierre. Si j'en crois aux différencesqu'on trouve
' entre ses portraits, son tempérament dut subir
alors une assez grave altération. Sa figure, jusque-là
encore assez jeune et douce, semble avoir séché.
Une concentration extrême, une sorte de contraction
en devient le caractère. Et il n'avait en effet rien
de ce qui détend l'esprit. Son unique plaisir était
de limer, polir ses discours assez purs, mais parfai-
tement incolores ; il se défit par le travail de sa &ci-
lité vulgaire, et parvint peu-à-peu à écrire difficile-
ment.
Ce qui le servit le plus, ce fut de se mettre hors de
son propre parti, de se faire seul, une bonne fois, de
rompre avec les Lameth, de ne point traîner la chaîne
de cette équivoque amitié. Un matin que Robespierre
était allé à l'hôtel Lameth, ils ne purent, ou ne
voulurent le recevoir; il n'y revint plus.
Libre des hommes d'expédients, il se fit l'homme
des principes.
Son rôle fut dès-lors simple et fort. 11 devint le
grand obstacle de ceux qu'il avait quittés. Hommes
d'affaires et de parti, à chaque transaction qu'ils
MARCHE INCERTAINE OU RÉTROGRADE DE L'ASSEMBLÉE. 525
essayaient entre les principes et les intérêts, entre le
droit et les circonstances, ils rencontrèrent une borne
que leur posait Robespierre, le droit abstrait, absolu.
Contre leurs solutions bâtardes, anglo-françaises, soi-
disant constitutionnelles, il présentait des théories,
non spécialement françaises,. mais générales, uni-
yerselles, d'après le Contrat social, l'idéal législatif de
Rousseau et de Mably.
Ils intriguaient, s'agitaient, et lui, immuable. Ils
se mêlaient à tout, pratiquaient, négociaient, se com*
promettaient de toute manière ; lui, il professait seu-
lement. Ils semblaient des procureurs, lui, un philo-
sophe,, un prêtre du droit. Il ne pouvait manquer de
les user à la longue.
Témoin fidèle des principes, et toujours protestant
pour eux, il s'expliqua rarement sur l'application,
ne s'aventura guère sur le terrain scabreux des voies
et moyens. 11 dit ce qu'on devait faire, rarement, très-
rarement, comment on pouvait \e faire. C'est là pour-
tant que le politique engage le plus sa responsabilité,
là que les événements viennent souvent le démentir
et le convaincre d'erreur.
La prise, au reste, était facile sur une telle assem-
blée. Elle flottait, avançait, reculait, perdant à cha-
que instant de vue le principe de la Révolution, son
principe à elle-même par lequel elle existait.
Ce principe, quel était-il ? personne ne le formulait
bien, mais chacun Tavait dans le cœur. C'était le
droit, non plus des choses (des propriétés, des fiefs),
mais le droit des hommes, le droit égal des âmes hu-
3^ L'ÀSSEMBLÉB AVAIT RESTREINT
mainesy principe essentiellement spiritualiste^ qu'on
s'en aperçût ou non. Il fut suivi aux premières élec-
tions; tous, propriétaires et non propriétaires y votè-
rent également. La Déclaration des droits reconnut
l'égalité des hommes, et tout le monde comprit que
cela impliquait le droit égal des citoyens.
Enoctobre 89, l'Assemblée nereconnattledroitélec^
toral qu'à ceux qui paieront la valeur de trois journées
de travail. De six millions qu'avait donnés le suffrage
universel, les électeurs sont réduits k quatre millions
298,000. L'Assemblée craignait alors deux choses
opposées, la démagogie des villes et l'aristocratie des
campagnes; elle craignait de faire voter deux cent
mille mendiants de Paris, sans parler des autres villes,
et un million de paysans qui dépendaient des seigneors.
Cela était spécieux en 89, beaucoup moins en 91.
Les campagnes qu'on croyait serviles, s'étaient mon*
trées au contraire généralement révolutionnaires;
presque partout, les paysans avaient embrassé les
légitimes espérances du nouvel ordre de choses, ils
s'étaient mariés en foule, indiquant assez par là qu'ils
ne séparaient pas l'idée d'ordre et de paix de celle
de la liberté.
La foi était immense dans ce peuple ; il fallait avoir
foi en lui. On ne sait pas assez tout ce qu'il fallut de
fautes et d'infidélités pour lui ôter ce sentiment II
croyait d'abord à tout, aux idées, aux hommes, s'ef-
forçant toujours, par une faiblesse trop naturelle,
d'incarner en eux les idées ; la Révolution aujourd'hu
lui apparaissait dans Mirabeau, demain dans Bailly,
LB NOMBRB DES QTOYENS ACTiFS. 3i7
Lafayette; des figures» mêmes ingrates et sèches, des
Lameth et des Bamave, lui inspiraient confiance.
Toujours trompé, il portait ailleurs ce besoin obstiné
de croire*
Les cœurs s'étaient ainsi ouverts^ et l'esprit avait
grandi. Il n'y eut jamais de transformation plus ra-
pide. Circé changeait les hommes en bétes ; la Révo-
lution avait fait précisément le contraire. Quelque
peu préparés que fussent les hommes, le rapide in-
stinct de la France avait suppléé. Une foule d'hommes
ignorants comprenaient les affaires publiques.
Dire à ces masses ardentes, intelligentes, énergi-
ques, qui avaient voté en 89, qu'elles n'avaient plus
ce droit, réserver le nom de citoyens actifs aux élec-
teurs, faire descendre les non-électeurs au rang de
citoyens ;>a^i/s, de citoyens non-citoyens, cela appar
raissait conmie une sorte de contre-révolution. Plus
étrange encore étaiUl de dire aux électeurs ainsi
réduits : Vous ne choisirez que des riches* Ils ne
pouvaient nommer députés que ceux qui paieraient
au moins la valeur d'un marc d'argent ( 64 livres ).
Les discussions qui plusieurs fois s'élevèrent à ce
sujet, donnèrent lieu aux constitutionnels et aux
économistes d'étaler naïvement leurs doctrines ma-
térialistes et grossières sur le droit de la propriété.
Ces derniers allèrent jusqu'à soutenir que les pro-
priétaires seuls étaient membres de la société, qu'elle
était à eux! *
1 Disciples iointelltgenls de Quesoay et de TurgoU ils ne voyaieol
pas que leurs mallres n*avaient exagéré le droit de la terre qut
328 CONDUITE DOUBLE DES LAMBTH
La question de Vexercice des droits politiques, si
grande en elle-même, l'était encore plus en ce que
les 1,300;000 juges, assesseurs déjuges, adminis-
trateurs, créés par l'Assemblée, ne devaient être pris
que dans les citoyens actifs. On alla plus loin encore,
on essaya de restreindre à ceux-ci la garde nationale,
de désarmer ce peuple victorieux qui venait de faire
la Révolution.
Cette défiance à l'égard du peuple , ce matérialisme
bourgeois, qui ne voit de garantie d'ordre que dans la
propriété, gagna de plus en plus l'Assemblée coustj-
tuante. Il augmenta à chaque émeute. Les Sieyes,
les Tbouret, les Chapelier, les Rabaut de Saint-
Ëtienne, allèrent reculant toujours, oubliant leurs
précédents. Ce qui est plus étrange encore, c'est que
ceux qui avaient le mot de l'émeute, et qui parfois
la faisaient, Duport, Lameth etRamave, n'étaient
nullement rassurés, et votaient, comme députés,
des lois pour désarmer ceux qu'ils avaient agités,
comme jacobins. La situation de ces trois hommes
fut singulièrement double et bizarre dans l'année 90.
Leur popularité avait été portée au comble par leur
lutte contre Mirabeau dans la grande circonstance du
droit de paix et de guerre. Cependant leurs opinions
diSéraient- elles profondément, essentiellement des
siennes? qu'étaient-ils au fond ? royalistes.
Aussi le seul homme au monde que Mirabeau ait
pour la frapper plus sûrement da devoir de payer Timpôt , à «oe
époque où elle était concentrée dans les mains des prêtres et des
nobles.
BT DES JACOBDfS D'ALORS (ITDO). 329
haï, du premier au dernier jour, fut celui où il croyait
le mieux voir la duplicité du parti, Alexandre de
Lameth.
Si Lameth, Duport et Bamave avaient Tair de
faire un seul pas du côté de Mirabeau, ils faisaient
place à Robespierre qui grandissait aux Jacobins. Ils
étaient fort embarrassés de leur position d'avant-
garde, mais ne voulaient pas la céder. Ils louvoyèrent,
hésitèrent, employèrent tout ce que l'intrigue et
la ruse peuvent fournir d'expédients. Cependant
la marche des choses était si rapide, que, si
Ton voulait encore rendre force à la royauté, il
£dlait bien se hâter. Charles de Lameth était ap-
plaudi quand il reprochait au pouvoir exécutif a de
faire le mort ». Le reproche était sincère; les
Lameth entrevoyaient que ce pouvoir, tant affaibli
par eux, les emporterait avec lui, et désiraient réel-
rement lui rendre son activité.
Il y parut dans l'affaire de Nancy. Ils votèrent,
avec Mirabeau, pour Bouille et Lafayette, contre les
soldats, que la société jacobine dont ils étaient les
meneurs, n'avait pas peu contribué à exciter, sou-
lever.
L'Assemblée, sous cette influence ouvertement ou
timidement rétrograde, vota, le 6 septembre, que
pendant deux ans il n'y aurait pas d'assemblées pri-
maires, que les électeurs déjà nommés par les élec^
teurs primaires exerceraient deux ans le pouvoir
électoral.
Les Lameth n'en étaient pas à se repentir d'avoir
530 LES JACOBINS CONFIENT LEUR JOURNAL
(en haine de Mirabeau) voté le décret qui interdit
le ministère aux députés. Ils ne doutaient pas que,
dans les circonstances nouvelles, tout changement
ne plaçât le pouvoir entre leurs mains ou celles de
leurs amis. Aussi, insistèrentrils vivement pour faire
prier le Roi de renvoyer les ministres, et d'abord par
rémeute, ils vinrent à bout de chasser Necker.
L'Assemblée, contre toute attente, refusa de deman-
der le renvoi des autres. Camus, Chapelier, les Bre-
tons, deux cents députés de la gauche votèrent pour
la négative. 11 y fallut employer un grand mouvepient
des sections de Paris, qui demandèrent, non plus le
renvoi, mais le procès des ministres. Ce vœu fut pré-
senté à l'Assemblée par l'organe de Danton ; la pre-
mière apparition de cette tête de Méduse indiquait
assez qu'on ne reculerait devant nul moyen de terreur.
La cour qui , à cette époque , plaçait son espoir
dans l'excès des maux, et tenait à constater , devant
l'Europe, que la royauté n'était plus, aurait voulu
que le Roi priât l'Assemblée de choisir elle-même les
ministres. Mirabeau eut vent de la chose, et s'y op-
posa violemment, craignant sans doute que l'Assem-
blée ne choisit parmi ses meneurs ordinaires, qu'elle
n'abrogeât en leur faveur le décret qui interdisait le
ministère aux députés.
Le triumvirat vit dès-lors qu'il n'amènerait jamais
la cour à lui remettre le pouvoir. LesLameth, élevés
à Versailles dans la faveur du Roi, savaient que leur
ingratitude les rendait l'objet d'une haine personnelle.
Ils firent une démarche très-grave qui, pour ce mo-
A UN ORLÉANISTE (NOV. 90)* 351
ment, indique leur éloignement de Louis XYI, leur
rapprochement du parti d'Orléans.
Le 30 octobre , les évèques avaient publié leur
ExposUion de principes y un manifeste de résistance^
qui plaçait sous une sorte de Terreur ecclésiastique
tout le clergé inférieur, ami de la Révolution. Le 31,
par représailles, les Jacobins décidèrentqu'un journal
serait créé pour publier par extraits la' correspon-
dance de la société avec celles des départements,
publication formidable qui allait amener à la lu-
mière une masse énorme d'accusations contre les
prêtres et les nobles. Un tel journal, qui devait dési-
gner tant d'hommes à la haine du peuple (qui sait ?
peut-être à la mort), était, dans la réalité, une ma-
gistrature terrible; Thomme qui devait choisir,
extraire, dans ce pêle-mêle immense, les noms
que Ton dévouait, allait être comme investi d'un
étrange et nouveau pouvoir qu'on aurait pu ap-
peler : dictature de. délation.
Les hauts meneurs des Jacobins étaient encore,
à cette époque, Duport, Barnave et Lameth. Quel
fut le grave censeur, l'homme irréprochable et pur,
à qui ils firent confier ce pouvoir ?. . . Qui le croirait î à
l'auteur des Liaisoiis dangeremesy à l'agent connu du
duc d'Orléans, à Choderlos de Laclos. —C'est lui qui,
dans l'ombre même du Palais-Royal, à la porte de son
mattroj cour des Fontaines, publiait chaque semaine
ce recueil d'accusations, sous le titre peu exact de
Journal des Amis de la constitution ; peu exact, car
alors, il ne donnait nullement les débats de la société
332 LE PUBLIC PREND CONFIANCE
de Paris, semblait en faire un mystère ; il publiait
seulement les lettres qu'elle recevait des sociétés de pro-
vince, lettres pleines d'accusations collectives et ano*
nymes ; à quoi Laclos ajoutait quelque article, insi-
gnifiant d'abord, puis naïvement orléaniste, de sorte
que pendant sept mois (de novembre en juin), Torléa-
nisme courait la France sous le couvert respecté de
la Société Jacobine. Cette grande machine populaire,
détournée de son usage, jouait au profit de la royauté
possible.
Les meneurs des Jacobins n'auraient pas fait sans
doute cette étrange transaction, si les secours pé-
cuniaires des Orléanistes ne leur eussent été indis-
pensables dans les mouvements de Paris. La cour
qui voyait tout trop tard, commença à regretter de
n'avoir fait aucun pas vers ces hommes dange-
reux. Elle s'adressa d'abord à la vanité bien connue
de Barnave (décembre 90), plus tard aux Lameth
(avril 91). Elle demanda des conseils à Barnave *.
Elle en demandait à Mirabeau, à Bergasse, à tout le
monde, et elle trompait tont le monde, n'écoutant,
comme on verra, que Breteuil, le conseiller de la
fuite, de la guerre civile et de la vengeance.
Le public n'était pas dans le secret de toutes ces
vilaines intrigues. Mais d'instinct, il les sentait. De
quelque côté qu'il se tournât, il ne voyait rien de
sûr, nul homme qui donnât confiance. Des tribunes
de l'Assemblée et de celle des Jacobins, il regardait,
* Mémoires de Mirabeau, vui, 362.
DAMS LA PROBITÉ DE ROBESPIERRE. 333
il cherchait une figure d'honnêteté et de probité.
Dans celles même de ses défenseurs, les unes ne di*
saient qu'intrigues, fatuité, insolence, les autres que
corruption.
Une seule figure rassurait et disait : «c Je suis bon*-
nête \ » L'habit le disait aussi, le geste le disait aussi.
Les discours n'étaient que morale, intérêt du peuple,
les principes, toujours les principes. L'homme n'était
pas amusant, la personne était sèche et triste, au-
cunement populaire, mais plutôt académique, en un
sens même aristocratique, par la propreté extrême ,
le soin, la tenue. Nulle amitié, nulle familiarité ;
même les anciens camarades de collège étaient tenus
à distance.
Malgré toutes ces circonstances peu propres à po-
pulariser, le peuple a tellement faim et soif du droit,
que l'orateur des principes, l'homme du droit absolu,
l'homme qui professait la vertu, et dont la figure sé-
rieuse et triste en semblait l'image, devint le favori
du peuple. Plus iP était mal vu de l'Assemblée, plus
il était goûté des tribunes. Il s'adressa de plus en
plus à cette seconde assemblée, qui, d'en haut, pla-
nait sur les délibérations , se croyait en réalité supé-
rieure, et comme Peuple, comme Souverain, récla-
mait le droit d'intervenir, et sifflait ses délégués.
^ Sa figure, qui fut toujours triste» n*a?att pas à cette époque, Tas-
pect fantasmagorique et sinistré qu'elle prit plus tard. Un beau mé-
daillon qui subsiste (d'Houdon ou de son école, en possession de
M. Lebas), indique, s'il est fidèle, Tamour du bien, la rectitude, seu-
lement une tension forte et peut-être ambitieuse.
S54 ROBESPIRRRB S'A1»rUIE SUR DEUX ASSOCIATIONS,
A plus forte raison, devait-il prendre ascendant aux
Jacobins. D'abord, il y était merveilleusement assidu,
laborieux, toujours sur la brèche, parlant sur tout et
toujours. Auprès des assemblées comme auprès des
femmes, l'assiduité sera toujours le premier mérite.
Beaucoup se lassèrent, s'ennuyèrent, désertèrent le
club, Robespierre ennuyait parfois, mais ne s'en-
nuyait jamais. Les anciens partirent, Robespierre
resta; d'autres vinrent en grand nombre, et ils trou-
vèrent Robespierre. Ceux-ci, non députés encore,
ardents, impatients d'arriver aux affaires publiques,
formaient déjà en quelque sorte l'Assemblée de l'a-
venir.
Robespierre n'avait point l'audace politique, le
sentiment de la force qui fait qu'on prend autorité,
n n'avait pas davantage le haut essor spécuIafiT, ii
suivait de trop près ses maîtres, Rousseau et Mably.
Il lui manquait enfin la connaissance variée des
hommes et des choses ; il connaissait peu l'histoire,
peu le monde européen.
En revanche, il eut, entre tous, la volonté persé-
vérante, un travail consciencieux, admirable, qui ne
se démentit jamais.
De plus, au premier pas môme, cet homme qu'on
croyait tout principes, tout abstractions, eut une en-
tente vraie de la situation. 11 sut parfaitement (ce
que ne surent ni Sieyès, ni Mirabeau) : Où était la
force, où il fallait la chercher.
Les forts veulent faire la force, la créer d'eux-
mêmes. Les politiques vont la chercher où elle est.
LES JACOBINS. LES PBÊTBES. 335
Il y avait deux forces en France, deux grandes
associations, Tune éminemment révolutionnaire, les
Jaœbins, — l'autre qui, profitant de la révolution,
semblait lui pouvoir être aisément conciliée ; je parle
du Clergé inférieur, une masse de quatre-vingt mille
prêtres.
C'était l'opinion générale. On n'examinait pas si,
moralement, en toute sincérité; Tidée même du
Christianisme peut être accordée avec celle de la
Révolution.
Robespierre, jugeant la chose en politique, ne
chercha pas dans l'approfondissement du principe
nouveau une forme d'association nouvelle. Il prit ce
qui existait, et crut que celui qui aurait les Jacobins
et les Prêtres, serait bien près d'avoir tout.
La manière très-simple et très-forte de rattacher
le prêtre à la Révolution, c'était de le marier. Ro-
bespierre en fit la proposition le 30 mai 1790. Sa
voix fut étouffée par deux fois. L'Assemblée entière
parut unanime pour ne point entendre. La gauche,
selon toute apparence, ne voulut pas laisser prendre
à Robespierre cette grande initiative. Chose remar-
quable, et qu'on ne peut attribuer qu'à l'influence
jalouse des hauts meneurs jacobins, les journaux
forent d'accord pour ne point imprimer*, comme
* Perlet en parle, et quelques autres ; mais on n'en trouve nulle
mention dans les principaux journaux, ni dans les Réyolutions de Paris,
ni dans les Révolutions de France et de Brabant, ni dans le Courrier
de Provence, ni dans le Point du Jour, ni dans TAmi du Peuple» ni
dans le Moniteur (ni dans FHistoire parlementaire, qui suit trop doci-
336 PRUDENCE
l'Assemblée levait été pour n'écouter point. Le re-
tentissement n'en fut pas moins très-grand dans le
clergé. Des milliers de prêtres écrivirent à Robes-
pierre leur vive reconnaissance. Il reçut en un mois
pour mille francs de lettres, et des vers en toute
langue, des poëmes entiers, de 500, 700, 1,500 vers,
en latin, en grec, en hébreu.
Robespierre continua de parler pour le clergé/.
Le 16 juin 90, il demanda que l'Assemblée pourvût à
la subsistance des ecclésiastiques de soixante-dix ans,
qui n'avaient ni bénéfices, ni pensions. Le 16 sep-
tembre, il réclama pour certains ordres religieux,
que l'Assemblée avait à tort comptés parmi les Men-
diants. Bien tard encore, le 19 mars 1791, en pleine
guerre ecclésiastique, lorsque le clergé inférieur, en-
traîné par les évèques, laissait bien peu d*espoir
qu'on pût le concilier à l'esprit de la révolution,
Robespierre réclama contre les mesures de sévérité
qu'on voulait prendre, il dit qu'il serait absurde de
faire une loi spéciale contre les discours factieux des
lement le Monitevr, ici et ailleurs, par exemple dans Terrear ?oloa-
taire du Moniteur, relatiyement à la générosité prétendue du clergé
dans la Nuit du 4 août. V. mon I«r yol., p. 246).— M. Villiers raconte
que Robespierre fut sensible aux nombreux remerctments en Ters
qu*il reçut. Dînant ayec M. Villiers, il lui dit : < On prétend qu*il n*j
a plus de poètes ; TOUS voyez que moi, j'en sais faire. *
* Une seule fois il lui parut contraire, mais dans une occasion où il
était impossible de lui être favorable, lorsqu'un député prêtre deman-
dait que les ecclésiastiques fussent élus par les ecclésiastiques. Les
excepter de la règle universelle, Télection par le peuple, c'eût été les
reconstituer comme corps.
DE ROBKSPIERRE. 387
prêtres, qu'on ne pouvait sévir contre personne pour
des discours.
n s'avançait là beaucoup, donnait forte prise. Quel-
qu'un de la gauche lui lança ce trait : « Passez du
côté droit !i» 11 sentit le coup, s'arrêta, réfléchit, de-
vint prudent. Il se serait compromis, s'il eût conti-
nué aux prêtres ce patronage, dans l'état où les
choses étaient venues. Ils durent savoir cependant,
et bien se tenir pour dit, que, si la Révolution s'ar-
rêtait jamais, ils trouveraient un protecteur dans ce
politique.
Les jacobins, par leur esprit de corps qui alla tou-
jours croissant, par leur foi ardente et sèche, par
leur âpre curiosité inquisitoriale, avaient quelque
chose du prêtre. Ils formèrent, en quelque sorte, un
clergé révolutionnaire. Robespierre, peu-à-peu, est
le chef de ce clergé.
Il montra, dans ce rôle, une remarquable pru-
dence, prit peu d'initiative, exprima les Jacobins
et fut leur organe, ne les devança jamais. On le voit
spécialement pour la question de la royauté. L'unani-
mité des Cahiers envoyés aux États généraux faisait
croire aux Jacobins que la France était royaliste.
Donc Robespierre voulait un roi ; non pas un roi re-
présentant du peuple, comme le voulait Mirabeau,
mais délégué du peuple et commis par lui, par consé-
quent responsable. Il admettait, comme presque
tout le monde alors, cette vaine hypothèse d'un roi
qu'on tiendrait à la chaîne, garrotté et muselé,
qui ne mordrait pas sans doute, mais qui, serré à
H. 22
38S PRUDBNCK PIS BOBRSPKRRE.
w point, serait inerte ï coup 9Ûr, inutile, plutAt
nuisible.
Les Jacobins étaient alors, comme le croyait Bar-
nave, et ils ont presque toujours été relaUvement,
môme dans le mouvement le plus violent de la Révo-
lution : Une société d'équilibre.
Robespierre disait en parlant du cordelier Desmov-
lins (et à plus forte raison, des autres Cordeliers »
plus impétueux encore) : « Ils vont trop vite ; iU se
casseront le col ; Paris n'a pas été Tait en un jour ;
il faut plus d'un jour pour le défaire. »
L'audace et la grande initiative fut aux Corde-
liers.
CHAPITRE VU.
LES CORPELIEHS.
fltetoira ■évolvtioDaaira da «davenl Uê C^rdelien. — ki4ifidiialU4t é«ergi-
99ei da e|iil> d«f CordelUn. Lear foi ao feppl». {««pr inpoitMiiff 4*»r-
ftoisailoQ. — Irriubilité da Marat. — Lea Cofdelien font jeaoas eacoft
ea ITM.-^lTrease de ee moment.— Agpectinlérieor do elob des Cordellen.
^ Camnia DeuBMlina aaoïre ll9ral. r- Hiér»lsiif »9S C^réêW^n^f^knê^
ebaiiis QooU. — HooMa espril dtf p«r4i»l|erf , — L'qii dfi p^nriîM fl«^
Danton.
Presque en face de TËcole de médecioe, regardes
ftu fond d'une cour, cette chapelle d'un style grave et
fort. C'est l'antre sybillin de la Révolution^ le clu}>
de9 Cordeliers. lÀ^ elle eut soq délire, son trépied,
?o» oracle, Basse, et pourtant appuyée sur des con-
treforts massifs, une telle voûte doit être éternelle :
elle a entendu sans s'écrouler la voix de Danton»
Aujourd'hui tri$te musée de chirurgie, parée dç
savantes horreurs, elle en cache d'autres plus cho^-
quante^, 8a partie postérieure repèle des salles ohsQUr
res où, sur les marbres ngirs, pn dissèque les ça^
dfvrw.
540 HISTOIRE RÉVOLUTIONNAIRB
L'hospice voisin et la chapelle, étaient originai-
rement le réfectoire des Cordeliers et leur école ia-
meuse, la capitale des Mystiques, où vint étudier leur
rival même, le jacobin saint Thomas. Entre les
deux s'élevait leur église, immense et sombre nef
pleine de marbres funéraires. Tout cela est aujour-
d'hui détruit. L'église souterraine, qui s'étendait
au-dessous, recela quelque temps l'imprimerie de
Marat.
Bizarre fatalité des lieux ! Cette enceinte apparte-
nait à la Révolution depuis le treizième siècle, et tou-
jours à son génie le plus excentrique. Cordeliers et
Cordeliers , Mendiants et Sans-Culottes, il n'y a pas
autant qu'on croirait dedifTérence. La dispute reli-
gieuse et la dispute politique, l'école du moyen-âge
et le club de 90 sont opposés par la forme beaucoup
plus que par l'esprit.
Qui a bâti cette chapelle ? La Révolution elle-
même, en l'an 1240. Elle porte ici le premier cou|
au monde féodal, qu'elle doit achever la nuit du
4 août.
Observez bien ces murs, qui semblent construits
d'hier: n'ontrils pas l'air d'être aussi fermes que la ju^
tice de Dieu? Et c'est en eflFet un grand coup de jus-
tice révolutionnaire qui les a fondés. Ce grand justi-
cier saint Louis donna le premier exemple de punir un
crime sur un haut baron, le sire de Coucy. De l'a-
mende qu'il en tira, le roi-moine (cordelier lui-même)
bâtit l'école et l'église des Cordeliers.
Ëcole révolutionnaire. C'est laque, vers 1300, re-
DU COUVEHT DBS CORDELIERS. 341
tentit la dispute de VÉvangile étemel, et qu'on posa
la question : Christ est-îl passé ?
Ce lieu vraiment prédestiné vit, en 1 357, quand le roi
et la noblesse furent battus et prisonniers, la première
Convention qui sauva la France. Le Danton du qua^
toriûème siècle, Etienne Marcel, prévôt de Paris, y
fit créer par les États une quasi^-république, envoya
de là dans les provinces les tout-puissants députés
pour organiser la réquisition ; et l'audace croissant
par l'audace, il arma le peuple d'un mot, d'un mé-
morable décret qui confiait au peuple même la garde
de la paix publique : « Si les seigneurs se font la
guerre, les bonnes gens leur courront sus. »
Étrange, prodigieux retard, qu'il ait fallu encore
quatre siècles pour atteindre 89 !
La foi des anciens Cordeliers, éminemment révolu-
tionnaire, fut l'inspiration, l'illumination des simples
et des pauvres. Us firent de la pauvreté la première
vertu chrétienne ; ils en poussèrent l'ambition à un
degré incroyable, jusqu'à se laisser brûler plutôt que
de rien changer à leur robe de Mendiants. Véri-
tables Sans-Culottes du moyen-âge pour la haine de
la propriété, ils dépassèrent leurs successeurs du club
des Cordeliers et toute la Révolution, sans en excep-
ter Babœuf.
Nos Cordeliers révolutionnaires ont , comme ceux
du moyen-âge , une foi absolue dans l'instinct des
simples; seulement, au lieu d'illumination divine, ils
l'appellent raison populaire.
Leur génie, tout-à-fait instinctif et spontané, tan-
HÊ individualités ÉmSRGtÛÛKS DBS GOftDELlERS RÉVOLOTIONlIAmBS.
tôt inspifé, ttiniôt pôèsédé, les séparé pitofondémént
de l'enthousiasme calculé, du sombre et fh)id fana-
tisme qui ébractérite les Jacobins.
LesGordeliersy à l'époque où nous sommes, étaient
une société bien plus populaire. Chez eux n'existait
pas la division des Jacobins entre l'assemblée des
hommes politiques et la société fraternelle ob ve*
naient les ouvriers. Nulle trace non plus aux Cor-
deliers du Sabbat ou comité*direcleur. Nulle d'un
journal commun au club (sauf un essai passager). On
ne peut comparer^ au reste, les deux sociétés. Les
Cordeliers étaient un club de Paris. Les Jacobins,
une immense association qui s'étendait sur la France.
Mais Paris vibrait, remuait, aux fureurs des Cordeliers.
Paris une fois en branle, les révolutionnaires politi-*
ques étaient bien obligés de suivre.
L*individualité fut très^forte aux Cordeliers. Leurs
journalistes, Marat, Desmoulins, Prèron, ftobert,
Hébert, Pabre d'Êglantine, écrivent chacun pour lui.
Danton, le tout-puissant parleur, ne voulut jamais
écrire. En revanche, Marat, Desmoulins, qui bé-
gayaient ou grasseyaient, ne faisaient guère qu'écrire,
parlaient rarement.
Toutefois, avec ces différences, cet mstinct d'in-
dividualité, il y avait, ce semble, entre eux un lien
très-fort, et comme un aimant commun. Les Cor-
deliers formaient une sorte de tribu ; tous demeuraient
autour du club : Marat, même rue, presque en face,
à la tourelle ou auprès; Desmoulins et Fréron, en-
semble, rue de l'Ancienne^Comédie ; Danton, pas-
LEUR roi AtJ ^KtlTLE. 313
sage du Commerce; Cbolz, rue Jacob j Legeodre,
rue des Boucheries-Saint-Germain, etc.
L'honnête boucher Legendre un des orateurs du
club, est une deà originalités de la Révolution. Illet-
tré, ignorant, il n'en parlait pas moins bravement
parmi les savants et les gens de lettres, sans regar-
der s'ils souriaient; homme de cœur entre tous,
malgré ses paroles furieuses, bon homme dans
ses moments lucides. L'adieu déchirant qu'il pro-
nonça sur la tombe de Loustalot dépasse de bien
loin tout ce que dirent les journalistes, sans en ex*^
cepter Desmoulins.
Ce fut l'originalité des Cordeliers d'être, de rester
toujours mêlés au peuple, de parler, les portes ou-
vertes, de communiquer sans cesse avec la foule.
Tels d'entre eux qui avaient toujours vécu la vie re-
cluse et sédentaire du savant, du littérateur, éta-
blirent leur cabinet dans la rue, travaillèrent en
pleine foule, écrivirent sur une borne. Jetant les
livres, ils ne lurent plus qu%u grand livre, qui,
. sous leurs yeux, chaque jour, s'écrivait en traits de
feu.
Ils crurent au peuple , eurent foi à l'instinct du
peuple. Ils mirent au service de cette foi, pour se la
justifier à eux-mêmes, beaucoup d'esprit, beaucoup
de cœur. Rien de plus touchant, par exemple, que-
de voir, aux carrefours de l'Odéon et de la Comédie
française, ce charmant esprit. Desmoulins, se mê-^
lant aux maçons, aux charpentiers qui philosophaient
le soir, causer avec eux de théologie, justement
344 LEUR IMPUISSANCE D'ORGANISATION.
comme eût fait Voltaire, et, ravi de leur esprit, s'é-
crier : <x Ce sont des Athéniens ! »
Cette foi au peuple fît que les Cordeliers furent
tout-puissants sur le peuple. Ils eurent les trois for-
ces révolutionnaires, et comme les trois traits de
la foudre : la parole vibrante et tonnante, la plume
acérée, l'inextinguible fureur , — Danton , Desmou-
lins, Marat.
Ils trouvèrent là une force, mais aussi une fai-
blesse, l'impossibilité d'organisation. Le peuple leur
parut entier dans chaque homme. Ils placèrent le
droit absolu du Souverain dans une ville, une sec-
tion, un simple club, un citoyen. Tout homme aurait
été investi d'un veto contre la France. Pour mieux
rendre le peuple libre, ils le soumettaient à l'indi-
vidu.
Marat, tout furieux et aveugle qu'il était, semble
avoir senti le danger de cet esprit anarchique. De
bonne heure, il proposait la dictature d'un tribun
militaire , plus tard la création de trois inquisiteurs
d'Ëtat. Il semblait envier l'organisation de la société
jacobine. En décembre 90, il proposait d'instituer,
sans doute à l'instar de cette société, une confrérie
de surveillants et délateurs, pour épier, dénoncer les
agents du gouvernement. Cette idée n'eut pas de
suite. Marat fut à lui seul son inquisition. De toute
part, on lui envoyait des délations, des plaintes,
justes ou non, fondées ou non. Il croyait tout, impri*
mait tout.
Fabre d'Eglantine a dit : «La sensibilité de Marat» •
IRRITilBlLlTÉ DB HARAT. 345
Et ce mot a étonné ceux qui confondent la sensibilité
avec la bonté^ ceux qui ignorent que la sensibilité
exaltée peut devenir furieuse. Les femmes ont des mo-
ments de sensibilité cruelle. Marat, pour le tempéra*
ment, était femme et plus que femme, très-nerveux et
très-sanguin. Son médecin, M. Bourdier, lisait son jour-
nal, et, quand il le voyait plus sanguinaire qu'à l'ordi-
naire, «et tourner au rouge,» il allait saigner Marat^
Le passage violent, subit, de la vie d'étude au mou-
vement révolutionnaire, lui avait porté au cerveau et
l'avait rendu comme ivre. Ses contrefacteurs, ses
imitateurs qui prenaient son nom , son titre, en lui
prêtant leurs opinions, ne contribuaient pas peu à
augmenter sa fureur. Il ne s'en fiait à personne pour
les poursuivre ; lui-même, il allait à la chasse de leurs
colporteurs, les guettait au coin des rues, parfois les
prenait la nuit. La police, de son côté, cherchait
Maratpour le prendre. Il fuyait où il pouvait. Dans sa
vie pauvre, misérable, dans sa réclusion forcée, il de-
venait de plus en plus nerveux, irritable; parmi des
mouvements violents d^indignation, de compassion
pour le peuple, il soulageait sa sensibilité furieuse par
des accusations atroces, des vœux de massacres, des
conseils d'assassinat. Ses défiances croissant toujours,
le nombre des coupables, des victimes nécessaires
augmentant dans son esprit, l'Ami du peuple en serait
venu à exterminer le peuple.
* C^est ce que M. Bourdier lui-même a raconté à M. Serres, notre
iUostre physiologiste.
5M LBft GORDBUBM
En préseiloe de la nature et de la douleur, Mirât
devenait trèê^faible) il nepouvait^ dit-il» voir souffrir
un insecte^ mais seul, aveo son ôcritoirG) il eût
anéanti le inonde.
Quelques services qu'il ait rendus à la Révolution
par sa vigilance inqniàte, son langage meurtrier et
la légèreté habituelle de ses accusatioDS eurent uoe
déplorable influence. Son désintéressement, son coih
rage, donnèrent autorité à ses fureurs; il fut un funeste
précepteur du peuple, lui faussa le sens, le rendit
souvent faible et furieux, & Timage de Marat.
Du reste» cette créature étrange, exceptionnelle,
ne peut faire juger des Gôrdeliers en général. Aucun
d'eux pris à part, ne fait connaître les autres. II faut les
voir réunis à leurs séances du soir, fermentant, bouil-
lonnant ensemble au fond de leur Etna. J'essaierai
de vous y conduire. Allons , que votre cœur ne se
trouble pas. Donnez*moi la main 4
Je veux les prendre au jour même où éclate, trionH
phe, chez eux, leur génie d'audace et d'anarchie, le
jour où, opposant leur veto aux lois de TÂssemblée
nationale, ils ont déclaré que « sur leur territoire » Ift
presse est et sera indéfiniment libre, et qu'ils défen-
dront Marat.
Saisissons^les à cette heure. Le temps va vite, ils
changeront. Us ont encore quelque chose de leur
nature primitive. Qu'un an passe seulement, nous ne
les reconnaîtrons plus. Regardons-les aujourd'hui.
Du reste, n'espérons pas fixer définitivement les ima-
ges de ces ombres, elles passent, elles coulent; nous
SONT JEUNES ENCORE EN 1790. S47
aussi^ qui suivons leur destinée^ un torrent nous em-^
porte, orageux, trouble, tout-à-l'heure chargé de
boue et de sang.
Je yeux les voir aujourd'hui. Ils sont jeunes encore
en 1790, relativement, du moins, aux siècles qui
vont s'entasser sur eux avant 94.
Oui, Marat même est jeune en ce moment. Avec
set quarante-cinq ans, sa longue et triste carrière,
brûlé de travail, de passions^, de veilles, il est jeune
de vengeance et d'espoir. Ce médecin sans malade
prend la France pour malade, il la saignera. Ce phy-
sicien méconnu foudroiera ses ennemis^. L'Ami du
peuple espère venger le peuple et lui-môme , tous
deux maltraités, méprisés... Mais leur jour com-
mence. Rien n'arrêtera Marat ; il fuira, se cachera,
il portera de cave en cave sa plume et sa presse. Il
ne verra plus le jour. Dans celte sombre existence,
une femme s'obstine à le suivre, la femme de son im**
primeur, qui a quitté son mari pour se faire la com-
pagne de cet être hors la nature, hors la loi, hors le
soleil. Sale, hideux, pauvre, elle le soigne ; elle pré-
fère à tout d'être, au fond de la terre, la servante de
Marat.
Généreux instinct des femmes ! C'est lui aussi qui,
à ce moment , donne à Camille besmoulins sa char-
* J*appfofondirai ee caractère, ie ne donne ici qu*iui Marat éXié*
rieur, Marat comme cordefier, Marat en 90. Je tais, au chapitre IX,
montrer comment le terroriste scientifique qui croyait tuer Newten,
Franklin, Voltaire, devint le terroriste politique. Je donnerai plus tard
rextertnidatettr de 9S.
348 IVRESSE m MOMENT.
mante et désirée Lucile. 11 est pauvre, il est en péril,
voilà pourquoi elle le veut. Les parents auraient vu
volontiers leur fille prendre un nom moins compro-
mis ; mais c'est justement le danger qui tentait
Lucile. Elle lisait tous les matins ces feuilles ar-
dentes , pleines de verve et de génie, ces feuilles
satiriques, éloquentes, inspirées des hasards du jour,
et pourtant marquées d'immortalité. La vie, la m^rt
avec Camille, elle embrassa tout, elle arracha le con-
sentement paternel, et elle-même, riant, pleurant,
elle lui apprit son bonheur. Les témoins du mariage
furent Mirabeau et Danton.
Bien d'autres firent comme Lucile. Plus l'avenir
était incertain, plus l'on voyait l'horizon se chaiiger
d'orages, plus ceux qui s'aimaient avaient hâte de
s'unir, d'associer leur sort, de courir les mêmes chan-
ces, de placer, jouer la vie sur une même carte, un
même dé !
Moment ému, trouble, mêlé d'ivresse comme les
veilles de bataille, d'un spectacle plein d'intérêt,
amusant, terrible.
Tout le monde le sentait en Europe. Si beaucoup
de Français partaient, beaucoup d'étrangers venaient;
ils s'associaient de cœur à toutes nos agitations, ils
venaient épouser la France. Et dussent-ils y mourir, *
ils l'aimaient mieux que vivre ailleurs ; au moins,
s'ils mouraient ici, ils étaient sûrs d'avoir vécu.
Ainsi le spirituel et cynique allemand Anacharsis
Clootz, philosophe nomade (comme son homonyme le
Scythe), qui mangeait ses cent cinquante mille livres
ASPECT INTÉRIEUR DU aUB DES CORDELIERS. 549
de rente sur les grands chemins de l'Europe, s'arrêta,
se fixa ici , ne put s'en détacher que par la mort.
Ainsi l'espagnol Gusman, grand d'Espagne, se fit
sans-culotte, et, pour rester toujours plongé dans
cette atmosphère d'émeute qui faisait sa jouissance,
il s'établit dans un grenier, au fond du faubourg
Saint- Antoine.
Mais à quoi donc m'arrètais-je? arrivons aux Gor-
deKers.
Quelle foule! pourrons-nous entrer? Citoyens, un
peu de place ; camarades , vous voyez bien que
j'amène un étranger... Le bruit esta rendre sourd;
en revanche on n'y voit guère ; ces fumeuses petites
lumières semblent là pour faire voir la nuit. Quel
brouillard sur cette foule! l'air est dense de voix et
de cris...
Le premier coup-d'œil est bizarre, inattendu. Rien
de plus mêlé que cette foule, hommes bien mis^
ouvriers, étudiants (parmi ces derniers, remar-
quez Chaumette), des prêtres même, des moines;
à cette époque, plusieurs des anciens cordeliers
viennent au lieu même dfi leur servitude, savourer
la liberté. Les gens de lettres abondent. Voyez-vous
ce doucereux, l'auteur du Philinte, Fabred'Églantine;
cet autre, à tête noire, c'est le républicain Robert,
journaliste qui vient d'épouser un journaliste ,
M"* Kéralio. Cette figure si vulgaire, c'est le futur
Père Duchesne. A côté, l'imprimeur patriote, Mo-
moro, l'époux de la jolie femme qui deviendra un
jour la Déesse de la Raison... Cette pauvre Raison,
950 HARAT A \.k TRiBCNK
hëlwl périr» etqg l»ucU«,.. Abt s'iU avaient tous
ici cQnoaisfiance dQ leur sorti
Mais qu'est*-çe qui préside lii<«bas? ma foi, Tépou-
vante elle-D^ème. . .Tçrrible fipre que ce Paiitoo! uo
cyclope? un dieu d'en b^7. , . Ce visage efiroyablequent
brouillé de petite vérole, avec ses petits yeux obscun,
a Tair d'un ténébreux volcan . . . Non, ce n'est pas là un
homioe, c'est l'élémept même du trouble; Tivrc^se
et le vertige y planent, la fatalité. . . Sombre génie, tu
me fais peur! dois^tu sauver, perdre la France?
YoyeZ) il a tordu sa bouobe; toutes les vitres ont
frémi.
c La parole est à Marat l »
Quoil c'est \k Marat? cette chose jaune, verte
d'habits, ces yeux gris jaunes, si saillauts... Ceyt au
genre batrachien qu'elle appartient à coup sOr, plW"
tût qu'à l'espèce humaine ^. De quel marais nous ar-
rive cette choquante créature?
p Ses yeuK pourtant sont plutôt doux. Leur bnllapt,
leur transparence, l'étrange façop dont ils errend
regardant sans regarder, feraient croire qu'il y a là
un visionnaire, à la fois charlatan et dupe, s'attribuant
la seconde vue, un prophète de carrefour, vaniteui,
surtout crédule, croyant tout, croyant surtout 9es
propres mensonges, toutes les fictions involontaires
auxquels le porte sans cesse l'esprit d'exagératiûD.
1 Le seul portrait sérieux de M^rat est celui de Boze. Ceui de Pir
TÎd ont peu de ressemblance. On peut consulter aussi le pUtre pris
8iir le mort (quoique peut-être il ait été un peu corrigé), et le boste <|n
(tait 9Wi Cord^lierB (coUectlon de M. le colonel Maoïfii).
Sm hat)itod6R d'empiri^a» la cireonitance surtout
d'avoir vendu sur la place, lui donnent oe tour d'e»^
prit. Le crescendo sera terrible; il &ut qu'il trouve,
ou qu'il iavente, que de n oave il puitse crier un
miracle au moins par jour, qu'il mène ses abonnés
tremblants de trahisons en trahisons, de découvertes
en découvertes, d'épouvante en épouvante.
n remercia l'assemblée.
Puis, sa figure s'illumine. Grande, terrible trahie
son I nouveau complot découvert... Voyez, comme il
est heureux de frémir et de faire frémir... Voyee
comme la vaniteuse et crédule créature s'est transe-
figurée I.», Sa peau jaune luit de sueur.
c Lafayette a fait fabriquer dans le faubourg Saintr*
Antoine quinze mille tabatières qui toutes portent son
portrait... 11 y a là quelque chose... Je prie les bons
citoyens qui pourront s'en procurer de les briser.
On y trouvera, j'en suis sûr, le mot même du grand
oomplot ^ p
Plusieurs rient. D'autres trouvent qu'il y a lieu de
s'enquérir, que la chose en vaut la peine.
Marat, se rembrunissant 2 « J'avais dit, il y a trois
mois, qu'il y avait six cents coupables, et que %ix cents
bouts de corde en feraiept l'aflkire. Quelle erreur I...
t Ami da Praple, b* 91 9, SS déc. 90.— Li erédulilé de liant édata
paitottl. An n* 330, UaU XVI pleure k ohaude$ laimet dta aouU^
que lui fait faire rAutrichieune. Au u" 3^4, la reine a donué uut de
cocardes blanches, que le rubao blanc a enchéri de trois sous Taulne :
la ehose est sAre, Marat la tient d'une flUe de la Bertin (marchande de
I de la féxiê)f etc.» etc.
352 CAMILLE DESNOULINS CONTRE M ARAT.
Nous ne nous en tirerons pas maintenant k moins
de vingt mille. »
Violents applaudissements.
Marat commençait à être une idole pour le peuple,
un fétiche. Dans la foule des délations ^ des pré-
dictions sinistres dont il remplissait ses feuilles,
plusieurs avaient rencontré juste , et lui donnaient
le renom de voyant et de prophète. Déjà trois ba-
taillons de la garde parisienne lui avaient arrangé un
petit triomphe, qui n'aboutit pas, promenant dans les
rues son buste couronné de lauriers. Son autorité
n'était pas arrivée au degré terrible qu'elle atteignit
en 93. Desmoulins qui ne respectait pas plus les dieux
que les rois, riait parfois du dieu Marat autant que
du dieu Lafayette.
Sans égard à l'enthousiasme délirant de Legendre,
qui, les yeux, l'oreille, la bouche démesurément ou-
verts, humait, admirait, croyait, sans remarquer sa
fureur contre toute interruption, le hardi petit homme
apostropha familièrement le prophète : « Toujours
tragique, ami Marat, hypertragique, tragicolalos f
Nous pourrions te reprocher, comme les Grecs à
Eschyle, d'être un peu trop ambitieux de ce sumom...
Mais non, tu as une excuse ; ta vie errante aux cata-
combes, comme celle des premiers chrétiens, allume
ton imagination.... Là, dis-nous-bien sérieusement,
ces dix-neuf mille quatre cents têtes que tu ajoutes
par forme d'amplification aux six cents dç l'autre
jour, sont-elles vraiment indispensables ? N'en rabal-
tras-tu pas d'une?... Il ne faut pas faire avec plus ce
THÉROIGNE AUX C0RDEL1ERS. 555
qu'on peut faire avec moins. — J'aurais cru que trois
ou quatre tètes à panache, roulant aux pieds de la Li-
berté, suffiraient au dénoûment. »
Les Maratistes rugissaient. Mais un bruit sefait à la
porte qui les empêche de répondre , un murmure
flatteur, agréable... Une jeune dame entre et veut
parler... Comment ! ce n'est pas moins que M"« Thé-
roigne, la belle amazone de Liège! Voilà bien sa
redingote de soie rouge, son grand sabre du B octo-
bre. L'enthousiasme est au comble. « C'est la reine
de Saba, s'écrie Desmoulins, qui vient visiter le Sa-
lomon des districts. »
Déjà elle a traversé toute l'Assemblée d'un pas lé-
ger de panthère , elle est montée à la tribune. Sa
jolie tète inspirée, lançant des éclairs, apparaît entre
les sombres ligures apocalyptiques de Danton et de
Marat.
« Si vous êtes vraiment des Salomons, dit Théroi-
gne , eh bien ! vous le prouverez , vous bâtirez le
Temple, le temple de la liberté, le palais de l'As-
semblée nationale... Et vous le bâtirez sur la place
où fut la Bastille. y>
« Comment? tandis que le pouvoir exécutif habite
le plus beau palais de l'univers, le pavillon de Flore
et les colonnades du Louvre, le pouvoir législatif est
encore campé sous les tentes, au Jeu de paume, aux
Menus, au Manège.,, comme la colombe de Noé, qui
n'a point où poser le pied?
« Cela ne peut rester ainsi. Il faut que les peuples,
en regardant les édifices qu'habiteront les deux pou-
H. «3
554 ANACHARSIS GLOOTZ.
voirSy apprebnent, par k vue i^eiilê^ où réside le
vrai souverain. Qu'est-ce qu'un souveraiti sans palais,
un dieu sans autel? Qui t*ecotinattra son culte?
« Bâtissons-le, cbt autel. Et que tous y contri-
buent, que tous apportent leufr or, leurs pierreries
(moi, voici les miennes). Bâtissons le seul vrai
temple. Nul autre n'est digne de Dieu que celui
ot Tut prononcé la Déclaration dès droits de l'homme.
Paris, gardien de ce temple, sera moins une cité, que
la patrie commune à toutes, le rendez-vous defe tri-
bus, leur Jérusalem ! »
« La Jérusalem du monde », s'éîcrient des vbii en-
thousiastes. Une véritable ivresse avait saisi toute la
foule, un ravissement extatique. Si les anciens cor-
deliers qui , sous les mêmes voûtes, avaient jadis
donné carrière à leurs mystiques élans, étaient reve-
nus ce soir, ils se seraient toujours crus chez eux,
reconnus. Croyants et philosophes, disciples de hous-
seau, de Diderot , d'Holbach, d'Helvétius, tous,
malgré eux, prophétisaient.
L'allemand Anacharsis Clootz était ou se croyait
athée, comme tant d'autres, eu haine des maux
qu'ont faits les prêtres {Tantùm relligio potuit sua-^
dere malorumf) Mais avec tout son cynisme et son
ostentation de doute, l'homme du Rhin, le compa-
triote de Beethoven, vibrait puissamment à toutes les
émotions de la religion nouvelle. Les plus sublimes
paroles qu'inspira la grande Fédération sont une let-
tre de Clootz à M"^' de Beauharnais. Nul aussi n'en
trouva de plus étrangement belles sur l'unité future
ANACHAR5IS CLOOTZ. 355
da monde. Son accent, sa lenteur allemande, la sé-
rénité souriante, la béatitude d'un fol de génie, qui
se moque un peu de lui-même, mêlait Tamusement à
Tenthousiasme.
« Et pourquoi donc la nature aurait-elle placé Paris
à distance égale du pôle et de Téqualeur, sinon pour
être le berceau, le cbef-lieu de la confédération
générale des hommes? Ici s'assembleront les Étals-
Généraux du monde... Cela n'est )[>as si loin qu'on
croit, j'ose le prédire; que la Tour de Londres
s'écroule, comme celle de Paris, iet c'en est fait des
tyrans. L'oriflamme des Français ne peut flotter sur
Londres et Paris, sans faire bientôt le tour du globe. . .
Alors, il n'y aura plus ni provinces, ni armées, ni
vaincus, ni vainqueurs... On im de Paris à Pékin,
comme de Bordeaut à Strasbourg; l'Océan, ponté de
navires, unira ses rivages. L'orient et l'occident s'em-
brasseront au champ de la Fédération. Rome fut la
métropole du mondie par la guerre, Paris le sera par
la paix... Oui, plus je réfléchis, plus je conçois la pos-
sibilité d'une nation unique, la facilité qu'aura l'as-
semblée universelle, séant à Paris, pour mener le
char du genre humain... Émules de VitrUvc, écoutez
Toracle de la raison : si le civisme échauffe votre
génie, vous saurez bien nous faire un temple pour
contenir tous les représentants du monde. Il n'eii
faut guère plus de dix mille. »
« Les hommes seront ce qu'ils doivent être, quand
chacun pourra dire : Le monde est ma patrie, le
monde est à moi. Alors, plus d'émigrants. La nature
556 DOUBLE ESPRIT
est une , la société est une. Les forces divisées se
heurtent ; il en est des nations comme des nuages qui
s'entre-foudroyent nécessairement. . .
«Tyrans, vos trônes vont s'écrouler sous vous.
Exécutez-vous donc vous-mêmes. On vous fera grâce
de la misère et de Téchafaud... Usurpateurs de la
souveraineté, regardez-moi en face... Est-ce que
vous ne voyez pas votre sentence écrite aux murs
de l'Assemblée nationale?... Allons, n'attendez pas
la fusion des sceptres et des couronnes, venez au-
devant d'une révolution qui délivre les rois des
embûches des rois, les peuples de la rivalité des
peuples. »
«Vivat Anacharsis! s'écria Desmoulins. Ouvrons
avec lui les cataractes du ciel. Ce n'est rien que la
raison ait noyé le despotisme en France; il faut qu'elle
inonde le globe, que tous les trônes des rois et des
Lamas, arrachés de leurs fondements, nagent dans
ce déluge... Quelle carrière, de Suède au Japon!...
La Tour de Londres bralne... Un innombrable club
de jacobins d'Irlande a eu, pour première séance,
une insurrection. Au train que prennent les choses,
je ne placerais pas un schelling sur les biens du clergé
anglican. Quant à Pitt, c'est un homme lanterné, à
moins qu'il ne prévienne par la démission de sa place
la démission de sa tète, que John Bull va lui deman-
der...'On commence à pendre les inquisiteurs sur le
Mançanarez; la liberté souffle fort de la France au
Midi ; c'est tout-à-l'heure qu'on pourra dire : 11 n'y a
plus de Pyrénées. »
DES CORDELIERS. 557
cClootz vient de me transporter par les cheveux,
•omme l'ange fît au prophète Habacue, sur les hau-
teurs de la politique. Je recule la barrière de la Ré-
solution jusqu'aux extrémités du monde \.. »
Telle est l'originalité des Cordeliers. Voltaiie
parmi les fanatiques ! Car c'est un vrai fils de Vol-
taire que cet amusant Desmoulins. On est tout sur-
pris de le voir dans ce pandémonium. Bon sens, rai-
son, vives saillies, dans cette bizarre assemblée, où
Ton dirait qu'ensemble siègent nos prophètes des Cé-
vennes, les illuminés du Long parlement, les quakers
à tète branlante... Les Cordeliers forment à vrai dire
le lien des âges; leur génie, à la Diderot, tout
ensemble sceptique et croyant, rappelle en plein
dix-huitième siècle quelque chose du vieux mysti-
cisme, où parfois brillent par éclairs des lueurs de
l'avenir.
L'avenir ! mais qu'il est trouble encore ! Comme
il m'apparatt sombre, mêlé, sublime et fangeux à la
fois, dans la face de Danton.
> Je D'il pas besoin de dire que j*ai tiré tout ce chapitre des jour-
naax de Marat et de Desmoulins, en rapprochant seulement ce qui est
divisé, et changeant à peine quelques mots. Desrooulins, après avoir
eiprîmé son enthousiasme, demi-sérieux, demi-comique, pour les idées
de Clootz, ajoute, pour mêler Yutile duki : « J*a11ais poser la plume,
la surdité du peuple ingrat m'avait découragé. Je reprends IVspérance,
je constitue mon journal en journal permanent... Nous invitons nos
thers et amés souscripteurs dont Fabonnement expire à le renouve-
ler, non rue de Seine, mais chei nous, rue du Théâtre-Français, où
nous continuerons de cultiver une branche de commerce inconnue jus-
qu'i œ jour, une manufacture de révolutions. »
358 UN DBS PORTBAITS
J'ai SOUS les yeux un portrait de cette personni-
fication terrible, trop cruellement fidèle de notre
Révolution ; un portrait qu'esquissa David, puisille
laissa, effrayé, découragé, se sentant peu capable en-
core de peindre un pareil objet. Un élève conscien-
cieux reprit l'œuvre, et simplement, lentement, ser-
vilement même, il peignit chaque détail, cheveux
par cheveux, poil à poil, creusant une à une les mar-
ques de la petite vérole, les crevasses, montagnes et
vallées de ce visage bouleversé.
L'effet est le débrouillement pénible, laborieux,
d'une création vaste, trouble, impure, violente,
comme quand la nature tâtonnait encore, sans pou-
voir se dire au juste si elle ferait des hommes ou des
monstres ; moins parfaite, mais plus énergique, elle
marquait d'une main terrible ses gigantesques es-
sais.
Mais combien les plus discordantes créations de la
nature sont pacifiées et d'accord , en comparaison
des discordes morales que l'on entrevoit ici K... J'y
entends un dialogue sourd, pressé, atroce, comme
d'une lutte de soi contre soi, des mots entrecoupés,
que sais-jeî
Ce qui épouvante le plus, c'est qu'il n'a pas d'yeux;
du moins on les voit à peine. Quoi ! ce terrible aveu-
gle sera guide des nations?... Obscurité, vertige, fata-
lité, ignorance absolue de l'avenir , voilà ce qu'où lit
ici.
Et pourtant ce monstre est sublime. — Celte face
presque sans yeux semble un volcan sans cratère, —
DE DANTON. 359
volcan de fange ou de feu, — qui, dans sa forge fer-
mée , roule les combats de la nature. — Quelle sera
l'éruption !
C'est alors qu'un ennemi, terriûé de ses paroles,
rendant hommage , dans la mort', au génie qui l'a
frappé, le peindra d'un mot éternel : le Pluton de
l'éloquence.
Celte figure est un cauchemar qu'on ne peut plus
soulever, un mauvais songe qui pèse , et l'on y re-
vient toujours. On s'associe machinalement à cette
lutte visible des principes opposés; on participe à
l'effort intérieur, qui n'est pas seulement la bataille
des passions, mais la bataille des idées, l'impuis-
sance de les accorder ou de tuer Y une par l'au-
tre. C'est un Olldipe dévoué, qui, possédé de son
énigme, porte en soi, pour en être dévoré, le terrible
sphynx *.
1 Ce portrait (coUection de M. de Saint-Albin) représente, selon
moi, Danton en 90, au moment où le drame se noue, Danton relati-
Tement jeune, dans' une étonnante concentration de sang, de chair, de
▼ie, de force. C*est Danton avant. — Un petit et merveilleux dessin de
DaTÎd, fait à la plume, dans uneséapce de nuit de la Convention, donne
Danton qprès, Danton à la fin de 93, les yeux bien ouverts alors, mais
si cruellement creusés! lançant la terreur, mais visiblement le cœur
déchiré!... Personne ne verra ce dessin tragique sans un mouvement
de doulepr, sans s^écrier malgré soi : « Ah I barbare ! Ah ! infortuné !... •
— Entre cef deux solennels portraits, il y a deux croquis de David
où on le voit de profil; mais c'est un tel mystère de douleur et d*)ior-
reur que je ne veux pas en parler encore. Cela viendra assez lot.
CHAPITRE YIII.
IMPUISSANCE DE L'ASSEMBLÉE. REFUS DD SERMENT.
(Novembre SO-Janvier 91.)
Apparition des Jacobins folurs. — Les premiers Jacobins (Daport, BarBave,
Lameth, elc.) voudraient enrayer. — Esprit rétrograde de l'Assemblée. —
Mirabeau et les Lameth primés par Robespierre, aux Jacobins (11 noT. 90).
Les Lameth se soutiennent par la guerre ecclésiastique. — Lesprétree pro-
voquent la persécution. -~ On exige le serment des prêtres, 27 nov. 99. —
Sanction Torcée du roi, 96 déc. 90. ^ L'Assemblée ordonne en vain le ser-
ment immédiat, \ janvier 91. — Refus du serment dans TAssemblét
même.
Alexandre de Lameth raconte qu'au mois de juin
1790 une société patriotique F invita à un banquet
avec son frère, Duport et Bamave. Ce banquet de
deux cents personnes, hommes et femmes, fut vrai-
ment Spartiate, et pour Taustérité patriotique et
pour la frugalité. Les convives ayant pris place,
le président se lève et prononce avec solennité
le premier article de la Déclaration des droits :
a Les hommes naissent et demeurent libres»,
etc. L'assemblée écouta dans un religieux silence,
APPARITION DES JACOBINS FUTURS. 361
et le recueillement dura pendant tout le repas.
Une Bastille en relief était sur la table; au des-
sert, les vainqueurs de la Bastille qui se trouvaient
parmi les convives tirent leurs sabres, et, sans mot
dire, mettent la Bastille en pièces; il en sort un en-
fant, avec le bonnet de la liberté. Les dames placent
des couronnes civiques sur la tête des députés pa-
triotes, et le dîner finit comme il avait commencé : le
président, pour oraison, prononce, dans la même
gravité sombre, le second. article de la Déclaration
des droits : a Le but de toute association, » etc.
Le président était le mathématicien Romme, alors
gouverneur des princes Strogonoff. Il avait senti la
liberté, où on la sent bien, en Russie, il avait bu
en plein esclavage la coupe de la Révolution. Ivre
et froid en même temps, ce géomètre allait appli-
quer inflexiblement le nouveau principe , et , par une
large soustraction de chiffres humains , en dégager
l'inconnu. Immuable calculateur au sommet de la
Montagne, il n'en descendit qu'au 2 prairial, pour
s'enfoncer son compas dans le cœur.
Les Lameth se virent avec frémissement dans un
monde tout nouveau. Les nobles et élégants Jacobins
de 89 aperçurent les vrais Jacobins.
Ils en conviennent eux-mêmes , cet homme de
pierre qui présidait, ces textes législatifs, récités pour
oraisons, le recueillement, le silencede ces fanatiques,
« cela leur parut effrayant » . Ils commencèrent k
sonder l'océan où ils entraient; jusque-lk, comme
des enfants, ils jouaient à la surface.... Que de gé-
362 LES PREMIERS JACOBINS (DUPOI^T. BARMAVB, LAHETH)
oérations révolutionnaires les sép^iraient de ceux-ci I
Ils les comprenaient à peine, l\^ conqaissaieat
parfaitement les agitatefifs de pl^ce, Içs qi^vriers de
rémeute, qu'ils einployaient et laqç«iipnt. ]ls cop-
naissaient les journalistes violepts, )es bruyants
aboypurs de clubs, mais Ips plus bruyants n'étaient
pas les plus formidables. Par delà toutes ces colè-
res, simulées ou vraies, il y ayq^it quelqup chose de
froid et terrible, pe qu'ils Yenai^ut 4p touclier ; ils
avaient rencontré l'acier de la I^évolirticm*
Ils eurent frojd, et reculèrept.
lis voulaient du mqiqs reculer, e( ne savaient com-
ment le faire. Ils semblaient k V&^^uit-garde, ils
avaient l'air de mener, tout œil était fixé sur eui. La
trinité jacobine, ûupprt, Barnave et {^ameth, était
saluée comipe le pilote de |a Révolution, pour la
mener en avant. <x Ceux-ci ^u WQios sept fenqes et
francs , disaitH^q , ce qe sont p^ des Mirabeau. »
Desmoulins les exalte à côté de Robespierre; Ifarat,
le défiaqt Marat, q'a nul soupçon encore sur eux.
Ils devaient pourtaqt cette gn^qde positipp à lei|r
dextérité bien plus qu'à leur force. On ne pouvait
manquer d'apercevoir leurs côtés fail)les, leurs fluc-
tuations, leur caractère équivqque.
On démêla d'abord le vidp de Rarnave, pqis lio'
trigue des Lameth. Duport fut connu le dernier.
Chose curieuse, le premier coup, un trait léger de
ridicule, fut laqcé d'une main nullen^ent hostile, par
cet étourdi DesmouIin3, enfant terrible, qui disait
toujours tout haut ce que bien d'aptres peu^^i^o^;
VODDRÀIENT ENRATER. 303
telles choses souvent qu'on était tacitement con-
venu de ne pas dire; le matin^ lisant son journal, ses
amis y voyaient parfois des mots cruellement vrais.
Ici, c'était à Toccasion de la motion pour le renvoi
des ministres. Desmoulins se paoque de l'Assemblée,
a qui garde toujours la harangue de M. Barnave pour
le bouquet, puis ferme la discussion.... Cette fois
pourtant, ce n'èts^t p^s le cas, compie on dit, de
tirer l'échelle... » L'espiègle, dans le même article,
dit un mot original pt juste, qui frappe, non-seu-
lement Barnave, mais presque tous les parleurs, toi^s
les écrivains du temps : « En général, les discours
des patriotes ressemblaient trqp aux cheveux de 89,
plats et sans poudre. Où donc étais-tu, Mirabeap?...»
Puis, il demande pourquoi les Lapielh ont crié Aux
voixl quand Pétion et ftewbell voulaient parler,
ce quand l'hercule l^in^beau, avec s^ n^assue, allajt
écraser les pygmées, etc.
Un coup plus grave fut porté quelques jours *près
à Barnave, dont il qe s'pst point relevé. J^e journaliste
Brissot, un doctrinaire républicain, dont je parlerai
bientôt tout ^u long, lui lança, au sujet des hommes
de couleur, dont Barqave annulait les droits, une
longue et terrible lettre où il mit l'avocat à jour, suf-
fisant, brillant et vide, plein de phrases et sans idées.
Brisspt, écrivain trop facile ordinairement, paais ici
fort de raison, trace avec sévérité le portrait du vrai
patriote, et ce portrait se trouve être l'envers de celui
de Barnave. Le patriote n'est ni intrigant ni jaloux,
il ne cherche point la popularité pour se faire cr^in-
364 ESPRIT RÉTROGRADE DE L'ASSEMBLÉE.
dre de la cour et devenir nécessaire. Le patriote
n'est point l'ennemi des idées, il ne fait point de
tirades contre la philosophie. Les plus grands ci-
toyens de l'antiquité n'étaient-ils pas des philoso-
phes stoïciens? etc., etc.
Mais ce qui compromit le plus le parti Bamave et
Lameth, c'est qu'au moment où le duel de Lameth
le rendait très- populaire, ils n'hésitèrent pas à se
déclarer sur la question dangereuse de la garde na-
tionale. Jusque-là, dans les moments difficiles, ils se
taisaient, votaient silencieusement avec leurs adver-
saires ; on avait pu le voir pour TafTaire de Nancy,
où l'unanimité montra que les Lameth avaient voté
comme les autres.
L'Assemblée, nous Tavons dit, avait peur du
peuple; elle l'avait poussé d'abord, et maintenant
elle voulait le ramener en arrière. En mai, elle avait
encouragé l'armement, décrétant que nul n'était
citoyen actif, s'il n'était garde national. En juillet, au
moment où la Fédération montrait bien pourtant
qu'on pouvait avoir confiance, on fit l'étrange mo-
tion d'exiger l'uniforme, ce qui était indirectement
désarmer les pauvres. En novembre, une proposition
plus directe fut faite par Rabaut-Saint-Étienne, celle
de restreindre les gardes nationaux aux seuls citoyens
actifs. Ces derniers étaient fort nombreux, nous l'a-
vons vu, quatre millions. Mais, tel était l'étrange
état de la France d'alors, la diversité des provinces,
que dans plusieurs, dans l'Artois, par exemple, il n'y
aurait presque pas eu de citoyens actifs, ni de gardas
MIRABEAU AUX JACOBINS. 21 NOV. 90. S6K
nationaux. C'est ce que faisait valoir Robespierre
avec beaucoup de force , étendant, exagérant cette
observation, très-juste pour sa province * : « Voulez-
vous donc, disait -il, qu'un citoyen soit un être
rare?.... » Qu'on juge des applaudissements, dû tré-
pignement des tribunes !
Le soir du 21 novembre, Robespierre soutenait
cette thèse aux Jacobins. Mirabeau était président.
Dans la fluctuation continuelle où le public était pour
lui, tel jour le portant au ciel, et l'autre voulant l'é-
trangler, il avait ambitionné cette présidence pour
étayer sa popularité de celle des Jacobins. On comp-
terait plutôt les vagues de la mer que les alternatives
de Mirabeau ; c'était entre lui et le public un orageux
amour, plein de querelles et de fureurs. Camille est
admirable Ik-dessus, jamais froid ni indifférent; au-
jourd'hui, il l'appelle maîtresse adorée, et demain
fille publique.
Mirabeau avait baissé pour sa proposition de re-
mercier Bouille. Mais il avait remonté par un terrible
discours contre ceux qui avaient osé se moquer des
trois couleurs, un de ces discours éternellement mé-
morables, qui font que cet homme-là, fût-il plus
criminel encore, ne pourra jamais, quoi qu'on fasse,
être arraché de la France. — Et puis, il avait baissé,
en proposant d'ajourner la réunion d'Avignon, de
ménager encore le pape. Mais, il avait remonté
1 On disait aussi une chose probabieraent fausse, que le faubourg
ftaîot-Aotoine n'aurait que deux cents électeurs.
366 MIRABEAU ET LES UMBTB
fMir.iine simple apparition au théâtre, où pouf la pre-
mière foid Dti rejouait Brutus; sa vue fit tout oublier,
réveilla l'amour, l'enthousiasme, « veteris resligia
flàmm8B, X» on ne regardait que lui, on lui adressait
mille allusions ; ce fut un triomphe éclatant, mais le
dernier.
Cela le 19 novembre. Le 21, présidant aux Jaco-
bins, Mirabeau écoutait avec impatience le discours de
Robespierre sur la garde nationale restreinte aux ci-
toyens actifs, n entreprit de lui ôler la parole, sous pré-
texte qu'il parlait contre des décrets rendus. Chose
grave, périlleuse, devant une assemblée émiie, toute
favorable à Robespierre... «Continuez, continuez,»
crie-t-on de toute la salle. Le tumulte est au comble;
impossible de rien entendre, ni président, ni sonnette.
Mirabeau, au lieu de se couvrir, comme président,
fit une chose très-hardie, qui allait ou lui donner
l'avantage, ou faire éclater sa défaite. Il monta sur
le fauteuil, et comme si le décret attaqué était en
lui Mirabeau, comme s'il s'agissait de le défendre et
le sauver, il crie : « A moi, mes collègues!., que tous
mes confrères m'entourent! » Cette périlleuse dé-
monstration fit cruellement ressortir la solitude de
Mirabeau. Trente députés vinrent à son appel. Et
l'assemblée tout entière resta avec Robespierre.
Desmoulins, ancien camarade de collège de celui-ci,
et qui ne perd nulle occasion d'exalter son carac-
tère, dit à cette occasion : « Mirabeau ne savait donc
pas que si l'idolâtrie était permise chez un peuple
libre, ce ne serait que pour la vertu. »
PRIMÉS PAR ROBESPIERRE, AUX JACOBINS. 307
Grande révélation aussi du changement profond
qu'avait déjà subi le club des Jacobins. Fondé par
les députés et pour eux^ il n'en avait plus dans son
sein qu'un petit ndmbre qui n'y pesaient guère. Des
admissions faciles, d'hommes ardents , impatients,
avaient renouvelé le dub ; l'Assemblée y était, sans
doute, mais la future Assemblée. Pour elle seule par-
lait Robespierre.
Charles de Lâmeth arrive, le bras en échiarpe;
on fait volontiers silence. Tout lé tnonde était con-
vaincu qu'il était pour Robespierre, il parla pour
Mirabeau ! Le vicomte de Noailles déclara que le
comité avait entendu le décret autrement que Mira-
beau et Lameth, dans le sens de Robespierre. Ce-
lui-ci^ reprit la t)arole, avec toiite l'assemblée pour
lui, le président réduit au silence... au silence,
Mirabeau !
Voilà les Lameth bien toalades! JFondateurs des
Jacobins, ils les voient échapper. Leur popularité
datait surtout dli jour où ils luttèrent contre Mira-
beau sur le droit de paix et de guerre ; et lés voilà
compromis, associés à Mirabeau dans les défiances
publiques. Us vont enfoncer, se noyer, s'ils né trou-
vent moyen de se séparer violemment de celui-ci, de
le jeter à là mer, et si, d'autre part, leur guerre au
clergé ne leur ramène Topinion.
Il est bien juste de dire, que les prêtres faisaient
tout ce qu'il fallait pour mériter la persécution. Ils
avaient eu l* adresse de faire reculer dans l'ombre la
question des biens ecclésiastiques, de tnetlre en lu-
368 ItS SE SOUTlENNkNT PAR LA GUERRE ECCLÉSIASTIOUC.
mière, en saillie, la question du serment. Ce ser-
ment qui ne touchait en rien la religion , ni le
caractère sacerdotal, le peuple ne le connaissait
pas, et il croyait volontiers que TAssemblée impo-
sait aux prêtres une sorte d'abjuration. Les évêques
déclaraient qu'ils n'auraient aucune communica-
tion avec les ecclésiastiques qui prêteraient le se^
ment. Les plus modérés disaient que le pape n'avait
pas encore répondu, qu'ils voulaient attendre, c'est-
à-dire que le jugement d'un souverain étranger dé-
ciderait s'ils pouvaient obéir à la patrie.
Le pape ne répondait pas. Pourquoi ? A cause des
vacances. Les congrégations des cardinaux ne s'assenh
blaient pas, disait-on, à cette époque de l'année. En
attendant, par les curés, par les prédicateurs de tout
rang et de toute robe,on travaillait àtroublerlepeuple,
à rendre le paysan furieux, à jeter- les femmes dans le
désespoir. Depuis Marseille jusqu'à la Flandre, un
concert immense, admirable, contre l'Assemblée. Des
pamphlets incendiaires sont colportés de village en
village par les curés de la Provence. A Rouen, àCondé,
on prêche contre les assignats, comme invention du
diable. A Chartres, à Péronne, on défend en chaire de
payer l'impôt; un curé bravement se propose pour
aller, à la tête du peuple, massacrer les percepteurs.
Le chapitre souverain de Saint-Waast dépêche
des missionnaires pour prêcher à mort contre FAs-
semblée. En Flandre, les curés établissent, d'une
manière forte et solide, que les acquéreurs des biens
nationaux sont infailliblement damnés, eux, leurs
LES PRÉTHES PROVOQUENT LA PERSÉCUTION!. 369
enfants et descendants : « Quand nous voudrions les
absoudre, disaient ces furieux , est-ce que nous le
pourrions î... Non , personne ne le pourrait, ni curés,
ni évèques, ni cardinaux, ni le pape! Damnés,
damnés k jamais ! »
Une bonne partie de ces faits étaient mis au jour,
répandus dans le public, par la correspondance des
jacobins et le journal de Laclos. Ils furent réunis
et groupés dans un rapport que le jacobin Yoidel fit
à l'Assemblée. Mirabeau appuya par un long et ma-
gnifique discours, où, sous des paroles violentes, il
tendait aux voies de douceur, restreignant le ser-
ment aux prêtres qui confessaient; pour l'affaiblisse-
ment du clergé, il voulait qu'on se fiât au temps,
aux extinctions, etc.
Mais l'Assemblée fut plus aigre. Elle voulait châ-
tier. Elle exigea le serment, le serment immédiat.
Une chose étonne dans cette Assemblée, composée,
pour la bonne part, d'avocats voltairiens, c'est sa
croyance naïve, à la sainteté, à l'efiicacité de la pa-
role humaine. Il fallait qu'il y eût encore , après
toute la sophistique du XVIIP siècle, un grand fonds
de jeunesse et d'enfance dans le cœur des hommes.
Ils se figurent que, du moment où le prêtre aura
juré, du jour où le Roi aura sanctionné leurs décrets,
tout est fini, tout est sauvé.
Et le Roi , au contraire , honnête homme du
vieux monde, s'en va mentant tout le jour. La pa-
role qu'ils croyent une difficulté si grande, un ob-
stacle, une barrière, un lien pour l'homme, n'embar-
II. 3i
570 ON EXIGE LE SERMENT DES PRÊTRES, i7 NOV. 90.
rasse en rien le Roi. De crainte qu'on ne le croye
assez, il passe toute mesure. Il parle et reparle sans
cesse de la confiance qu'il mérite. H s'exprime, dit-
il, ouvertement^ franchement, — il s'étonne qu'il s è-
lève des doutes sur la droiture connue de son carac-
tère... — (23, 26 décembre 90.)
Les plus innocents de tous, les jansénistes, ne s'ar-
rêtent pas à cela ; ils veulent du réel, du solide, un
serment, — du vent, du bruit.
Donc, le 27 novembre, un décret terrible : «L'As-
semblée veut, tout de bon, que les évoques, curés, vi-
caires, jurent la constitution, sous huitaine ; sinon ils
seront censés avoir renoncé à leur office. Le maire
est tenu, huit jours après, de dénoncer le défaut de
prestation deserment. Et ceux qui, le serment prêté,
y manqueraient, seront cités au tribunal du district.
Et ceux qui, ayant refusé, s'immisceraient dans leurs
anciennes fonctions, poursuivis comme perturba-
teurs. »
Décrété, non sanctionné!... Nouvel effroi des jan-
sénistes, qui se sont avancés si loin. Ils veulent un ré-
sultat. Le 23 décembre, Camus demande « que la
force intervienne », la force sous forme de prière;
que l'Assemblée prie le Roi de lui répondre d'une
façon régulière sur le décret. La force 1 c'est ce
qu'attendait le Roi ^. Il répond immédiatement qu'il a
^ Toutefois, il n*est pas exacl de dire» comme Ta fait Hardenberig
(Mémoires d'un homme d*éta() que c'est après celle sanction forcée que
le roi s'adressa aux puissances. l\ l*avait fait du 6 octobre au S décem-
SANCTION FORCÉE DU ROf, 20 ÛÉC. 90. S71
sanctionné le décret. Il peut dire ainsi à TEurope
qu'il est forcé et captif.
n dit à M. de Fersen : « J'aimerais mieux être roi
de Metz... Mais cela finira bientôt. »
Chose remarquable, ni Robespierre, ni Marat, ni
Desmoulins, n'auraient exigé le serment. Marat si
intolérant, Marat qui demande qu'on brise les presses
de ses ennemis, yeut qu'on ménage les prêtres ; c'est,
dit-il, la seule occasion où il faut user de ménage-
ments, il s'agit de la conscience. Desmoulins ne
veut nulle autre rigueur que d'ôter l'argent de l'Étal
à ceux qui ne jurent point obéissance k l'État. « S'ils
se cramponnent dans leur chaire, ne nous exposons
pas même à déchirer leur robe de lin, pour les en ar-
racher. . . Cette sorte de démons, qu'on appelle phari-
siens, calotins ou princes des prêtres, n'est chassée
que par le jeûne : Non ejicitnr nistperjejunium. »
L'exigence dure et maladroite qu'on mit k de^
mander le serment aux députés ecclésiastiques dan»
l'Assemblée même, fut une faute très-graye eu
parti qui dominait. Elle donna aux réfractaires une
magnifique occasion, éclatante, solennelle, de témoi-
gner devant le peuple pour la fel qu'ils n'avaient
point. L'archerêque de Narbonne disait plus tard ,
sous l'Empire : « Nous nous sommes conduits en
vrais gentilshommes ; car on ne peut pas dire de
bM, Ce dernier jour, il Mx i te PntsKe qa*il «'est déjjk adreisé ï tout
les souverains. El c*e8l le 26 décembre seulement qu'il donna la sanc-
tion.
572 L'ASSEMBLÉE ORDONNE EN VAIN
la plupart d'entre nous que ce fiftt par rel^ion. »
Il était facile à prévoir, que ces prélats, mis en de-
meure de céder devant la foule, de démentir solen-
nellement leur opinion officielle, répondraient en
gentilshommes. Le plus faible, ainsi poussé, devien-
drait un brave. Gentilshommes ou non, c'étaient enfin
des Français. Les curés les plus révolutionnaires ne
purent se décider à laisser leurs évéques au moment
critique ; la contrainte les choqua , le danger les
tenta, la beauté solennelle d'une telle scène gagna
leur imagination, et ils refusèrent.
Dès la première séance, où l'on interpella le seul
évêque de Clermont , on pouvait juger de l'effet.
Grégoire et Mirabeau, le jour suivant (4 janvier),
tâchèrent d'adoucir. Grégoire dit que l'Assemblée
n'entendait nullement toucher au spirituel , qu'elle
n'exigeait même pas l'assentiment intérieur, ne for-
çait pas la conscience. Mirabeau alla jusqu'à dire
que l'Assemblée n'exigeait pas précisémentle serment,
mais seulement qu'elle déclarait le refus incompatible
avec telles fonctions, qu'en refusant de jurer, on était
démissionnaire. C'était ouvrir une porte. Bamave la
ferma avec une aigre violence, croyant sans doute
regagner beaucoup dans l'opinion; il demanda et ob-
tint qu'on ordonnât de jurer sur l'heure.
Mesure imprudente qui devait avoir l'effet de dé-
cider le refus. Les refusants allaient avoir la gloire
du désintéressement, et aussi celle du courage; car la
foule assiégeait les portes, on entendait des menaces.
Les deux partis s'accusent ici; les uns disent que les
LE SERIfENT IMMÉDIAT, 4 JANVIER 91. 5T3
jacobins essayèrent d'enlever le serment par la ter-
reur; les autres que les aristocrates apostèrent des
aboyeurs pour constater la violence qu'on leur faisait,
rendre odieux leurs ennemis, pouvoir dire, comme ils
le firent en effet : Que l'Assemblée n'était pas libre.
Le président fait commencer l'appel nominal :
M. Vévêqued'Agen.
L'évéque : Je demande la parole.
La gauche : Point de parole! Prêtez-vous le ser-
serment, oui ou non?
(Bruit au dehors.) Un membre : Que M. le maire
aille donc faire cesser ce désordre!
M. VévêqUe d'Agen : Vous avez dit que les refu-
sants seraient déchus de leurs offices. Je ne donne
aucun regret à ma place ; j'en donnerais à la perte de
votre estime. Je vous prie d'agréer le témoignage de
la peine que je ressens de ne pouvoir prêter le
serment.
(On continue l'appel.) M. le curé Foumès : Je dirai
avec la simplicité des premiers chrétiens.... Je me
fais gloire et honneur de suivre mon évoque, comme
Laurent suivit son pasteur.
3f. le curéLeclerc : Je suis enfant de l'église catho-
lique...
L'appel nominal réussissant si mal, un membre
fit observer qu'il n'avait pas été exigé par l'Assem-
blée, qu'il n'était pas sans péril, qu'on devait se con-
tenter de demander collectivement le seiment. La
demande collective n'eut pas plus de succès. L'As-
semblée n'en tira d'autre avantage que de rester un
574 REFUS DU SBBMEifT DANS L' ASSEMBLÉE MÊME.
quart d'heure et plus silencieuse, impuissante, et de
donner à Tennemi l'occasion de dire quelques noUes
paroles qui ne pouvaient manquer, dans un pays
comme la France , de faire bien des ennemis à la
Révolutioni
M. Vévêque de Poitien : J'ai soixante-dix ans, j'en
ai passé trente-cinq dans Tépiscopat, où j'ai fiût tout
le bien que je pouvais faire. Accablé d'années et
d'études, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse ; je
ne veux pas prêter un serment... (Murmures.) Je
prendrai mon sort en esprit de pénitence.
Ce sort n'eut rien de funeste. Les évoques sortirent
sans péril de l'Assemblée, y revinrent tant qu'ils
voulurent. L'indignation de la foule n'entraîna aucun
acte violent,
La séance du 4 janvier fut le triomphe des prêtres
sur les avocats. Ceux^i, dans leur maladresse,** s'é-
taient comme affublés de la vieille robe du prêtre,
de cette robe d'intolérance, fatale à qui la revêt. Les
évêques gentilshommes trouvèrent dans la situation
des paroles heureuses et dignes, qui pour leurs ad-
versaires furent des coups d'épée. La plupart de ces
prélats qui parlaient si bien, n'étaient pourtant que
des courtisans intrigants et mal famés; dans notre sé-
rieux monde moderne, qui demande au prêtre vertus
et lumières, ils auraient été obligés tôt ou tard de se
retirer de honte. Mais la profonde politique des Camus
et des Barnave avait trouvé le vrai moyen pour leur
ramener le peuple, pour en faire des héros chrétiens,
les sacrer par le martyre.
CHAPITRE IX.
LE PRBIIIBR PAS DE LA TERREUR.
Furear, légèreté de Martt. EaUH une théorie poliiiqae on sociale? Egl-il
commanisie? Ses joarnaux contiennent-ils des vues pratiques? — Précé-
dents de Maral. Naissance, édveation. Ses premiers euvrages, politiques,
pbtlocopliiqoes. Maral ehei le comte d'Artois. Sa physique, ses attaques
contre Newton, Franklin, etc. 11 commence l'Ami du peuple. Ses modèle!!.
Sa Tie cachée, laborieQse. Ses prédictions. Ses. rancunes pour ses enne-
Bis personnels. Son aeharaemenl contre Lavoisier. Les tribunaux n'osent
juger Varat (Janvier 1791]. Pourquoi toute la Presse suivit Maral dans la
violence.
L'année 1791, si tristement ouverte par la scène
du 4 janvier, offre tout d'abord l'aspecl d'un revire-
ment funeste, d'un violent démenti au principe de la
Révolution : La libt*rté foulant aux pieds les droits du
la liberté, l'appel à la force.
L'appel à la force brutale, d'où part-il? chose sur-
prenante, des hommes les plus cultivés. Ce sont des
l^istes, des médecins, des gens de lettres, des écri-
vains, ce sont les hommes de l'esprit, qui, poussant
la foule aveugle, veulent décider les choses de l'esprit
par l'action matérielle.
Marat était parvenu k organiser dans Paris une
576 FUREUR, LÉGÈRETÉ
sorte de guerre entre les vainqueurs de la Bastille.
Hulin et d'autres, qui s'étaient enrôlés dans la garde
nationale soldée,' étaient désignés par lui à la ven-
geance du peuple, comme «mouchards de Lafayette » .
Il ne se contentait pas de donner leurs noms, il y
joignait leur adresse, la rue et le numéro, pour que,
sans autre recherche, on allât les égorger. Ses feuil-
les étaient réellement des tables de proscription où
il inscrivait à la légère, sans examen, sans con-
trôle, tous les noms qu'on lui dictait. Des noms
chers à l'humanité, depuis le 14 juillet, celui du
vaillant Élie, celui de M. de La Salle, oublié par l'in-
gratitude du nouveau gouvernement, n'en étaient
pas moins inscrits par Marat pêle-mêle avec les au-
tres. 11 avoue lui-môme que dans sa précipitation, il
a confondu La Salle avec l'horrible de Sade, Finfàme
et sanguinaire auteur. Une autre fois, il inscrit parmi
les modérés, les fayettistes. Maillard, l'homme du
5 octobre, le juge du 2 septembre.
Malgré toutes ces violences et ces légèretés crimi-
nelles, l'indignation visiblement sincère de Marat
contre les abus, m'intéressait à lui, je dois le dire.
Ce grand nom d'Ami du peuple commandait aussi
à l'histoire un sérieux examen. J'ai donc religieuse-
ment instruit le procès de cet homme étrange, lisant,
la plume à la main, ses journaux, ses pamphlets,
tous ses ouvrages*. Je savais, par beaucoup d'exeni-
* On comprend, de reste, que, pour instruire ce procès, je n*ai cru
devoir m'en rapporter à aucun des ennemis de Marat; c*est dans s»es
DE MARAT. 577
pies, combien le sentiment du droit, l'indignation, la
pitié pour l'opprimé, peuvent devenir des passions
violentes, et parfois cruelles. Qui n'a vu cent fois les
femmes, à la vue d'un enfant battu, d'un animal bru*
talement maltraité, s'emporter aux dernières fu-
reurs?... Marat n'a-t-il été furieux que par sensibi-
lité, comme plusieurs semblent le croire? telle est la
première question.
S'il en est ainsi, il faut dire que la seusibilité a
d'étranges et bizarres effets. Ce n'est pas seulement
un jugement sévère, une punition exemplaire, que
Marat appelle sur ceux qu'il accuse ; la mort ne lui
suffirait pas. Son imagination est avide de supplices;
il lui faudrait des bûchers, des incendies ^, des mu-
tilations atroces : Marquez-les d'un fer chaud, cou-
pez-leur les pouces, fendez-leur la langue *, etc, etc.
Quel que soit l'objet de ces emportements, qu'on
le suppose ou non coupable, ils n'avilissent pas moins
celui qui s'y livre. Ce ne sont pas là les graves, les
saintes colères d*un cœur vraiment atteint de l'amour
de la justice. On croirait plutôt y voir le délire d'une
femme hors d'elle-même, livrée aux fureurs hyslé-
ri^es, ou près de Tépilepsie.
Ce qui étonne encore plus, c'est que ces trans-
oufrages même que j*aî puisé généralement ; c*esl sur son propre té*
moignage que je veux le condamner ou Tabsoudre.
* Ami du Peuple, n« 327, p. 3, \*' janvier 94; — n» 354, p. 8,
25 janvier 91 .
s Ibidem, no 305, p. 7, 9 déc. 90; — n« 325, p. 4, 30 déc. 90,
etc., etc.
378 EUT-IL UNE THÉORIE
ports, qu'on voudrait expliquer par l'excÔB du fana-
tisme, ne procèdent d'aucune foi précise qu'on puisse
caractériser. Tant d'indécision avec tant d'emporte-
ment, c'est un spectacle bizarre. Il court furieux....
où court-il? il ne saurait bien le dire.
Si nous devons chercher les principes de Harat,
ce n'est point apparemment dans les ouvrages de sa
jeunesse (j'en parlerai lout-à-l'heure), mais dans ceux
qu'il écrivit en pleine maturité, en 89 et 90, au mo-
ment où la grandeur de la situation pouvait augmen-
ter ses forces et l'élever au-dessus de lui-même. Sans
parler de l'Ami du peuple, commencé à cette époque,
Marat publia, en 89, La amstitutim, ou projet de déckr
ration des droits^ suivi d'un plan de constitution juste,
sage et libre ; — de plus, en 90, son Pian de législatùm
criminelle , dont il avait déjà donné un essai en
1780. 11 offrit ce dernier ouVrftge à l'assemblée
nationale.
Au point de vue politique, ces ouvrages, extrême-
ment faibles, n'ont rien qui les distingua d'une infi-
nité de brochures qui parurent alors. Marat y est
royaliste, et décide que, dans tout grand État, la forme
du gouvernement doit être monarchique; c'est la seult
qui convienne à la France (Constitution, p. 17). I^
prince ne doit être recherché que dans ses ministres; sa
personne sera sacrée (p. 43). En février 91, Marat est
encore royaliste.
Au point de vue social, rien , absolument rien
qu'on puisse dire propre à l'auteur. On lui sait gré
toutefois de l'attention particulière qu'il donne au
POLITIQUE OU SOCIALE? 379
sort des femmes, de sa sollicitude pour réprimer le
libertioage, etc. Cette partie de son Plan de législa-
tion criminelle est excessivement développée. 11 y a
des observations, des vues utiles, qui font pardonner
tels détails inconvenants et peu à leur place (par
exemple, la peinture du vieux libertin, etc. (Légis-
lation, p. 101].
Les remèdes que Tauteur veut appliquer aux maux
de la société sont peu sérieux, tels qu'on ne s'atten-
drait guère à les voir proposer par un homme de
son âge et de son expérience, un médecin de qua-
rante-cinq ans. Dans sa Législation criminelle, il de*
mande des pénalités gothiques contre le sacrilège et
le blasphème ( amende honorable aux portes des
églises, etc., p. 119-120), et, dans sa Constitution, il
n'en parle pas moins légèrement du christianisme
et des religions en général (p. 57) .
Ces deux ouvrages n'auraient certainement attiré
aucune attention, si Fauteur ne partait d'une idée
qui ne peut jamais manquer d'être bien reçue, qui
devait Tètre singulièrement alors dans les extrêmes
misères d'une capitale surchargée de deux cent mille
indigents : La faiblesse ou V incertitude du droit depro-
priétéy le droit da pauvre à partager^ etc., etc.
Dans son Projet de constitution ( p. 7), Marat dit
en propres termes, en parlant des droits de l'homme :
« Quand un homme manque de tout, il a droit d'arra-
cher à un autre le superflu dont il regorge ; que dis-jeî
lia droit de lui arracher le nécessaire j et, plutôt que de
périr de faim, il adroit de l'égorger et de dévorer sa
580 MARAT EST-IL
chair palpitante. » — Il ajoute dans une note (p. 6) :
« Quelque attentat que l'homme commette, quelque
outrage qu'il fasse à ses semblables, il ne trouble pas
plus l'ordre de la nature qu'un loup quand il égorge
un mouton. » — Dans son livre sur l'Homme, pu-
blié en 1775, il avait déjà dit: « La pitié est un senti-
ment factice, acquis dans la société... N'entretenez
jamais l'homme d'idées, de bonté, de douceur, de
bienfaisance, et il méconnaîtra toute sa vie jusqu'au
nom de pitié... » (t. I, p. 165).
Voilà l'état de nature, selon Marat. Terrible état!
Le droit de prendre à son semblable, non-seulement
le superflu qu'il peut avoir, mais son nécessaire, mais
sa chair, et de la manger!
On croirait, d'après ceci, que Marat est bien loin
au-delà de Morelly, de Babœuf, etc., qu'il va fonder
ou la communauté parfaite, ou' l'égalité rigoureuse
des propriétés. On se tromperait. Il dit (Constitution,
p. 12) : <x Qu'une telle égalité ne saurait exister dans
la société, qu'elle n'estpas même dans lanature. » On
doit désirer seulement d'en approcher, autant qu'on
peut. Il avoue (Législation criminelle, p. 19) que le
partage des terres, pour être juste, n'en est pas moins
impossible, impraticable.
Marat relègue dans l'état de nature , anté-
rieur à la société, ce droit efiTrayant de prendre
même le nécessaire du voisin. Dans l'état de société,
reconnaît-il la propriété î Oui, ce semble, générale-
ment. Cependant, à la page 18 de sa Législation
criminelle, il semble la limiter au fruit du travail,
COMMUNISTI? 381
sans l'étendre jusqu'à la terre où ce fruit est né.
Au total, comme socialiste^ si on veut lui donner
ce nom, c'est un éclectique flottant, très-peu consé-
quent. 11 faudrait, pour l'apprécier, faire ce que nous
ne pouvons ici, l'histoire de ce vieux paradoxe \ dont
* Rien de nouveau dans ces idées. L*égalité absolue est le rêve
éternel de Thumanité ; la communauté fraternelle, Tunion des cœurs et
des biens» sera toujours sa plus douce, sa plus impuissante aspiration.
Nous en trouvons, à tout moment, des essais dans le moyen-ftge, essais
favorisés par le mysticisme de ces temps, par une religion de privation
et d*abstinence , par Tesprit d*abnégation qui régnait alors. L*esprit
moderne, très-capable de dévouement et de sacrifice. Test très-peu
cependant de cette abnégation facile, de la douceur, de Tabandon, de
Tanéantissement volontaire que demande la communauté. De nos
jours, la personnalité va toujours se caractérisant avec plus de force.
Aussi les chances de ce système, essentiellement impersonnel, vont
toujours diminuant. Cela est vrai surtout en France, oU la masse
agricole a, au plus haut degré, Tesprit de propriété.
Uobstade croissant ainsi toujours, Taigreur aussi a augmenté, et
la haine de la propriété, même bien acquise, gagnée par le tra-
Tail, ce qui reviendrait à la haine du travail et du travailleur. Un mot
de Rousseau a réveillé la vieille passion et fait un essaim d^utopistes.
Ils n*ont pas vu que ce mot et ce livre (comme le doute universel que
professe Descaries à son point de départ) n*ont qu*une valeur trans-
itoire, relative, dans la vie totale de Rousseau, et sont même en
contradiction directe avec tous^ses écrits. Cest Teffort d*un génie
captif dans une société injuste, qui, pour prendre Fessor, commence
par la nier tout entière, en remuer les fondements ; puis il les re-
prend en sous> œuvre et n*écarte nullement ce qu*il y voit de bon.
Résumons. La communauté volontaire, fondée sur Tunion éclai-
rée des esprits, sur le mariage des &mes , est désirable incontestable-
ment, mais infiniment difficile* Le christianisme, avec des ressources
qae ceux-ci n*ont nullement, y a visé, y a succombé. S'il n*a pu asso-
cier des &mes domptées ou élevées exprès, que sera-ce, grand Dieu I de
Tindomptable génie moderne? — La communauté forcée n*a nulle
chance sérieuse dans un pays où vingt-quatre millions d'âmes partiel-
582 MARAT EST-^IL
Marat approcha toujours, sans y tomber tout-à-fait, de
cette doctrine qu'un de nos contemporains a formulée
en trois mots : « La propriété, c'est le vol. » Doc-
trine négative, qui est commune à plusieurs sectes,
du reste fort opposées.
Rien de plus facile que de supposer une société
juste, aimante, parfaite de cœur, pure encore et abs-
tinente (condition essentielle), qui fonderait et main-
tiendrait une communauté absolue de biens. Celle des
pent à la propriété. Elle peut être essayée à mam armée dans telle on
telle ville, jamais dans Tensemble du pays.
Nul doute qu*en cas de révolution, dans le cas par exemple où la
France actuelle se révolterait sérieusement contre T Angleterre , Té-
tranger ne trouvât là une excellente prise. Ce serait sa meilleure
chance, s*il parvenait à faire durer ces luttes intérieures, pour abaisser
la France au niveau de Tlrlande. Cet art est bien connu ; îl a réussi
parfaitement aux Anglais pour réduire à rien la Hollande et la mettre
sous un préfet anglais. Le parti qui avait organisé la Q;rande marine
hollandaise, bravé TAugleterre, forcé la Tamise à coups de canon , a
été accusé (non sans cause) d^égoîsme cupide, et vaincu par le parti
qu*on appelait le peuple, parti cosmopolite, mêlé d'une tourbe étran>
gère, agité, poussé par TAnglais.
Que cet exemple nous serve. Nulle classe ne gagnera à diviser la
France, à Touvrir à Tennemi. 11 serait triste de se battre à mort pour
un morceau de terre, lorsque la terre est si vaste, déserte encore, ei
si mal cultivée ! D'autre part , il faut que FÉtat, que le citoyen
prennent un grand cœur, que nous ouvrions nos bras à nos frères,
que la propriété leur soit plus accessible, que réducatîon soil pour
tous, ouvre à tous le monde et la vie, que les lois de succession spé*
cialement soient modifiées. Je n^aî garde de toucher dans cette note
un sujet si vaste et si grave. A chaque chose son temps. Qu'il me
suffise de dire que je voudrais que la volonté humaine fût mieux
ménagée par la loi, par exemple qu'un père ayant doté sa fille, donné
un métier à son fils, fût libre de léguer ce qu'il a à l'État ou aux pau-
vres, etc., etc.
COMNimiSTBT 585
biens est fort aiséo, quand on a celle des cœurs. Et
qui donc n'est communiste dans l'amour, dans l'ami-
tié ? On a vu une telle chose entre deux personnes
au dernier siècle^ entre Pechméja et Dubreuil, qui
vécurent et moururent ensemble. Pechméja es-
saya, dans un poëme en prose (le Télèphe j ou-
vn^e malheureusement faible et de peu d'intérêt)^
de faire partager aux autres l'attendrissante dou-
ceur qu'il trouvait à n'avoir rien en propre que son
ami.
Le Télèphe de Pechméja n'enseigna pas la com-
munauté plus efficacement que n'avaient fait la Basi-
liade de Morelly et son Code de la nature. Tous les
poèmes et les systèmes qu'on peut faire sur cette
doctrine supposent, comme point de départ, ce qui
est la chose difficile entre toutes, ce qui serait le but
suprême : L'union des volontés. Cette condition, si
rare, qu'on trouve à peine en quelques âmes d'élite,
un Montaigne, un La Boétie, dispenserait de tout le
reste. Elle-même, elle est indispensable. Sans elle ,
la communauté serait une lutte permanente, ou, si
on l'imposait par la loi, par la Terreur (ce qui ne peut
durer guère) , elle paralyserait toute activité hu-
maine.
Pour revenir k Marat, il ne paraît nulle part soup-
çonner l'étendue de ces questions. 11 les pose en tète
de ses livres, comme pour attirer la foule, battre la
caisse, se faire écouter. Et puis, il ne résout rien.
Tout ce qu'on voit, c'est qu'il veut une large charité
sociale, surtout aux dépens des gens riches:
384 SBS JOURNAUX
chose raisonnable certainement, mais il faudrait
mieux dire le mode d'exécution. Nul doute que ce
ne soit une chose odieuse, impie, que de voir tel
impôt peser sur le pauvre, épargner le riche ; Fim-
pôt ne doit porter que sur nous qui avons. Mais le
politique ne doit pas, comme Marat, s'en tenir aux
plaintes, aux cris, aux vœux ; il doit proposer des
moyens. Ce n'est pas sortir des difficultés que de s'en
remettre, comme tous les utopistes de ce genre, à
l'excellence présumée des fonctionnaires de l'avenir,
de dire, par exemple : «c Qu'on en donne la direc-
tion à quelque homme de bien, et qu'un magistrat m-
tègre en ait l'inspection. » ( Marat, Législation cri-
minelle, page 26.)
Montre-t-il dans son journal, en présence des né-
cessités du temps, plus d'intelligence pratique? Pas
davantage. On n'y trQuve que des choses très-décou-
sues et très-vagues, rien de neuf comme expédient,
rien qu'on puisse appeler théorie.
Au moment où la municipalité entre en possession
des couvents et autres édifices ecclésiastiques, il
propose d'y établir des ateliers pour les pauvres,
de mettre des ménages indigents dans les cellules,
dans le lit des moines et religieuses (11, 14 juin 90).
Nulle conclusion générale relativement au travail
dirigé par l'État.
Lorsque la loi des patentes, la misère de Paris,
les demandes d'augmentations de salaires, attirent
son attention, propose-t-il quelque remède nouveau?
Nul que de rétablir les apprentissages longs et rigou-
CONTIENNENT-ILS DES VUES PRATlQUESf 38K
reux, d*exiger des preuves de capacité, de mettre un
priœ honnête au travail des ouvriers, de donner aux
€mvriers qui se conduiront bien pendant trois ans les
tnoyens de s'établir; ceux qui ne se marieront pas
rembourseront au bout de dix ans.
Quels fonds assez vastes pour doter des populations
si nombreuses? Marat ne s'explique point là dessus ;
seulement, dans une autre occasion , il conseille aux
indigents de s'associer avec les soldats, de se faire
assigner de quoi vivre sur les biens nationaux , de se
partager les terres et les richesses des scélérats qui
ont enfoui leur or pour les forcer par la faim à ren-
trer sous le joug y etc.
Je voulais avant tout examiner si Marat, en 90,
lorsqu'il prend sur l'esprit du peuple une autorité si
terrible, examiner, dis-je, s'il a posé une théorie gé-
nérale, un principe qui fondât cette autorité. L'exa-
men fait, je dois dire : Non. Il n'existe nulle théorie
de Marat.
Je puis maintenant, à mon aise, reprendre ses pré-
cédents, chercher si, dans les ouvrages de sa jeu-
nesse, il aurait par hasard posé ce principe d'où peut-
être il a cru n'avoir qu'à tirer les conséquences.
Marat était des environs de Neufchàtel, comme
Rousseau de Genève. Il avait dix ans, en 1754, au
moment où son glorieux compatriote lança le Discours
sur l'inégalité; vingt ans, lorsque Rousseau, ayant
conquis la royauté de l'opinion, la persécution et l'exil,
revint chercher un asile en Suisse et se réfugia dans
la principauté de Neufchàtel. L'intérêt ardent dont
n. 25
386 PRÉCÉDENTS DE MARAT, NAISSANCE, ÉDUCATION.
il fut l'objet, les yeux du monde fixés sur lui, ce phè-
notnèbe d'un homme de lettres faisant oublier tous
les iroîs, sans excepter Voltaire, rattendrissement
dès femmes éplorées pour lui (on pourrait dire amou-
reuses), tout cela saisit Marat. Il avait une mère très-
sensible, très-ardente, il le conté ainsi lui-même,
qui, solitaire au fond de ce village de Suisse, ver-
tueuse et romanesque, tourna toute son ardeur à faire
un ffrând homme, un Rousseau. Elle fut très-bien
secondée par son mari, digne ministre, savant et
laborieux, qui, de bonne heure entassa tout ce qu'il
put de sa science dans la tète de l'enfant. Cette con-
centration d' efforts eut pour ré^sultat naturel d'échauf-
fer là jeune tête outre mesure. La maladie de Rous-
seau, l'orgueil, y devint vanité, mais exaltée en
Marat k la dixième puissance. Il fut le siiigé de Rous-
seau.
Il fkut l'entendre lui-même (dans l'Ami du peu-
ple de 93) : « A cinq ans, j'aurais voulu être maltre-
d'école, à quinze professeur, auteur & dix-huit, génie
créateur à vingt. » — Plus loin, après avoir parié de
ses travaux dans les sciences de la nature (vingt vo-
lumes, dit-il, de découvertes physiques); il ajoute
froidement : « Je tîrois avoir épuisé toutes les combi-
naisons de Vesprit humain sur la morale, la philoso-
phie et la politique. »
Comme Rousseau, comme la plupart des gens àe
son pays, il partit de bonne heure pour chercher for-
tune, emportant, avec son magasin mal rangé de
connaissances diverses, le talent plus profitable de
SES PREMIERS OUVRAGES. 3$7
tirer des simples quelques remèdes empiriques ; tous
ces Suisses de montagne sont quelque peu botanistes,
droguistes, etc. Marat se donne ordinairement le titre
de docteur en médecine. Je n'ai pu vérifier s'il l'avait
réellement.
Cette ressource incertaine ne fournissait pas telle-
ment qu'à l'exemple de Rousseau, à l'exemple du
héros de la Nouvelle Héloïse, il ne fût aussi parfois
précepteur^ maître de langues. Comme tel, ou comme
médecin, il eut occasion de s'insinuer près des
femmes ; il fut quelque temps le Saint-Preux d'une
Julie qu'il avait guérie. Cette Julie, une marquise
délaissée de son mari qui l'avait rendue malade,
fut sensible au zèle du jeune médecin, plus qu'à sa
figure. Marat était fort petit, il avait le visage large,
osseux, le nez épaté. Avec cela, il est vrai, d'in-
contestables qualités, le désintéressement, lasobriélé,
un travail infatigable, beaucoup d'ardeur, beaucoup
trop; la vanité gâtait tout en lui.
La iSuisse a toujours fourni l'Angleterre de maîtres
de langues et de gouvernantes. En 1772, Marat en-
seignait le français à Edimbourg. Il avait alors vingt-
huit ans, beaucoup acquis, lu, écrit, mais n'avait rien
publié. Cette année même s'achevait là publication
des Lettres de Junius, ces pamphlets si retentissants
et pourtant si mystérieux, dont on n'a jamais su l'au-
teur, qui donnèrent un coup terrible au ministère
de ce temps. Les élections nouvelles étaient immi-
nentes, l'Angleterre dans la plus vive agitation.
Marat, qui avait vu la terrible émeute pour Wilkes
58S PHEMIERS OUVRAGES DE HAIUT,
(il en parle vingt ans après), Marat qui admirait, en-
viait sans doute le triomphe du pamphlétaire, devenu
tout-à-coup schérifTet lord-maire de Londres, fit en
anglais un pamphlet, qu'il rendit (comme Junius)
plus piquant par l'anonyme : Les chaînes de rescla-
vagej i774. Ce livre, souvent inspiré de Raynal, qui
venait de paraître, est, comme le dit Tauteur, une im-
provisation rapide; il est plein de faits, de recherches
variées; le plan n'en est pas mauvais; malheureuse-
ment l'exécution est très-faible, le style fade et dé-
clamatoire. Peu de vues, peu de portée; nul senti-
ment vrai de l'Angleterre; il croit que tout le danger
est du côté de la Couronne ; il ignore parfaitement
qu'avant tout l'Angleterre est une aristocratie ^
Il venait de paraître à Londres, en 1772, un livre
français qui faisait du bruit, livre posthume d'Helvé-
tius, une sorte de continuation de son livre de V Es-
prit ; celui-ci avait pour titre : L'Homme. Marat ne perd
point de temps. En 1773, il publie en anglais un vo-
lume en opposition, lequel, développé, délayé, jus-
qu'à former trois volumes, fut donné par lui, en
1775, sous le titre suivant : De V Homme, ou des prin-
cipes et des lois de l'influence de l'àme sur le corps et
du corps sur l'âme (Amsterdam).
< chose singulière ! Marat qui a vécu en Anglelerre , qui ea sait
la langue, qui en a étudié les écrivains , les historiens, ne cooipnod
rien à<ce peuple; et Sieyès, ignorant en comparaison, par la péoétri-
tioQ extraordinaire de son esprit, trouve sur T Angleterre, qu*il coDoaA
si peu, des choses justes, profondes, que Tétude la plus aueniire dti
faits semble avoir pu seule dicter.
POLITIQOES, PHILOSOPHIQUES. 589
Le faible et flottant éclectisme que nous avons ob-
servé dans les livres politiques et les journaux de
Marat paraît singulièrement dans cet ouvrage de
physiologie et de psychologie. Il semble spirilualisle,
puisqu'il déclare que Tàme et le corps sont deux
substances distinctes , mais Tâme n'en tire guère
avantage; Marat la place entièrement dans la dépen-
dance du corps, déclarant que ce que nous appelle-
rions qualités morales, intellectuelles, courage,
franchise, tendresse, sagesse, raison, imagination,
sagacité, etc., ne sont pas des qualités inhérentes k
l'esprit ou au cœur, mais des manières d'exister de
l'âme qui tiennent à Vélat des organes corporels ( II,
377). Contrairement aux spiritualistes, il croit que
rame occupe un lieu : il la loge dans les méninges. Il
méprise profondément le chef du spiritualisme mo-
derne, Descartes. En psychologie, il suit Locke, et le
copie sans le citer (t. II et III, passim). En morale, il
estime et loue Larochefoucauld (Disc, prélim., p. vu,
xii). 11 ne croit pas que la pitié, la justice, soient des
sentiments naturels, mais acquis, factices (t. I, p.
165, et 224, note). 11 assure que l'homme, dans
Tétat de nature, est nécessairement un être lâche. Il
croît prouver «Qu'il n'y a point d'âmes fortes, puis-
que tout homme est irrésistiblement soumis au sen-
timent, et l'esclave des passions» (II, 187).
Quant au lien des deux substances, il promet des
expériences neuves et décisives. Il n'en donne au-
cune; rien que l'hypothèse vulgaire d'un certain fluide
nerveux. Il nous apprend seulement que ce fluide
390 OUVRAGE PHILOSOPHIQUE DE MARAT.
n'est pas entièrement gélatineux, et la preuve, c'est
que les lic[ueurs spiritueuses qui renouvellent si puis-
samment le fluide nerveux ne contiennent pas de
gélatine (I, 56).
Tout est de la même force. On y apprend que
l'homme triste aime la tristesse, et autres choses aussi
nouvelles. D'autre part, l'auteur assure qu'une bles-
sure n'est pas une sensation ; que la réserve est la
vertu des âmes unies à des orgues tissus de fibres
lâches ou compactes, » etc. fM général, il ne sort du
banal que par l'absurde.
Si l'ouvrage méritait une critique , celle qu'on
pourrait lui faire, c'est surtout son indécision. Ma-
rat n'y prend nullement l'attitude d'un courageux
disciple de Rousseau contre les philosophes. Il ha-
sarde quelques faibles attaques contre leur vieux chef
Voltaire, le mettant dans une note parmi les auteun
qui font de l'homme une énigme : « Hume, Vol-
taire, Bossuet, Racine (! ), Pascal. » K cette attaque,
le malicieux vieillard répondit par un article spiri-
tuel, amusant, judicieux, où, sans s'expliquer sur le
fond, il montre seulement l'auteur, comme il est,
charlatan et ridicule; telle est la mode, dit-il : «On
voit partout Arlequin qui fait la cabriole pour égayer
le parterre. » {Mélanges lia., t. xlviu, p. 234,
in-8% 1784.)
Quoique Marat parle beaucoup du prodigieux suc-
cès de ses livres en Angleterre, des boîtes d'or qu'on
lui envoyait, il revint très-pauvre. Et c'est alors, dit-
on, qu'il fut parfois réduit à vendre ses remèdes sur
MAJUT CHEZ LE CONTE D* ARTOIS. 391
les places de Paris. Cependant son dernier livre pou-
vait le recommander; un pédecjn quasi-spiritualiste
ne pouvait ^épïaire à la cour : un livre de médecine
galante (j'avais oublié toutà-rheure d'indiquer ce
caractère du livre de rijomme) pouvait réussir auprès
des jeunes gen^^ à la CQur (]u comte d'Artois. Il y a,
en effet, souvent un ton gajantin, des scènes équi-
voques ou sentimentales, aveux surpris, iouissances,
etc., etc., sans compter tels avis utiles sur l'effet de
l'épuisement. Marat entra dans la maison au jeune
prince, d'a))ord par î'humble emploi c(e médecin de
ses écuries, puis avec le titre plus relevé de médecin
de ses gardes-du-corps.
C'est uq des côtés assez tristes de l'ancieR régime,
peu, bien peu des hommes de lettres, des savants, qui
devinrent hommes politiques, avaient pu se passer de
haute protection ; tous eurent besoin de patronage.
Beaumarchais fut d'abord auprès de Mesdames^ puis
chez Duverney; Mably chez le cardinal de Tencin ;
Cbamford chez le prince de Condé ; Rhulières chez
Monsieur; Malouet chez madame Adélaïde; Laclos,
M"** de Genlis, Brissot, chez leduc d'Orléans, etc., etc.;
Vergniaud fut élevé par la protection de Turgot et de
Dupaty; Robespierre par l'abbé de Saint- Waast,
Desmoulins par le chapitrede Laon, etc., etc. Marat
ne recourut à la protection du comte d'Artois que
tard, et contraint par la misère; il fut dans sa niai*
son douze ans.
Dans cette position nouvelle, il s'interdit toute pu-
blication politique ou philosophique, revint tout en-
392 SA PHTSlQUe, SES ATTAQUES CONTRE NEWTON, FRANUJR.
tier aux sciences. Son génie belliqueux, qui n*avait
pas réussi contre Voltaire et les philosophes, s'en
prit à Newton. Il ne tenta pas moins que de ren-
verser ce dieu de Tautel, se précipita dans une foule
d'expériences hâtées, passionnées, légères, croyant
détruire l'optique de Newton qu'il ne compre-
nait même pas ^ Se Bant peu aux savants français, il
invita Franklin à voir ses expériences. Franklin ad-
mira sa dextérité, mais ne jugea pas du fonds même,
et Marat, peu satisfait , se mit immédiatement à tra-
vailler contre Franklin. Il voulait ruiner sa théorie
sur l'électricité ; et, pour s'appuyer d'un suffrage
illustre, il avait invité Volta à venir juger lui-
même. Il n'eut pas son approbation.
Le physicien Charles, célèbre par le perfectionne-
ment de l'aérostat, a raconté souvent à un de nos
amis, savant très-illustre, qu'il surprit un jour Marat
en flagrant délit de charlatanisme. Marat prétendait
avoir trouvé de la résine qui conduisait parfaitement
< Si Ton 8*en raipporuit tu continuateur de Montuch (t. IH, p. 593),
on croirait que Marat ne savait même pas, en optique, ce qu^on sanîl
avant Newton, ce que Descartes avait dit de meilleur. — Mais ce coi-
tinuateur est Lalande, cruellement poursuivi par Marat, et par consé-
quent suspect dans son témoignage sur lui. J*atcru devoir m*enqnérir de
ce que pensaient à ce sujet les plus illustres physiciens de notre épo-
que, fort désintéressés dans cette vieille question d*histoire ; ils m*oot
confirmé qu*en eflet Marat n*avait pas bien compris les expériences de
Newton, qu*il les avait mal jugées en les reproduisant avec des drcon-
•tances entièrement difTérenles, que de tontes les expérifJices de
Marat une seule méritait attention, celle des anneaux colorés que trace
la lumière diffuse autour du point de contact d*une lentille de verre et
d'un mt'^lal.
VARAT COMMENCE L'AMI DU PEUPLE. 395
rélectricité. Charles tàta, et sentit une aiguille cachée
dans la résine, qui Tesait tout le mystère. Marat s'em-
porte, tire répée. Charles la saisit, la brise, terrasse
Marat. Ce duel, qu'on a parfois raconté autrement,
fut un duel à coups de poings. Personne ne fut
blessé.
La Révolution trouva Marat dans la maison du
comte d* Artois*, au centre des abus, des prodigalités,
au milieu d'une jeune noblesse insolente, c'est-à-
dire au lieu même où l'on pouvait le mieux connaître,
haïr l'ancien régime. Il se trouva tout d'abord, et
sans transition, lancé dans le mouvement. Il arrivait
d'un voyage d'Angleterre quand eut lieu l'explosion du
14 juillet. Son imagination fut saisie de ce spectacle
unique ; l'ivresse lui gagna le cerveau, et ne le quitta
plus. Sa vanité aussi s'était trouvée flattée d'un ha-
sard qui hii fît jouer un rôle dans la grande journée.
Si l'on en croit une note qu'il envoya aux journalistes,
trois mois après le 14 juillet, Marat se trouvant^ ce
jour môme, dans ia foule qui couvrait le Pont-Neuf,
un détachement de hussards aurait poussé jusque-là,
et Marat, servant d'organe à la foule, leur eût com-
mandé de poser les armes, ce qu'ils ne jugèrent pas
à propos de faire. Marat ne s'en comparait pas moins
* Plusieurs personnes, encore vivantes, croient qu*il appartenait à
H. de Galonné, et affirment avoir lu des brochures contre -révolution-
naires de Marat. Cependant, quelques recherches que j*aie faites, je
n*ai pu les découvrir. —- Lafayette (Mém. ii, 286) assure que, « Deux
mois avant la Révolution, Marat était parti pour Londres, en clabau-
dant contre la démocratie >.
304 MODÈLES DB HARAT, COMIIE JOURNALISTR.
modestement à Horatius Goclès qui seul sur un pont
arrête une armée.
Mécontent des journalistes qui ne Tavaient pas
loué dignement , Marat vendit ( il l'assure ) , tes ^
draps de son lit pour commencer un journal. Il es-
saya de plusieurs titres, en trouva un excellent:
L'Ami du peuple, ou le publiciste parisien, journal
politique et impartial, lifalgré ce style, parfois bur-
lesque, comme on voit, toujours faible et déclama-
toire, Marat réussit. Sa recette fut de partir, non du
ton habituel des brochures et journaux français, mais
des gazettes que nos libellistes réfugiés faisaient en
Angleterre, en HoUande, du Gazetier cuirassé de
Morand et autres publications effrénées. Maral,
comme eux, donna toute sorte de nouvelles , de
scandales, de personnalités; il s'abstint des théories
abstraites, inintelligibles au peuple, que tous les au-
tres journalistes avaient le tort de l'obliger à lire;
il parla peu de l'extérieur, peu des départements, qui
alors remplissaient entièrement le journal des Jaco-
bins. Il s'en tint à Paris, au mouvement de Paris,
aux personnes surtout, qu'il accusa, désigna avec la
légèreté terrible des libellistes, ses modèles; grande
différence toutefois, les scandales de Morand n'avaient
de résultat que de rançonner les gens désignés, de
valoir des écus à Morand ; ceux de Marat, plus désr
intéressés, envoyaient les gens à la mort; tel, nommé
par lui le matin, pouvait être assommé le soir.
On s'étonne que cette violence uniforme, la même,
toujours la môme, cette monotonie de fureur qui
SA VIB CACHÉE, LAB01(|BUSB. S95
Tf^d la lecture de M&rat si fatigante, aient toujours
eu action, n'aipnt point refroidi le public, {lien de
nuancé, tout extrême, excessif, toujours les mêmes
mots : infâme, scélérat, infernal ; toujours même re-
frain : la mort. Nul autre changement que le chiffre
des têtes à abattre, 600 têtes, 10,000 têtes, 20,000
têtes ; il va, s'il m'en souvient, jusqu'au chiflre, sin-
gulièrement précisé, de 270,Q00 têtes.
Çet^e uniformité même, qui semblait devoir en-
nuyer et blaser, servit Marat. Il eut la force, l'effet
d'une même cloche, d'une cloche de mort, qui son-
nerait toujours. Chaque matin, avant jour, les rues
retentissaient du cri des colporteurs : « Voilà l'Ami
du peuple! » Marat fournissait chaque nuit huit
pages in-S"" qu'on vendait le matin ; et à chaque
instant il déborde, ce cadre ne lui suffit pas ; sou-
vent, le soir, il ajoute huit pages ; seize en tout pour
un numéro ; mais cela ne lui suffit pas eneore, ce
qu'il a commencé en gros caractères , souvent il
l'achève en petits, pour concentrer plus de matière,
plus d'injures, plus de fureur. Les autres journalistes
produisent par intervalles, se relaient, se font aider;
Marat jamais. L'Ami du peuple est de la même main ;
ce n'est pas simplement un journal, c'est un homme,
une personne.
Comment suffisait-il à ce travail énorme? Un mot
explique tout. Il ne quittait pas sa table; il al-
lait très-rarement à l'Assemblée, aux clubs. Sa vie
était une, simple : écrire. Et puis? écrire, écrire la
nuit^ le jour. La police aussi de bonne heure lui ren-
S96 VIE DE MARAT, COMME JOURNALISTE.
dit le service de le forcer de vivre caché, enfermé,
livré tout au travail ; elle doubla son activité. Elle
intéressa vivement le peuple à son Ami, persécuté
pour lui, fugitif, en péril? En réalité, le péril était
peu de chose. La vieille police de Lenoir et Sartine
n'était plus. La nouvelle, mal réoi^nisée, incertaine
et timide, dans les mains de Bailly et de Lafayette,
n'avait nulle action sérieuse. Sauf Favras et l'assas-
sin du boulanger François, il n'y eut nulle punition
grave en 90 ni 91. Lafayette lui-même, loin de
souhaiter la dictature, bâta auprès de l'Assemblée la
mise en activité des procédures nouvelles, qui ache-
vèrent d'annuler le pouvoir judiciaire. La garde na-
tionale soldée, qui faisait sa vraie force, était com-
posée en partie d'anciens gardes-françaises , vain-
queurs de la Bastille, et qui jouaient à regret le rôle
de soldats de police.
Marat gagna beaucoup d'argent par son journal,
et vécut aisé, au jour le jour toutefois, au hasard
d'une vie errante. Sa toilette bizarre exprimait son
excentricité ; sale habituellement, il avait parfois des
recherches subites, un luxe partiel et des velléités
galantes : un gilet de satin blanc, par exemple, avec
un collet gras et une chemise sale. Ce retour de for-
tune, qui souvent adoucit les hommes, ne fit rien
sur lui. Sa vie malsaine, irritante, toute renfermée,
conserva sa fureur entière. 11 vit toujours le monde
du jour étroit, oblique de sa cave par un sou-
pirail, livide et sombre, comme ces murs humi-
des, comme sa face, à lui, qui semblait en prendre
SES PRÉOIGTIOKS. dd7
les teintes. Cette vie lui plaisait à la longue^ il jouis-
sait de l'effet fantastique et sinistre qu'elle donnait à
son nom. 11 se sentait régner du fond de cette nuit;
il jugeait de là, sans appela le monde de la lumière,
le royaume des vivants, sauvant l'un, damnant
l'autre. Ses jugements s'étendaient jusqu'aux affaires
privées. Celles des femmes semblent lui être spécia-
lement recommandables. Il protège une religieuse
fugitive. 11 prend parti pour une dame en querelle
avec son mari, et fait à ce mari d'effroyables
menaces.
Une vie à part, exceptionnelle, qui ne permet pas
a rhomme de contrôler ses jugements par ceux des
autres hommes, rend aisément visionnaire. Marat n'é-
tait pas éloigné de se croire la seconde vue. 11 prédit
sans cesse, au hasard. Eu cela, il flatte singulière-
ment la disposition des esprits ; les misères extrêmes
les rendaient crédules, impatients de Tavenir; ils
écoutaient avidement ce Mathieu Laensberg. Chose
curieuse ; personne ne voit qu'il se trompe à chaque
instant. Cela est frappant néanmoins pour les affaires
extérieures : il ne soupçonne nullement le concert
de l'Europe contre la France (K. 28 août 1790,
n" 204, et autres). Pour T intérieur, voyant tout en
noir, il risque peu de se tromper. On relève avec ad-
miration tout ce qui s'accomplit des paroles du pro-
phète. Les journalistes eux-mêmes, peu jaloux de ce-
lui qu'ils jugent un fou sans conséquence, ne crai-
gnent pas de le relever, de s'extasier ; ils l'appellent
le divin Marat. Dans la réalité, son excessive défiance
39S SBS RANCUNES POUR SES ENNEMIS PERSONNELS.
lai tient- lieu parfois de pénétration. Le jour, par
exemple, où Louis XVI sanctionne le décret qui exige
le serment des prêtres, Marat lui adi'esse des paroles
pleines de force et de sens. Il rappelle son éduca-
tion, ses précédents de famille, et lui demande par
quelle sublime vertu il a mérité que Dieu lui accordât
ce miracle de s'affranchir du passé, et de devenir
sincère.
Ces éclairs de bon sebs sont rares. Il a bien plus sou-
vent, parmi ses cris de fureur, des accès de charlata-
nisme, de vanteries délirantes, qu'un fou seul peut ha-
sarder : « Si j'étais tribun du peuple, et soutenu par
quelques milliers d'hommes déterminés, je réponds
que, sous six semaines, la constitution serait parfaite,
que la mdchine politique marcherait au mieux,
qu'aucun fripon public n'oserait la déranger, que la
nation serait libre et heureuse ; qu'en moins d'une
année elle serait florissante et redoutable, et qu'elle
le serait tailt que je vivrais. » (26 juillet 90, n» 1T3.)
Ce qui fait grand tort à Marat, dans mon esprit,
plus que toutes ses fureurs, c'est qu'il n'est pas telle-
ment furieux et monomane, qu'il ne se rappelle à
merveille ses ennemis personnels , des gens même
dont il n'eut à se plaindre que fort indirectement. Et
l'on ne peut pas dire que ce soient des hommes si dan-
gereux qu'il a dû imposer silence à sa générosité, et
faire l'eflbrt de les proscrire, quoiqu'ils fussent ses
ennemis. C'étaient des gens inoffensifs, et, quoique
honorablement posés dons le monde, sans importance
politique.
SON ACHARNEMENT CONTRE LAYOISIER. 399
S*il voulait mériter ce grand nom d'Ami du peuple,
s'il Voulait irendre sacré le rôle terrible d'accusateur
national qu'il s'était donné, il fallait d'abord être
pur, désintéressé. L'être d'argent ne suflBt pas ; il
faut être aussi pur de haine.^ 11 devait commencer
une vie grande et toute nouvelle, ne pas se souvenir
qu'il y avait eu autrefois un docteur Harat, un au-
teur bien ou mal jugé, en guerre avec les savants de
l'époque.
L'Académie des sciences, coupable d'avoir dédai-
gné ce qu'il nomme ses découvertes , est poursuivie,
désignée dans sa feuille, et dans un pamphlet réim-
primé exprès, comme aristocrate. Des hommes paisi-
bles, comme Laplace et Lalande, un véritable pa-
triote, d'un grand caractère, Monge, sont signalés à la
haine. 11 ne les accuse pas seulement d'incivisme,
mais de vol. « L'argent donné k l'Académie pour
faire des expériences, ils vont le manger, dit-il, à
la Râpée ou chez les filles. »
L'objet principal de cette rage envieuse, c'est na-
turellement le premier du temps, celui qui venait
d'opérer dans la science une révolution rivale de la
révolution politique, celui devant qui s'inclinaient
Laplace et Lagrange. Je parle de Lavoisier. On sait
que Lagrange fut tellement frappé du grandiose as-
pect de ce monde chimique dont Lavoisier venait
d'arracher le voile, que, dix ans durant, il en oublia
les mathématiques, ne pouvant plus supporter la sé-
cheresse du calcul abstrait, lorsque s'ouvrait devant
lui le sein profond de la nature.
400 SON ACHABUEMEirr CONTRE lATOISIElL
Ce grand révolutionnaire, Lavoisier, n'eût pu bire
sa révolution s'il n'eût été riche. Et c'est pour cela
qu'il avait voulu être fermier-général. Loin de jHren-
dre dans ces fonctions Tesprit de fiscalité, il conseilla
l'abaissement de plusieurs impôts, soutenant que le
revenu croîtrait, loin de diminuer. Créé par Tui^ot
directeur des poudres^, il abolit l'usage vexatoire de
fouiller les caves pour y prendre le salpêtre. Une
chose fera juger son cœur. Au milieu de tant de
travaux et de fonctions diverses, il trouvait le temps
de se livrer à une longue, pénible, dégoûtante recher-
che, l'étude des gaz qui se [dégagent des fosses d'ai-
sance, sans autre espoir que de sauver la vie à
quelques malheureux ^.
* Infiniment plus connu que les autres fermiers-généraux, Lavoisier
concentra sur lui la haine trop naturelle du peuple pour ce corps
funeste à TÉtat. H avait eu la part principale dans une mesor«.
nécessaire à Fassainissement de Paris, qui occupa tous les esprits,
frappa les imaginations , Tenlèvement nocturne des corps entassés
depuis tant de siècles au cimetière des Innocents. On lui attribua,
sans preuve, le plan de la nouvelle muraille dont la Ferme-géné-
rale entoura Paris. Marat lui reproche d*avoir voulu, par cette muraille,
€ 6ter Tair à la ville >, TéloufTer. Il Taccuse aussi d*avoir Iransporté
les poudres de TArsenal dans la Bastille, la nuit du 42 au 43 juillet;
le transport, je crois, eut lieu plus tôt (dès le 30 juin, la Bastille fut
mise en état de défense), et il eut lieu sur un ordre du ministre auquel
le directeur des poudres ne pouvait rien opposer.
* Au moment où j'écris ceci, je lis une brochure fort importante sur
une classe d'ouvriers plus malheureuse peut-être encore, les carriers
en grés, qui meurent tous de la poitrine avant T^e de quarante ans.
Je prie nos jeunes savants qui vont visiter les roches de Fontaine-
bleau de visiter aussi les hommes, et de chercher un moyen de rendre
•e métier moins meurtrier, — La brochure dont je parle ((•« Carrmi
SON ACHARKEKBNT CONTIIB LATOJSIER. 401
Voilà l'homme qu'attaqua Marat, celui qu'il ap->
pelle « un apprenti chimiste, à cent mille livres de
rente » . Ses accusations persévérantes, réitérées sous
plusieurs formes, préparent l'échafaud de Lavoisier.
Celui-ci, qui sent si bien qu'ayant tant fait et tant à
faire, sa vie est d'un prix inestimable pour le monde,
ne songe nullement à fuir. Il ne devinera jamais la
stupidité funeste qui peut voler une telle vie à la
science, au genre humain. Et la haine cependant
grandit, cultivée par Marat ; il n'a pu tuer Newton, il
tuera, pour se consoler, le Newton de la chimie \
Il ne faut pas croire que les conseils meurtriers de
Marat soient des mots, des vœux; ce sont trop
souvent des réalités, des exécutions immédiates.
Ainsi, dans son numéro 313 (17 décembre 90), une
lettre qu'on lui écrit nous apprend que, de ceux qu'il
désignait à la mort, quatre viennent d'être as^
sommés.
de Fontainebleau, par M, V, de Maud*huy, 4846) peut paraître absurde
de forme, mais le fonds est très-curieux. La forme même, si étrange,
bizarre et barbare, qui rappelle rénergie des mauvais écrivains du sei-
zième siècle, — mieux encore, le chaos sauvage des roches et silex
estasses, — cette forme mérite attention. On rit d*abord de surprise,
pois on sent la chaleur cachée. La chaleur sans la lumière. Elle viendra
tôt on tard à un homme qui en est si digne par sa charité.
* On n*hésitera pas à lui donner ce nom, quand on lira sa biographie
parCuvier (Biographie universelle), et par M. Dumas (Philosophie chi-
mique). M. Dumas a établi de la manière la plus lumineuse la profonde
originalité de Lavoisier, qui dut si peu àPriestley et Cavendish, moins
encore à d*autres, qu*on associe bénévolement à cette grande révolu-
tion, et qui en sont simplement les continuateurs et les fiomencîa-
teurê.
. II. 26
40S LES TRIBUNAUX
Tout son chagrin, c'est qu'on ne suive pas encore
la môme méthode à Tégard de FÂssemblée Nationale.
Il assure, le 21 octobre 90, que si, de temps à autre,
on promenait quelques tètes autour de FÂssemblëe,
la constitution eût été bientôt et faite, et parfaùe.
Mieux encore vaudrait, selon lui, si ces tètes étaient
prises dans l'Assemblée même. Le 22 septembre, le
IS novembre, et dans d'autres occasions, il prie ins-
tamment le peuple d* emplir ses poches de cailloux et de
lapider, dans la salle, les députés inGdèles ^. Il insiste,
le 24 novembre, pour que ses chers camarades courent
à r Assemblée toutes les fois que Marat, leur incorrup-
tible amiy leur en donnera le conseil.
Au mois d'août 1T90, lorsque Marat et Camille
Desmoulins furent accusés par Malouét à l'assemblée
nationale, Camille, bientôt tiré d'affaire, alla tvonser
Marat, et l'engagea à désavouer quelques paroles hor-
riblement sanguinaires qui faisaient tort à la cause.
Marat le lendemain conte tout dans son journal, en
se moquant de Camille ; loin d'avouer que ces paroles
excessives lui sont venues par entraînement, il dé-
^ Dans lue lettre spirituelle, où Ton le moque Tisiblement de Mant,
on loue le projet simple et économique qu*il propose, pour rendre loii'
tiie la plus grande partie des frais qu'exige la défense nationale, pour
améliorer la constitution, etc. : lancer lei gens à bonnets dêUùfte avec
quelques bouts de corde^ fiiire étrangler les ministres, les dépités in-
fidèles. Mais, si par erreur ces bonnets de laine allaient étrangler leor
chef? — Â quoi Marat répond, sérieusement, sans s^apercevoir de rien,
qu'ils ont le tact bien trop sûr pour qu'il puisse y SToir erreur, qac
d'ailleurs il ne faut pas de chef, aucune organisation, etc. (N* 964 «
2S octobre 90.)
N*OSENT JUGER MARAT (JAI9VIER 9i). 403
clare qu'elles lui semblent dictées par l'humanité ;
c'est être humain que de verser un peu de sang pour
éviter plus tard d'en répandre davantage, etc.
Il reproche la peur à Camille Desmoulins, qui
pourtant avait montré beaucoup d'audace; placé dans
une tribune, écoutant son accusateur, à ces inots de
Malouet : « Oserait-il démentir?» il répondit tout
haut : « Je l'ose. » La partie n'était pas égale entre
lui, toujours au grand jour, et Marat toujours caché.
Celui ci ne se montrait que dans les rares occasions
où, le ban et l'arrière-ban des fanatiques étant con-
voqué, il se sentait environné d'un impénétrable mur
et plus sûr que dans sa cave. En janvier 91, Marat
prêchait le massacre des gardes nationales soldées ;
il recommandait aux femmes Lafayette lui-môme :
« Faites-en un Abeilard. » Un fayettiste qui faisait le
Journal des Halles, osa l'appeler devant les tribunaux.
Il sortit de ses ténèbres, vint au Palais, Comparut.
La chauve-souris effraya la lumière de son aspect.
Il n'avait pas grand'chose à craindre. Une armée
l'environnait. L'auditoire était rempli de ses fréné-
tiques amis, toutes les avenues , tous les passages
pleins et combles d'un peuple prodigieusement
exalté. Pour que la justice eût son cours, il eût
fallu une bataille rangée, et il y eût eu un massacre.
I/autorité craignit de ne pouvoir même protéger la
vie du plaignant ; on l'empêcha de se présenter. Ma-
rat, vainqueur sans combat, se trouva avoir démon-
tré le néant des tribunaux^ de la police, de la garde
nationale, de Bailly et de Lafayette.
4U4 POURQUOI LA PRBSSE
Dès ce jour, il eut, sans conteste, une royauté de
délation.
Ses transports les plus frénétiques furent sacrés,
son bavardage sanguinaire, mêlé trop souvent de rap-
ports perfides, qu'il copiait sans jugement, fut pris
comme oracle. Désormais il peut aller grand train
dans Tabsurde. Plus il est fou, plus il est cru. C'est
le fou en titre du peuple ; la foule en rit, l'écoute et
Taime, et ne croit plus que son fou.
Il marche la tête en arrière, fier, heureux, sou-
riant dans sa plus grande fureur. Ce qu'il a poursuivi
en vain toute sa vie, il l'a maintenant ; tout le monde
le regarde, parle de lui, a peur de lui. La réalité dé-
passe tout ce qu'il a pu, dans les rêves de la vanité la
, plus délirante, imaginer, souhaiter. Hier, un grand
citoyen; aujourd'hui, voyant, prophète; pour peu
qu'il devienne plus fou, ce voyant va passer Dieu.
11 va, et toutes les concurrences de la Presse, se
déchaînant sur sa trace, le suivent à l'aveugle dans
les voies de la Terreur.
La Presse comptait de bons esprits, hardis, mais
élevés, humains, vraiment politiques. Pourquoi sui-
virent-ils Marat?
Dans la situation infiniment critique où était la
France, n'ayant ni la paix ni la guerre, ayant au cœur
cette royauté ennemie, cette conspiration immense
des prêtres et des nobles, la force publique se trou-
vant justement aux mains de ceux contre qui on de-
vait la diriger, quelle force restait à la France? nulle
autre, ce semble, au premier coup-d'œil, que la Ter-
SUIVIT MAHAT DANS LA VIOLENCE- 405
reur populaire? Mais cette Terreur avait un effroyable
résultat : en paralysant la force ennemie, écartant
Tobstacle actuel, momentané, elle allait créant tou-
jours un obstacle qui devait croître et nécessiter
remploi d'un nouveau degré de Terreur.
L'obstacle qu'elle suscita, qui pesa sur nous de par-
tout, nous écrasa presque, c'est cette chose petite
d'abord, faible, plaintive, qui monte, grandit, devient
immense, un géant, un spectre sanglant, terrible
contre la Terreur... le spectre de la Pitié !
' n eût fallu un grand accord de toutes les énergies
du temps, tel qu'on pouvait l'espérer difficilement
d'une génération si mal préparée, pour organiser
un pouvoir national vraiment actif, une justice re-
doutée, mais juste, pour être fort sans Terreur, pour
prévenir par conséquent la réaction de la Pitié, qui a
tué la Révolution.
Les hommes dominants de l'époque différaient
dans le principe, bien moins qu'on ne croit. Le
progrès de la lutte élargit la brèche entre eux, aug-
menta l'opposition. Chacun d'eux, à l'origine, aurait
eu peu à sacrifier de ses idées pour s'entendre avec
les autres. Ce qu'ils avaient à sacrifier surtout, et
ce qu'ils ne purent jamais, c'étaient les tristes pas-
sions que l'ancien régime avait enracinées en eux :
Dans les uns, l'amour du plaisir, de l'argent; dans les
autres l'aigreur et la haine.
Le plus grand obstacle, nous le répétons, fut
la passion, bien plus que l'opposition des idées.
El ce qui manqua à ces hommes, du reste si émi-
406 POURQUOI LA PRESSE
nents, ce fut le sacrifice, rimmolation de la passion.
Le cœur^ si j'osiais le dire, quoique grand dans plu-
sieurs d'eutre eux, le cœur et l'amour du peuple ne
furent pas assez grands encore.
Voilà ce qui, les tenant isolés, sans lien, &ibles,
les obligea, dans le péril, de chercher tous une force
factice dans l'exagération, dans la violence ; voilà ce
qui mit tous les orateurs de clubs, tous les rédacteurs
de journaux à la suite de celui qui, plus égaré,
pouvait être sanguinaire, sans hésitation ni remords.
Yoilà ce qui attela toute la Presse à la charrette de
Marat.
Des causes personnelles, souvent bien petites,
misérablement humaines , contribuaient à les faire
tous violents. Ne rougissons pas d'en parler.
La profonde incertitqde où se trouvait le génie le
plus fort, le plus pénétrant peut-être de toute la Ré-
volution (c'est de Danton que je parle), sa fluctua-
tion entre les partis qui lui faisait, dit-on, recevoir de
plusieurs côtés, comment pouvait-il la couvrir? Sous
des paroles violentes.
Son brillant ami, Camille Desmoulins, le plus
grand écrivain du temps, plus pur d'argent, mais plus
faible, est un artiste mobile. La concurrence de Marat,
sa fixité dans la fureur, que personne ne peut égaler,
jette par moments Camille dans des sorties violentes,
une émulation de colère très-contraire à sa nature.
Comment l'imprimeur Prud'homme, ayant perdu
Loustalot, pourra-t-il soutenir les Révolutions de Pa-
ris? Il faut qu'il soit plus violent.
SUIVIT MARAT DANS LA VIOLENCE. 407
Comment l'Orateur du peuple, Fréron, l'intime
ami de Camille Desmoulins et de Lucile, qui loge
dans la même maison, qui aime et envie Lucile, com-
ment peut-il espérer de briller devant l'éloquent, l'ar
musant Camille?.. • Par le talent? Non, mais par
l'audace, peut-être. 11 sera plus violent.
Mais en voici un qui commence et qui va les pas-
ser tous. Un aboyeur des théâtres, Hébert, a l'heu-
reuse idée de réunir dans un journal tout ce qu'il y a
de bassesses, de mots ignobles, de jurons dans tous
les autres journaux. La tâche est facile. On crie :
« Grande colère du Père Duchêne! — 11 est b... en
colère, ce matin, le Père Duchêne/ » Le secret de
cette éloquence, c'est d'ajouter f.., de trois en trois
mots.
Pauvre Marat, que feras^tu? ceci est une concur-
rence. Vraiment, ta fureur est fade; elle n'est pas,
comme celle d'Hébert, assaisonnée de bassesses : tu
m'as Tair d'un aristocrate. Il faut t'essayer k jurer
aussi (16 janvier 01). Ce n'est pas sans dese£forts
inouïs, et toujours renouvelés, de rage et d'outrage,
que tu peux tenir l'avant-garde.
C'est un caractère du temps qui mérite d'être ob-
servé que cet entraînement mutuel. En suivant at-*
tentivement les dates, on comprendra mieux ceci ;
c'est le seul moyen de saisir le mouvement qui les
précipite, comme s il y avait un prix proposé pour la
violence, de suivre cette course à mort de clubs à
clubs, et de journaux à journaux. Là tout cri à son
écho ; la fureur pousse la fureur. Tel article produit
408 LUTTE DE VIOLENCES
tel article, et toujours plus violent. Malheur à qui
reste derrière,.. Presque toujours Marat a Tavance
sur les autres. Quelquefois passe devant Fréron,
son imitateur. Prud'homme, plus modéré, a pour-
tant des numéros furieux. Alors Marat court après.
Ainsi, en décembre 90, quand Prud'homme a pro-
posé d'organiser un bataillon de Scévolas contre les
Tarquins, une troupe de tueurs de rois, Marat de-
vient enragé, vomit mille choses sanguinaires.
Ce crescendo de violence n'est pas un phénomène
particulier aux journaux; ils ne font généralement
qu'exprimer, reproduire la violence des clubs. Ce qui
fut hurlé le soir, s'imprime la nuit k la hâte, se vend
le matin. Les journalistes royalistes versent de même
au public les flots de fiel, d^outrages et d'ironie qu'ils
ont puisés le soir dans les salons aristocratiques ; les
réunions du pavillon de Flore, chez madame de Lam-
balle, celles que tiennent chez eux les fx^nds sei-
gneurs près d'émigrer, fournissent des armes à la
Presse, tout aussi bien que les clubs.
L'émulation est terrible entre les deux presses.
C'est un vertige de regarder ces millions de feuilles
qui tourbillonnent dans les airs, se battent et se croi-
sent. La Presse révolutionnaire, toute furieuse d'elle-
même^ est encore aiguillonnée par la pénétrante
ironie des feuilles et pamphlets royalistes. Ceux-ci
pullulent à l'inQni ; ils puisent à volonté dans les
vingt-cinq raillions annuels de la liste civile. Mont-
morin avoua à Alexandre de Lameth qu'il avait en
peu de temps employé sept millions à acheter des
ET DE CORRUPTION. 409
Jacobins, à corrompre des écrivains, des orateurs.
Ce que coûtaient les journaux royalistes, l'Ami du
Roi, les Actes des Apôtres, etc. , personne ne peut le
dire, pas plus qu'on ne saura jamais ce que le duc
d'Orléans a pu dépenser en émeutes.
Lutte immonde, lutte sauvage, à coups de pierres,
à coups d'écus. L'un assommé , l'autre avili. Le
marché des âmes d'une part, et de l'autre la
Terreur.
CHAPITRE X.
PREMIER PAS DE LA TERREUR. — RESISTANCE DE MIRABEAU.
Les jacobins persécutenl les autres clubs, détraiseol le Club' des amis de la
consUlution monarchique, déc. 90-niars 91. — La majorité des jacobiis
d^alors appartient aux partis Lamelh et Orléans. — Le duc d'Orléans nuit k
son parti (janvier 90). — Premières idées de République. Les jacobins sont
encore royalistes. Inquisition sans religion. Premiers effets de rinqmsittoB
politique. Le départ de Mesdames soulève la question de la liberté d'éni*
gration (février 91). Violence des jacobins rétrogrades dans ce débat. La
discussion troublée par le mouvement de Vincennes et des Tuileries
(98 février 91). — Mirabeau défend la liberté d'émigrer ; son danger; il est
attaqué aux Jacobins ; immolé par les Lameth (S8 février 1791).
Pour comprendre comment le plus civilisé des peu-
ples, le lendemain de la Fédération, lorsque les cœurs
semblaient devoir être pleins d'émotions fraternelles,
put entrer si brusquement dans les voies de la vio-
lence, il faudrait pouvoir sonder un océan inconnu,
celui des souffrances du peuple.
Nous avons noté le dehors, les journaux, et sous
le^ journaux, les clubs. Mais sous cette surface sonore,
est le dessous, insondable, muet, l'infini de la souf-
france. Souffrance croissante, aggravée moralement
par l'amertume d'un si grand espoir trompé, aggra-
vée matériellement par la disparition subite de toute
LES JACOBINS PERSÉCUTENT LES AUTRES CLUBS. 411
ressource. Le premier résultat des violences fut de
faire partir, outre les nobles, beaucoup de gens riches
ou aisés, nullemeut ennemis de la Révolution, mais
qui avaient peur. Ce qui restait, n'osait ni bouger, ni
entreprendre, ni vendre, ni acheter, ni fabriquer, ni
dépenser. L'argent effrayé se tenait au fond des
bourses; toute spéculation, tout travail était arrêté.
Spectacle bizarre ! la Révolution allait ouvrir la
carrière au paysan; elle la fermait à l'ouvrier. Le
premier dressait l'oreille aux décrets qui mettaient
en vente les biens ecclésiastiques. Le second, muet et
sombre, renvoyé des ateliers, se promenait les bras
croisés, errait tout le jour, écoutait les conversations
des groupes animés, remplissait les clubs, les tri-
bunes, les abords de l'Assemblée. Toute émeute,
payée ou non payée, trouvait dans la rue une armée
d'ouvriers aigris de misère, de travailleurs excédés
d'ennui et d'inaction, trop heureux, de manière ou
d'autre, de travailler au moins un jour.
Dans une telle situation, la responsabilité de la
grande société politique, de celle des Jacobins,
était véritablement immense. Quel rôle devait-elle
prendre? Unseul, rester forte contre sa passion même,
éclairer l'opinion, éviter les brutalités terroristes qui
allaient créer à la Révolution d'innombrables enne-
mis, mais en môme temps veiller do si près les contre-
révolutionnaires, qu'à la moindre occasion vraiment
juste, on pût les frapper.
Loin de là, elle les aida puissamment par sa mala-
dresse. Elle les multiplia, les fortifia en les persécu-
il2 LES JACOBINS DETRUISENT LE CtUB DES AMIS
tant, et mettant l'intérêt de leur côté. Elle leur valut
la propagande la plus énergique et la plus active. En
les écrasant dans Paris, elle les étendit en France,
en Europe; elle en étouffa des centaines, elle en en-
fanta des millions.
Les jacobins semblent se porter pour héritiers di-
rects des prêtres. Us en imitent l'irritante intolé-
rance, par laquelle le clergé a suscité tant d'hérésies.
Ils suivent hardiment le vieux dogme : « Hors de
nous, point de salut. i> Sauf les Cordeliers qu'ils mé*
nagent, dont ils parlent le moins qu'ils peuvent, ils
persécutent les clubs, même révolutionnaires. Le
Cercle social, par exemple, réunion franc-maçonni-
que, à qui l'on ne pouvait guère reprocher que des
ridicules, club politiquement timide, mais sociale-
ment beaucoup plus avancé que les jacobins, est
durement attaqué par eux. L'orléaniste Laclos, qui,
comme on a vu, publiait la correspondance des Jaco-
bins, dénonça le Cercle social, et dans son journal, et
au club. Le jacobin Chabrôud, qui, la veille même,
avait été nommé président du Cercle, n'osa le dé-
fendre. Camille Desmoulins S'y hasarda, et fut arrêté
aux premiers mots par l'improbation universelle
des Jacobins. Il s^en dédommagea le lendemain , et
écrivit son admirable numéro 54, immortel mani-
feste de la tolérance politique.
Une guerre plus violente encore fut celle que les
Jacobins firent au Club des amis de la constitution mo-
narchique par lequel les constitutionnels essayaient de
renouveler leur Club des impartiaux. Ces hommes, la
DE LA GONtTlTUTlON MONARCHIQUE (DEC. 9D-1IARS 91). 413
plupart distingués (CJennont-Toonerre, Malouet^ Fou-
tanes, etc), étaient, il est vrai, suspects, moins encore
pour leurs doctrines que pour la dangereuse organi-
sation deleur cIub.Alagrandedifférencedu Clubde 89
(Mirabeau, Sieyes, Lafayette, etc), peu nombreux,
cherchant peu raction,le Club monarc/ii^ue admettait
les ouvriers, distribuait des bons de pain ; ces bons
n'étaient pas donnés aux mendiants, mais aux travail-
leurs ; on ne donnait pas le pain tout-à-fait gratui-
tement. C'était là une base très-forte pour l'influence
de ce club. Nul moyen d'y mettre obstacle. Les Mo-
narchiens étaient en règle; ils avaient demandé,
obtenu de la Ville l'autorisation requise, qu'on ne
pouvait leur refuser; plusieurs décrets, l'un entr'au-
tres, récent, du 30 novembre, sollicités par les Jaco-
bins eux-mêmes, dans l'intérêt de leurs sociétés de
provinces, reconnaissaient aux citoyens le droit de
se réunir pour conférer des affaires publiques, bien
plus le droit des sociétés à s'affilier entre elles. Avec
tout cela, les Jacobins n'hésitèrent pas à poursuivre
les Monarchiens de rue en rue et de maison en mai-
son, effrayant ipar des menaces les propriétaires des
salles où ils s'assemblaient. La municipalité eut la
faiblesse d'accorder aux Jacobins un arrêté qui sus-
pendit les séances des Monarchiens. Ceux-K^i protes-
tant contre cet acte éminemment illégal, on n'osa
maintenir Tinterdit. Alors les Jacobins eurent re-
cours à un moyen plus indigne, une atroce calom-
nie. 11 y avait eu récemment une collision san-
glante entre les chasseurs soldés et les gens de la
HA LA HAIORITÉ DBS JACOBINS D'ALORS APPARTBKAIT
Yillette qu'on accusait de contrebande ; on répandit
dans Paris que les Monarchiens avaient payé ces sol-
dats pour assassiner le peuple. Barnave leur lança, de
la tribune nationale^ un mot cruellement équivoque:
<x Qu'ils distribuaient au peuple un pain empois-
sonné. » On ne leur permit pas de réclamer, de faire
expliquer ce mot. Ils s'adressèrent aux tribunaux ;
mais alors, armant contre eux des gens payés ou éga-
rés, les Jacobins en finirent, à coups de pierres et de
bâtons ; les blessés , loin d'être plaints , furent en
grand péril ; on soutint effrontément, on répandit dans
la foule qu'ils portaient des cocardes blanches.
Au milieu de cette lutte brutale, les Jacobins pro-
clamèrent un principe qui dès l'origine avait été le
leur, mais qu'ils n'avaient pas avoué. Ils jurent, le
2* janvier, « de défendre de leur fortune et de leur
vie quiconque dénoncerait les conspirateurs » .
Tout ceci ferait supposer que la société avait dès
lors ce fanatisme profond dont plus tard elle fit preuve.
On le croirait, on se tromperait.
Beaucoup d'hommes ardents, et ceux-là devaient
peu à peu se rattacher à Robespierre, y étaient en-
trés, il est vrai. Mais la masse appartenait à deux
éléments tout autres :
1^ Aux fondateurs primitifs, au parti Duport, Bar-
nave et Lameth. Ils tâchaient de se soutenir, en pré-
sence des nouveaux venus, par une ostentation de
violence et de fanatisme. Chose triste! ils ne diffé-
raient guère des Monarchiens, qu'ils persécutaient,
que par l'absence de franchise. Mais plus ils se sen-
AUX PARttS LAVETH ET ORLÉANS. 415
tâient près d'eut, plus ils déclamaient contre eux.
Qu'on juge des extrémités où la fausse violence peut
mener, par l'équiToque homicide du pain empoisonné
qui échappa à Barnave.
2*" Un élément moins pur encore du club des Jaco-
bins, étaient les Orléanistes. On a vu par l'attaque de
Laclos contre le Cercle social^ Tindigne manège par
lequel on cherchait la popularité dans des fureurs
hypocrites. Les Orléanistes venaient de recevoir un
ooup très^-grave, dont ils avaient bien besoin de se
relever. Et de qui ce coup partait-ilT qui le croirait?
du duc d'Orléans. Lui-même détruisait son parti.
. Remontons un peu plus haut. Le sujet est assez
important pour mériter explication.
Les Orléanistes se croyaient très^prës de leur but.
La plus grande partie des* journalistes^ gagnés ou
non gagnés, travaillaient pour eux. Ils tenaient par La-
clos le joufnal des Jacobins. Aux Cordeliers, Danton,
Desmoulins leur étaient favorables, Marat mème,pre»
que toujours. Le chef de la maison d'Orléans, il est
vrai, était indigne. Mais les énfknts, mais les dames,
M"* de Oenlis, M"* de Montesson, étaient fréquem*
ment mentionnées avec éloge. Le duc de Chartres
plaisait, ralliait beaucoup d^esprits. Desmoulins as-
sure que ce prince le traitait «comme un frère».
Ce jeune homme avait été reçu membre des Ja-
cobins, avec plus d'éclat, de cérémonie, que son âge
ne TeAt fait attendre. Ce fut comme une petite fête.
Le mot d'ordre fut donné pour faire valoir dans l'opi-
nion les aimables qualités de l'élève de M** de Genlis.
416 LE DUC D'ORLÉANS
Desmoulins mit en tète d'un de ses numéros uoe
touchante gravure, représentant le jeune prince
au lit des malades, à l'Hôtel-Dieu, et faisant une
saignée.
Les orléanistes marchaient bien, n'eût été le duc
d'Orléans. On avait beau tâcher de le rendre ambi-
tieux; il était, avant tout, avare. Par*là, il gâtait
d'un côté ce qu'on faisait pour lui de l'autre. Le pre*
mier usage qu'il fit de sa popularité renaissante, fut
de tirer du comité des finances une promesse de lui
payer le capital d'une somme dont sa maison recevait
la rente depuis le Régent. Le Régent, qu'on ne pré-
sente que comme un prodigue, méritait ce nom à
coup sûr; mais ce qui était moins connu, c'était son
avidité. Ce prince voulant, sans bourse délier, faire
prendre au duc de Modène sa fille (fort décriée), s'a-
dresse au Roi, à son pupille, et fait s^ner à ce petit
garçon de onze ans, un enfant dépendant de lui,
une dot de quatre millions aux dépens du Trésw
royal.
Le Trésor était à sec; dans la déplorable détresse
d'une banqueroute de trois milliards et du système de
Law, on ne put que payer la rente. Voiià qu'au bout
de 70 ans, à une époque aussi misérable, dans la pé-
nurie extrême de janvier 91, le duc d'Orléans vient
réclamer le capital ; sans droit, de toute façon, car
la dot n'avait été donnée à la fille qu'autant qu'elle
renoncerait à tous ses droits en faveur de son frère
atné, des descendants de ce frère. Le duc d'Orléans
était un de ces descendants, de ces représentants
NUIT A SON PARTI (JANVIER IH). 417
de l'atoéy k qui profitait la renonciation. Pouvait-il
en même temps se faire le représentant de celle qui
avait renoncé?
Le rapporteur de l'affaire était un homme irrépro-
chable, austère, dur, le janséniste Camus. Chaque
jour, il biffait, ajournait de malheureuses petites
pensions de trois ou quatre cents livres; quels moyens
furent employés auprès de lui, pour le rendre doux
et facile, de quelle pressante et puissante obsession
fut-il l'objet, on ne peut que le deviner. Lui aura-ton
fait croire que c'était le seul moyen naturel de rem-
bourser au prince les sommes qu'il avait généreuse-
ment dépensées au service de la liberté T. .. Quoi
qu'il en soit, Camus propose de payer I et de payer
sur-le-champ, dans l'année, en quatre termes.
Il y eut heureusement une vive Indignation dans la
presse. Brissot, ancien employé de la maison d'Or-
léans, n'en sonna pas moins le tocsin. Desmoulins,
tout frère et ami du prince qu'il se disait, burina cette
affaire honteuse en deux ou trois phrases terribles,
consentant, disait-il, qu'on récompensât le duc d'Or-
léans, «mais sans employer des voies basses pour
détourner l'argent des citoyens et saigner le trésor
public dam les souterrains d'un comité d . Il désavoua
la gravure flatteuse, et l'imputa k son éditeur.
Ce gros morceau échappa ainsi k la gloutonnerie
des Orléanistes. Ce qui resta, ce fut une diminu-
tion considérable de leur crédit, leur homme enterré
pour longtemps, un préjugé très-grave créé contre la
royauté, tant citoyenne fûtr-elle. Une foule de révolu-
II. Î7
418 PRBIflÉRBS IDÉES M MÈPDBLIQDB.
tiobnairéb rojtdistes^ favorables k rinstittttioii monar-
chiqUe^ et dominé» par la routine anglaise d'appeler
les branches cadettes, en furent déroyalisés.
Robespierre a eii tort de dire : € La République
s'est glissée entre les partis sans qu'on sût dodi-
ment; n On connaît très-bien la porté par laquelle
elle est entrée dans oe pays si monarchiqud^ si obsti*-
néibent amoureux des rois. L'histoire n'y atait rieb
fait \ en vain Camille Desmoulins, dans son merveit^
leux pamphlet de juillet 89 {La France Hbte)^ bTait
prouvé de règne en règne que rancienne monarchie
n'a presctue Jamais tenu ce que se promettait d'allé
l'ateugle dévotion du peuple : il parlait inutUement.
L'objecUon ne semblait pas toucher le nouvel idéal
de royauté démocratique que beaucoup de gens se
fttisaient» Cet idéal fut tué par la royauté en herbe.
Son candidat fit penser qu'avec lui le trésor public
serait une Caisse sans fond*
Le principal fondateur de la République fut le duc
d'Orléans.
L'initiative républicaine, prise par Camille Des-
moulins^ fdt reprise par un autre cordèlier, Robert.
Il posa de nouveau l'idée qui seule pouvait donner ude
simplicité franche et forte à la Révolution^ l'idée de
la République. 11 publia sa brochure : Le r^baca-
nisme adapté à la France. Celte question fut peu à peu
adoptée par BriSsot) comme celle qui dominait la situa-
tion. Question de fond^ non de fdrme» eomme on le
dit trop souvent encore. Nulle amélioration socidlen'é-
tait possible^ si la question politique n'était nettement
LES lAOQBDIS SONT ENCORE R0TAU8TBS . 419
posée. A tort^ Robespierre et Marat, suivant en cela, il
est yraiy l'idéedugrand nombre, croyaient-^ils pouvoir
ajourner, subordonner cette question : elle ne pouvait
être résolue en dernier lieu. Continuer le mouve-
ment en traînant un tel bagage, une royauté Q^ptive,
hostile, puissante encore pour le mal, faire marcher
la Révolution en lui laissant au pied cette terrible
épine, c'était la blesser à coup sûr, la fausser, l'estro-
pier, probablement la tuer.
Le rédacteur orléaniste du journal des Jacobins,
Laclos, ne manqua pas d'être l'avocat de la Royauté.
Le club même se déclara expressément pour l'insti-
tution monarchique. Le 25 janvier, un député d'une
section prononçant aux Jacobins le mot de r^bli--
cains, plusieurs crièrent : « Nous ne sommes pas des
républicaifis. » L'assemblée invita l'orateur à ne pas
laisser subsister ce mot.
Des trois fractions des Jacobins qu'on peut dési-
gner par trois noms, Lameth, Laclos^ Robespierre, les
deux premières étaient décidément royalistes, la troi-
sième nullement contraire à l'idée de royauté.
Ainsi la guerre brutale des Jacobins contre les Mo-
narchiens, ce mépris de l'ordre et des lois, cet avant-
goût de Terreur qu'on n'aurait nullement excusé chez
des fonatiques, tout cela était appliqué par des poli-
tiques, par les meneurs de la majorité jacobine, qui j
cherchaient un remède à leur popularité décroissante.
C'étaient au fond des royalistes qui maltraitaient des
royalistes.
L'inquisition jacobine se trouvait en vérité dans des
iiO INQUISITION SANS RELIGION.
mains peu rassurantes : son journal de délations dans
celles de Torléaniste Laclos, et son comité d'intrigues
et d'émeutes sous la trinité Laméth.
Une inquisition sans religion I sans foi arrêtée ! une
inquisition exercée par des hommes d'autant plus in-
quiets et âpres, qu'ils sont plus suspects eux-mêmes!
Cette puissance, mal fondée, mal autorisée et mal
exercée, n'en avait pas moins une action immense.
Elle agissait au nom d'une société considérée comme
le nerf du patriotisme même et de la Révolution ; elle
agissait de toutes les forces multiples des sociétés de
provinces, dociles et ferventes, ignorant généralement
le foyer d'intrigues d'où leur venait le mot d'ordre.
La Révolution hier était une religion ; elle devient
une police.
Cette police, que va-t-elle être T changement inat-
tendu ! Une machine à faire des aristocrates, k multi-
plier les amis de la Contre-révolution. Elle va donner
à celle-ci les faibles, les neutres (un grand peu-
ple!), les bonnes âmes ignorantes et compatissantes,
etc., etc.
Une foule d'hommes înofFensifs, qui, sans idées ar-
rêtées, tenaient d'habitudes ou de position à l'ancien
régime, se trouvèrent par l'effet des délations jacobi-
nes, dans une situation impossible, voisine du déses-
poir. Qu'auraient-il fait? renié l'opinion qu'on leur
reprochait? Mais personne ne les aurait crus; ils n*en
auraient eu que la honte. Rester était difficile, partir
était difficile. Pour celui qui se trouvait lié de cette
sorte d'excommunication politique , rester était un
PREMIERS EFFETS DE t*INQUI$lT10N POLITIQUE (FÉVRIER 1)1). 4il
supplice; le pauvre diable d'aristocrate (baptisé ainsi
à tort ou à droit ) marchait sous un regard terrible :
la foule, les petits enfants suivaient Tennemi du
peuple. Il rentrait ; la maison était peu sûre, les do-
mestiques ennemis. La peur le gagnait ; un matin il
trouvait moyen de fuir. Cet homme, qui eût été
neutre, faible, indiiîérent, si on 1 eût laissé tran-
quille, était jeté dans la guerre, et s'il ne blessait
de l'épée, il blessait de la langue, à coup sûr, de ses
plaintes, de ses accusations, tout au moins du spec-
tacle de sa misère, de la pitié qu'il inspirait.
La pitié, cet ennemi terrible, grandissait contre
nous dans l'Europe, et la haine de la France et de la
Révolution.
Haine au fond injuste. L'inquisition jacobine n'é-
tait nullement dans les mains du peuple. Ceux qui
l'organisaient alors étaient les Jacobins bâtards issus
de l'ancien régime, nobles ou bourgeois, politiques
sans principes, d'un machiavélisme inconséquent,
étourdi. Ils poussaient, exploitaient le peuple, chose
peu difficile dans cet état d'irritabilité, défiante et
crédule à la fois, où mettent les grandes misères.
Cette situation éclata, avec une extrême violence,
lorsque Mesdames, tantes du Roi, voulurent émigrer
(fin de février). La difficulté de suivre leur culte, de
garder des prêtres de leur choix, l'épreuve imminente
de Pâques, trouvaient ces femmes craintives. Le Roi
lui-même les engagea à partir pour Rome. Nulle loi
n'y mettait obstacle. Le Roi, premier magistrat, de-
vait rester ou abdiquer ; mais ses tantes, a coup sûr.
421 LB DÉPART DE MESDAMES SOULEVE LA QUESTION
n'étaient tenues nullement. Il n'était pas bien k
craindre que cette recrue de vieilles femmes for-
tifiât beaucoup les troupes des émigrés. Il eût été
plus noble à elles^ sans doute, de s'obstiner à parta-
ger le sort de leur frère, les misères et les dangers de
la France. Mais enfin, elles voulaient partir; il fallait
les laisser aller, et elles, et tous ceux qui, préoccupés
de dangers imaginaires ou réels, aimaient mieux leur
sûreté et la vie que la patrie, ceux qui pouvaient
abandonner la qualité de Français. Il fallait leur
ouvrir les portes , et, si elles n'étaient assez laides,
plutôt abattre les murailles.
Le peuple était très-justement alarmé d'une fîiite
possible du Roi, et mêlait ces deux questions absolu-
ment différentes.
Mirabeau eut connaissance du prochain départ dq
Mesdames, comprit le bruit, le danger qui allaient en
résulter. Il pria inutilement le Roi de ne pas le per-
mettre. Paris s'alarma, fit même prière au Roi, àFAs-
semblée nationale. Nouvelle alarme pour Monsieur,
qui, disait-on, voulait partir, et qui donna parole de
ne pas quitter son frère; en quoi il s'engageait peu,
se promettant en effiet de partir avec Louis XVI.
Cette fermentation,' loin d'arrêter Mesdames, hâte
leur départ. L'explosion prédite ne manque pas d'a-
voir lieu. Marat, Desmoulins, toute la presse crie
qu'elles emportent des millions,, qu'elles enlèvent le
Dauphin, qu'elles partent devant le Roi pour retenir
les logis. Il n'était pas difficile de deviner qu'elles
auraient peine à passer. Arrêtées d'abord à Moret;
DE LA LIBERTÉ ITÉMIGIUTIOII (FÉVRIER 9i)- 4I&
leur escorte force Tobstacle. Arrêtées àÀrqa74e-Duc.
Mais là, nul moyen de passer. Elles écrivent, et le
Roi écrit, pour que l'Assemblée les autorise à conti*-
nuer leur route.
<!ette affaire, grave en elle-même, l'a été bien au-
trement, en ce qu'elle fut un solennel champ de ba-
taille, où se rencontrèrent et se combattirent deux
principes et deux esprits; l'un, le principe original
et naturel qui avait fait la Révolution, Injustice,
Y équitable humanité, — l'autre, le principe d'expé-
dients, d'intérêt, qui s'appela le salut public, et qui a
perdu la France.
Perdu, en ce que la jetant dans un crescendo de
meurtres, qu'on ne pouvait arrêter, elle rendit la
France exécrable dans l'Europe, lui créa des haines
immortelles ;
Perdu, en ce que les âmes brisées, après la Ter-
reur, de dégoût et de remords, se jetèrent à l'aveugle
sous la tyrannie militaire;
Perdu, en ce que cette glorieuse tyrannie eut pour
dernier résultat de mettre son ennemi à Paris et son
chef à Sainte-Hélène.
Dix ans de salut public, par la main des républi-
cains; quinze ans de salut public, par l'épée de l'em-
pereur. ... Ouvrez le livre de la dette, vous payez en-
core aujourd'hui pour la rançon de la France. Le ter-
ritoire fut racheté, les âmes ne l'ont pas été. Je les
vois serves toujours, serves de cupidité et de basses
passions, serves d'idées, ne gardant de cette histoire
494 VIOLBNCB DES JACOBINS RÉTROGRADES
sanglante que Tadoration de la force et de la vic-
toire, — de la force qui fut faible, et de la victoire
vaincue.
Ce qui n'a pas été vaincu, c'est le principe de la
Révolution, la justice désintéressée, l'équité quand
même. C'est là qu'il faut revenir. Assez d'une expé-
rience.
Les docteurs de Tin^^ée public, du salut Au peuple,
auraient dû lui demander au moins s'il voulait être
sauvé. L'individu, il est vrai, avant tout, veut vivre;
mais la masse est susceptible de sentiments bien plus
hauts. Qu'auraient-ils dit, ces sauveurs, si le peuple
eût répondu : «Je veux périr, et rester juste. »
Et celui qui dit ce mot, c'est celui qui ne périt
point.
Mirabeau fut ici l'organe même du peuple, la voix
de la Révolution. C'est, parmi toutes ses fautes, un
titre impérissable pour lui. Dans cette occasion, il
défendit l'équité.
Robespierre s'abstint.
Ce furent les jacobins bâtards, Barnave, Du-
port et Lameth, qui posèrent, contre la justice,
le droit de \ intérêt , du zalut, l'arme meurtrière,
l'épéesans poignée, dont ils furent percés eux-mêmes.
Et pourquoi défendirent-ils ce droit de V intérêt ?
Quelque sincères qu'on les croie, il faut remarquer
pourtant qu'ils y avaient intérêt. C'est le moment où
les Lameth venaient de se découvrir encore par une
faute très-grave. Pendant que les deux aln&, Alexan-
dre et Charles de Lameth, tenaient à Paris Textrême
DANS LA QUESTION DE L'ÉMIGHATION. 425
point du côté gauche, l'avant-garde de Tavant-garde,
leur frère Théodore organisait, àLons-le-Saulnier, une
société rétrograde ; il lui avait fait accorder, par le
crédit de ses frères, l'affiliation des Jacobins, et l'avait
fait retirer à la primitive société de la même ville,
énergiquement patriote. Celle-ci inséra dans le jour-
nal de Brissot une adresse foudroyante pour les
Lameth (2 février). Brissot soutint cette adresse, et
malgré tous les efforts des Lameth^ les Jacobins dé-
trompés ôtërent l'affiliation à la société rétrograde,
la rendirent à l'autre.
Coup terrible, qui pouvait être mortel à leur popu-
larité ! et qui explique pourquoi ils se montrèrent
violents, durs, pétulants, impatients, dans ladiscussion
relative au droit d'émigrer. Ils avaient besoin, de-
vant les tribunes, de faire montre de zèle. Us s'agi-
taient sur leurs bancs, criaient, trépignaient. Ils sou-
tinrent avec Barnave que la commune qui avait
arrêté Mesdames n'était point coupable d'illégalité ,
parce qu'elle avait cru agir pour V intérêt public. Mira-
beau demandant quelle loi s'opposait au voyage, les
Lameth ne répondant rien, un de leur amis, plus
franc, répondit : a Le salut du peuple. »
L'Assemblée permit néanmoins à Mesdames de
continuer leur voyage. Elle chargea son comité de
constitution de lui présenter le projet d'une loi sur
l'émigration.
Ce projet, goûté de Merlin, le futur rédacteur de la
Loi des suspects^ était déjà, en effet, comme un pre-
mier article du code de la Terreur; il était copié
4f6 LA DISCUSSION TROUBLÉE PAR LE HOnTEMElIT
de l'autre Terreur, de la Révocationde Védit de Nantes.
La législation barbare de Louis XIY, modèle de celle-
ci, commence de même par frapper l'émigré de con-
fiscation ; puis, de peine en peine, toujours plus dure
et plus absurde, elle va jusqu'à prononcer lés galères
contre la pitié, l'humanîté, contre l'homme chari-
table qui a sauvé le proscrit.
Donc, il s'agissait de savoir si l'on ferait le premier
pas dans les voies de Louis XIY, dans les voies de la
Terreur, si la France , libre d'hier , serait fermée
comme un cachot. Une discussion qui intéressait à
ce point la liberté, demandait d'abord une chose,
que l'Assemblée fût libre et calme. Cependant, dès
le matin, tout annonçait une émeute. Deux sortes
de personnes y travaillaient, les maratistes, les aris-
tocrates. Marat, par sa feuille du jour, sommait le
peuple de courir à l'Assemblée, de manifester hau-
tement, violemment son opinion, de chasser les dé-
pûtes infidèles. D'autre part, les royalistes, travaillant
habilement le faubourgSaînt-Antoine(c'està eux que
Lafayette attribue ce mouvement), l'avaient poussé
vers Vincennes, lui faisant croire que l'on y organi-
sait une nouvelle Bastille. C'était un moyen iniailli-
ble de faire sortir de Paris Lafayette et la garde na-
tionale. Beaucoup de gentibhommes mandés des
provinces depuis plusieurs jours , étaient entrés fur-
tivement, un à un, dans les Tuileries, armés de poi-
gnards, d'épées et de pistolets ; selon toute vraisem-
blance, ils comptaient enlever le Roi. La garde na-
tionale, revenue de Vincennes, au soir, et de maii-
DB TWCENNES ET DBS TUILERIES (28 FÉVRIER 91). 4?7
vaise humeur, les trouva aux Tuileries, les désarma,
les maltraita.
Le matin^ au milieu de ces mouvements dont
CD ne s'expliquait pas bien les auteurs, ni la portée,
l'Assemblée délibérait. Elle entendait battre la gëné^
raie partout dans Paris, le bruit plus ou moins éloigné
des tambours dans la rue Saint-Honoré, le bruit du
peuple des tribunes, entassé, étouffé, et se contenant
à peine, celui plus redoutable encore de la foule
grondante qui se pressait à la porte. Agitation, émo-
tion , fièvre universelle , vaste et général murmure
du dehors et du dedans.
Visiblement, un grand duel allait avoir lieu, entre
deux partis, ))ien plus, entre deux systèmes, deux
morales. Il était curieux de savoir qui voudrait se
compromettre, descendre en champ clos.
Robespierre tout d'abord se retira sur les hauteurs,
ditun mot, sans plus, parla pour ne plusparler. Le rap-
porteurChapelier,ayantlui-mêmedéclaréqueson pro-
jet était inconstitutionnel et demandé (}ue l'Assemblée
décidât préalablement si ellp voulait une loi, Robes-
pierre dit : « Je ne suis pas plus que M. Chapelier, par-
tisan de la loi sur les émigrations ; mais c'est par une
discussion solennelle que vous devez reconnaître l'im-
possibilité ou les dangers d'une telle loi. » Et puis, il
resta témoin muet de cette discussion. Que Mirabeau
s'y compromit, ouïes ennemis de Mirabeau (Duport
etLameth), Robespierre devait toujours y trouver son
avantage.
Amis, ennemis de Mirabeau, tous désiraient qu'il
428 MIRABEAU DÊPBND
parlât, pour sa gloire ou pour sa perle. Dans six bil*
lets qu'il reçut, coup sur coup, en un moment, on le
sommait de proclamer ses principes, et en même
temps on lui montrait Tétat violent de Paris. Il en-
tendit parfaitement l'appel qu'on faisait à son courage,
et pour ne tenir personne en suspens, lut une page
vigoureuse, que, huit ans ajuparavant, il avait écrite
au roi de Prusse sur la liberté d'émigrer. Et il de-
manda que l'Assemblée déclarât fie vouloir entendre le
projet, qu'elle passât à l'ordre du jour.
Nulle réplique de Duport, nulle des Lameth, nulle
de Barnave. Profond silence. Ils laissant parler les
gens en sous ordre, Rewbell, Prieur et Muguet. Rew-
bell établit qu'en temps de guerre, émigrer, c'est dé-
serter. Or, c'était là justement le nœud de la situa-
tion : Était-on en temps de guerre? On pouvait dire
non, ou oui. Tant que l'état de guerre n'est pas dé-
claré, les lois de la paix subsistent, et la liberté pour
tous d'entrer, de sortir.
On lut le projet de loi. Il confiait à trois personnes
que l'Assemblée nommerait, le droit dictatorial d'au-
toriser la sortie, ou de la défendre, sous peine de con-
fiscation, de dégradation du titre de citoyen. L'As-
semblée presque entière se souleva à celle lecture, et
repoussa l'odieuse inquisition d'Ëtat que le projet lui
déférait. Mirabeau saisit ce moment et parla à peu-
près ainsi : a L'Assemblée d'Athènes ne voulut pas
même entendre le projet dont Aristide avait dit : Il
est utile, mais injuste. Vous, vous avez entendu.
Mais le frémissement qui s'est élevé, a montré que
LA LIBERTÉ D'ÊMlCnEft (28 FÉVRIER 91). 429
VOUS étiez aussi bons juges, en moralité, qu'Aristide.
La barbarie du projet prouve qu'une loi sur l'émigra-
tion est impraticable (Murmures). Je demande qu'on
m'entende. S'il est des circonstances où des mesures
de police soient indispensables, même contre les lois
reçues, c'est le délit de la nécessité ; mais il y a une
difTérence immense entre une mesure de police et
une loi... Je nie que le projet puisse être mis en dé-
libération. Je déclare que je me croirais délié de tout
serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie
de nommer une commission dictatoriale (Applaudis-
sements). La popularité que j'ai ambitionnée, et dont
j'ai eu l'honneur (Murmures à l'extrême gauche)...
dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre,
n'est pas un faible roseau ; c'est dans la terre que je
veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de
la raison et de la liberté (Applaudissements). Si vous
faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y
obéir jamais. »
Le projet du comité est rejeté à Vunanimiii.
Et pourtant les Lameth avaient murmuré; l'un
d'eux avait demandé la parole, et il l'avait laissé
prendre à un député de son parti, qui, dans une pro-
position fort obscure, demanda l'ajournement.
Mirabeau persista pour l'ordre du jour pur et sim-
ple, et voulut parler encore. Alors, un homme de la
gauche : « Quelle est donc cette dictature de M. de
Mirabeau? » Celui-ci, qui sentit bien que cet appel
à l'envie, à la passion ordinaire des assemblées, ne
manquerait pas son but, s'élança à la tribune, et,
430 DANGER DE MIRABEAU.
quoique le président lui refusât la parole : « Je prie,
dit-il, MM. les interrupteurs de se rappeler que j'ai
toujours combattu le despotisme; je le combattrai
toujours. 11 ne suffit pas de compliquer deux ou trois
propositions (Murmures plusieurs fois répétés)...
Silence aux trente voixl... Si Tajoumement est
adopté, il faut qu'il soit décrété que d'ici là il n'y aura
pas d'attroupement/ »
Et il y avait attroupement; on ne l'entendait que
trop. Les trente, qui cependant avaient ce peuple
pour eux, n'en furent pas moins atterrés, et ne sonnè-
rent mot. Mirabeau avait fait tomber d'aplomb sur
leur tète toute la responsabilité^ et ils ne répondaient
pas. Le public, la foule inquiète qui remplissait les
tribunes attendait en vain. Jamais il n'y eut un coup
plus fortement asséné.
La séance finit à cinq fieures et demie. Mirabeau
alla chez sa sœur^ son intime et chère confidente, et
lui dit : « J'ai prononcé mon arrêt de mort. C'est fait
de moi, ils me tueront, r^
Sa sœur, sa famille, depuis longtemps en jugeait
de même, elle croyait sa vie en danger. Quand il sor-
tait le soir pour aller à la campagne, son neveu ,
armé, le suivait de loin, malgré lui. Plusieurs
fois, on avait cru son café empoisonné. Une lettre
qui subsiste, prouve qu'on lui dénonça d'une ma-
nière détaillée et i^récise , un complot d'assassinat.
Cette fois, il avait tellement humilié ses ennemis,
les avait montrés si parfaitement indignes de ce grand
rôle usurpé, qu'il devait s'attendre à tout ; non que
AHAQUÉ AUX JACOBINS (28 FÉVRIER 91). 431
Duport OU les Lameth fussent gens à commander le
crime, mais, dans ceux qui les entouraient, fanati^
ques ou intéressés, il y avait nombre d'hommes qui
n'avaient nul besoin de commandement.
Aussi^ quoique Mirabeau eût la fièvre, et par-des-
sus, la fatigue de cette séance violente, il voulut, le
soir même, l'affaire étant chaude encore, une heure
après la séance, aller droit à ses ennemis, droit aux
Jacobins, entrer dans cette foule hostile, en iendre
les flots, et, parmi tant d'hoinmes furieux qui tou-
cheraient sa poitrine, voir s'il en était quelqu'un qui,
du poignard ou de la langue, osât l'attaquer*
Il était sept heures du soir, il entre... La salle était
pleine. Les muets de l'Assemblée avaient recouvré la
parole. Duport était à la tribune; il parut déconcerté.
Au lieu d'en venir au fait, il errait, s'embarrassait
dans un interminable préambule, parlant toujours de
Lafayette, et pensant à Mirabeau. Il hésitait pour plu-
sieurs causes. Bien supérieiir aux Lameth, il sentait
probablement que, s'il portait à Mirabeau un irrépa-
rable coup, s'il parvenait à le mettre hors des jacobins,
il pourrait bien n'avoir fait que travailler pour Ro-
bespierre. Enfin, il franchit le pas; n'ayant rien dit le
matin, ne rien dire encore le soir, c*eût été tomber
bien bas. a Les ennemis de la liberté, dit-il, ils ne
sont pas loin de vous. » Tonnerre d'applaudissements.
Tous regardent Mirabeau, plusieurs viennent insolem-
ment lui applaudir à la face. Alors Duport retraça la
séance du matin, non sans quelque ménagement, se
déclarant l'admirateur de ce beau génie, mais soute-
452 DANGER DE MIRABEAU.
naDt que le peuple avait besoin avant tout d'une
probité austère. Il reprocha à Mirabeau Foi^eil de
sa dictature. Vers la fin, il parut s'attendrir encore,
dans ce suprême combat, et dit ces paroles habiles,
que tout le monde trouva touchantes : « Qu'il soit
un bon citoyen, je cours l'embrasser; et s'il détourne
le visage, je me féliciterai de m'en être fait un en-
nemi, pourvu qu'il soit ami de la chose publique. »
Ainsi, il laissait la porte ouverte au repentir de
Mirabeau, faisait grâce à son vainqueur, lui offrait
en quelque sorte l'absolution des jacobins.
Mirabeau ne profita pas de cette générosité. A tra-
vers les applaudissements donnés à Duport, qui pour
lui sont des anathèmes, il avance d'une marche brus^
que, et dit : « Il y a deux sortes de dictatures, celle
de l'intrigue et de Taudace, celle de la raison et du
talent. Ceux qui n'ont pas établi ou gardé la pre-
mière, et qui ne savent pas s'emparer de la seconde,
à qui doivent-ils s'en prendre, sinon à eux-mêmes?»
Puis, leur demandant compte de leur silence du
matin, il assura que sa conscience ne lui reprochait
pas d'avoir soutenu une opinion qui, quatre heures
durant, sysiit ^mcelk de VAssembléenationale, et que
n'avait attaquée aucun des chefs d'opinion. — Justifica-
tion irritante; le mot cAe/* sonnait très-mal à l'oreille
des Jacobins. « Au reste, ajouta-t-il hardiment , mon
sentiment sur l'émigration, [c'est la pensée univer-
selle des philosophes et des sages; si l'on se trompait
dans la compagnie de tant de grands hommes, il fau-
drait bien s'en consoler. » Les Jacobins, d'après
ATTAQUÉ AUX JACOBINS (28 FÉVRIER 91). 435
cette iosinuation, n'étaient donc pas des grands
hommes?
Les ménagements de Duport, la provoquante apo-
logie de Mirabeau , avaient fait souffrir cruellemen
Alexandre de Lameth. Il voyait bien d'ailleurs les
Jacobins ulcérés, il sentait qu'il allait exprimer la
haine de tous avec la sienne, cela le mit hors de lui-
même, lui fît perdre de vue toute politique. Il regarda
l'Assemblée, et il ne vit plus deux hommes, en qui
était tout pourtant. Il ne vit pas près de lui Mirabeau,
dont les opinions monarchiques au fond différaient
peu des siennes et qu'il eût dû ménager. Il ne vit pas
dans l'Assemblée la face pâle de Robespierre, qui,
muet, comme le matin, attendait paisiblement qu'on
eût tué Mirabeau.
Lameth, s'adressant .d'abord au fonds le plus riche
delà nature humaine, l'oi^^ueil et l'envie, répéta, en-
venima l'apostrophe impérieuse de Mirabeau : Silence
aux trente voix. Puis, s'adressant à l'esprit du corps,
à la vanité spéciale des Jacobins : Les amis du
despotisme, dit-il, les amis du luxe et de l'argent,
justement effrayés des progrès de cette société, il-
lustre par toute la terre, ont juré sa perte. Or, voici
le dernier complot auquel ils se sont arrêtés. Ils
ont dit: «Il y a 150 députés jacobins incorrupti-
bles; eh bien! nous saurons les perdre ; nous for-
gerons tant de libelles qu'on les croira des fac-
tieux. » Âh ! messieurs, si je n'avais connu ce complot,
j'aurais parlé ce matin. Misérable situation des pa-
triotes, forcés de se taire et de transiger! Âuxpremiers
n. 28
454 MIRABEAU ACX JACOBINS,
motâ Ijiiè Je disais, on i crié : «Factîeîix! » puis, ils
ont fait une émeute, puis dit au Roi : « Eh bieni sire,
ioîlà Ibs Jacobins défaits ! » . . . (}\ie\ est maintenant le
centré de vos enneinisîMii^abeàu, toujours Mirabeau.
Vbilk ëhcote qu'il a tédigé la prôclanlatiôn du dépkr-
ibment ; et c'bst toiis qu'il ^ désigne comme factieux
a ëxiërdiiner. — Et se tournant vers Mirabeau :
Qiiaiid vous avez ainsi désigné lès factieux, je me suis
bien donné de garde d'objecter m mot, je vous ai
Iftissé parler, il importait de vous connaître. S'il est
Ijuelqii'uti Ici qui n'ait vu ce matin vos perfidies,
tju'il me démente ! — Une voix : I^on. — Et qui ose
avoir dit Non? — La même voix : Je voiilais dire,
M. de Lameth, que personne de l'Asseinbléë ne pour-
rait vous démentir. — Personne ne féclàmant, La-
meth titu parti habilement du mot de Mirabeau : Chefs
d'opiniôh. Il flatta tous leâ muets, et poussant la chose
avec le vrai génie de Tartufe : « Distinction îilsôlente !
c'est le malheur de la nation que tant dé députés mo-
destes ne soient pas chefs d'opinion, tant d'excel-
lents citoyens. . . Le patriotisme est pour eux une reli-
gion dont il leur suffit que le ciel voye la ferveur! Ils
n'en sont pas moins précieux à la patrie, et plat à
Dieu que vous l'eussiez aussi bien servie par vos dis-
cours qu'eux par leur silence. »
Parmi d'autres paroles, Lameth en dit une furieuse;
il est rare que Ton montre de tels abtmès de haine :
« le ne suis pas de ceux qui pensent que la bonne po-
litique veut qu'on ménage M. de Mirabeau, qu'on ne
le désespère pas.... »
DDIOLÉ PilR LES LA1IETH.(28 FÉYHIER 91). 435
Mirabeau siégeait à côté, a et il lui tombait, dit
Camille Desmoulins, de grosses gouttes du visage. Il
était devant le calice, dans le Jardin des Olives. »
Noble et juste comparaison, sortie du cœur d'un
ennemi, ennemi sans fiel, innocent, et qui, dans sa
colère même, relève encore, malgré lui, celui qu'il
a tant aimé.
Oui, Camille avait raison. Le grand orateur, qui,
sur une question d'équité, de liberté, d'humanité, se
voyait périr, n'était pas indigne, après tout, d'avoir
aussi la sueur de sang, de boire le calice. Quoiqu'il ait
fait, ce vicieux, ce coupable, cet infortuné grand
homme, qu'il en soit purifié. D'avoir souffert pour
la justice, pour le principe humain de notre Ré-
volution, ce sera son expiation, son rachat devant
l'avenir.
CHAPITRE XI.
MORT DE MIRABBAU. 2 AVRIL i79i.
Mirabeau tué par la médiocrité. Indécision dn parti bâtard qn*il combat,
ineptie da parti qn*il défend. Il se croit empoisonné, bâte sa mort (mars M).
Ses derniers moments; sa mort (1 avril). Honneors qu'on lui rend; ses
fonérailles (4 avril). — JogemenU divers sur Mlrabean. Il n*a pas traki la
France; il y eut corraplion, non trahison. ~ Cinquante années dVxpiaiion
suffisent â la Justice nationale.
Il est bien regrettable que nous n'ayons pas la ré-
ponse de Mirabeau. Elle dut être, si nous jugeons par
les résultats, le triomphe de l'adresse et de Télo-
quence. Nous en avons l'extrait, probablement défi-
guré. On y entrevoit néanmoins que cette réponse
dut contenir, parmi cent choses flatteuses et insi-
nuantes, des mots ironiques, par exemple celui-ci :
a Et comment pourrait-on me prêter l'absurde des-
sein de présenter les Jacobins comme des factieux,
lorsque chaque jour ils réfutent si bien cette calomnie
par leurs réponses, par leurs séances publiques 7 »
MIRABEAU TUÉ PAR LA MÉDIOCRITÉ. 437
Avec cela^ le grand orateur se fit si habilement Ja-
cobin, si sensible à leur opinion, qu'il lui suffit d'un
moment pour tourner tous les esprits. Il avoua qu'il
avait boudé les Jacobins, mais en leur rendant jus-
tice. Les applaudissements s'élevèrent. Enfin, lors-
que, terminant, il dit : « Je resterai avec vous jusqu'à
l'ostracisme » , il avait reconquis les cœurs.
Il sortit, et ne revint plus. Son génie était tout con-
traire à celui des Jacobins. Il ne subissait pas volon-
tiers le joug de cet esprit moyen qui, n'ayant ni le
besoin de talent qu'éprouve une élite, ni l'entraîne-
ment du peuple, son instinct naïf et profond, exige
qu'on soit moyeu, juste à la même hauteur, pas plus
haut et pas plus bas, et qui tout défiant qu'il peut être,
se laisse néanmoins gouverner par une tactique mé-
diocre. La Révolution qui montait, amenait à la puis-
sance ces médiocrités actives.
La classe moyenne, bourgeoise, dont la partie la
plus inquiète s'agitait aux Jacobins, avait son avè-
nement. Classe vraiment moyenne en tout sens,
moyenne de fortune, d'esprit, de talent. Le grand ta-
lent était rare, plus rare l'invention politique, la lan-
gue fort monotone, toujours calquée sur Rousseau.
Grande, immense différence avec le seizième siècle,
où chacun a une langue forte, une langue sienne,
qu'il fait lui-même, et dont les défauts énergiques,
intéressent, amusent toujours. Sauf quatre hommes
de premier ordre, trois orateurs, un écrivain, tout le
reste est secondaire. L'idole qui passait, Lafayette,
et les idoles qui viennent, girondines et montagnar-
438 INDÉCISION DU PARTI BATARD Qira COHRAT.
des, sont géoéralement médiocres. Mirabeau se voyait
poyé, à |a lettre, dans }a médiocrité.
Le flot montait, la marée venait de la grande mer.
Lui, robuste athlète, il était là sur le rivage, dans la
ridicule attjtudede combattre l'Océan; le flot n'en
ipontait pas moins ; hier l'eau jusqu'à la cheville^
aujourd'hui jusqu'au genou, demain jusqu'à la cein-
ture. . . Et chaque vague de cet océan n'avait ni figure
ni forme; chaque flot qu'il prenait, serrait de sa
forte main, coulait, faible, facje, incolore.
Lutte ingrate, qui n^étai^ nullement celle des
principes opposés. Mirabeau pouvait à peine définir
contre quoi il combattait. Ce n'était nullement le
peuple, nullement le gouverqement populaire. Mira-
beau eût gagné à la république ; il eût été incontes-
tablement le prepiier citoyen. Il luttait coptre un
parti immense et très-faible, mêlé d'apparences di-
verses, et(]pi lui-même ne voulais rien de plus qu'une
apparence, un je pe sais quoi, uq introuvable mi-
lieu, pi pionarchie, ni répuj^lique, parti métis, à
deux sexes, ou plutôt sans sexe, impuissant, mais,
comme les eunuques, s'agitant en proportion de son
impuissance.
Le ridicule choquant de la situation, c'es^ que c'é-
tait ce néant, qui, au nom d'un système encore
introuvé, organisait la Terreur.
Le chagrin saisit Mirabeau, le dégoût. Il commen-
çait à entrevoir qu'il était dupe de la cour, joué par
elle, mystifié. Il avait rêvé le rôle d'arbitre entre la
révolution et la monarchie ; il croyait prendre ascen-
INEPTIE DU PARTI 0U*1L DÉFEND. 439
dant sur h reine, co^ppae bomme^ et bomi^e (}'|)tat,
la sauver, f^areiqe, qui youlait ^oins être sauvée que
vengée, ^^goû^i|; aucune idée raisonnable. |^eppyei|
qu'il proposai! était cejui qu'elle repoussait )e plus :
Être modéré et juste y avoir toujours raison; travailler
lepteme])|, fortement Topinion, surtout celle des dé-
P^tenients, hâter la ^n de réassemblée dont il |)!y
avait rien attendre, en former une npuvelle, lui fai^e
réviser la constitution. (Voy. ses Itfém, , t. ym.]
I| voulait sauver deux choses, la royauté et la |t-
berfé, croyant }a royauté elle-même une garantie d^
liberté. Pans cette double ten^tive, i| trouvait uq
gr«nd obstacle, l'jncurable ineptie 4e la cour qu'ij dé-
fendait, f^e côté droit, par exemple, ayant hasarcjé
contre )es couleurs nationales une sortie insolente,
imprudente au plus haut degré, Mirabeau y répondit
par une foudroyante apostrophe, par les mots même
que la France eût dit, si elle eût parlé; le soir, il vit
arriver M. de Lamarck éperdu qui venait le gronder
de la part de la reine, se plaindre de sa violence. Il
tourna le dos, et répondit avec indignation et mépris.
Dans son discours sur la régence, il demanda et ^t
décréter que les femmes en seraientexclues.
On ne voulait point s'aider sérieusement de {pi,
mais seulement le compromettre, le dépopulariser.
On avait, en grande partie, obtenu ce dernier point.
Des trois rôles qui peuvent tenter le génie, en révo-
lution, Richelieu, Washington, Cromwell, nul ne lui
était possible. Ce qui lui restait de mieux à faire,
c* était de mourir à temps.
440 IL SE CROIT EMPOISONNÉ,
Aussi, comme s'il eût été impatient d'en finir, il
augmenta encore, dans ce mois qui fut pour lui le
dernier, la furieuse dépense de vie qui lui était ordi-
naire. Nous le retrouvons partout, il accepte au
département, dans la garde nationale, de nouvelles
fonctions. Â peine il quitte la tribune, versant sur
tous les sujets la lumière et le talent, descendant aux
spécialités qu'on eût cru lui être le plus étrangères
(je pense aux discours sur les mines).
Il allait, parlait, agissait, et pourtant se sentait
mourir, il se croyait empoisonné. Loin de com-
battre sa langueur par une vie différente, il semblait
plutôt se hâter à la rencontre de la mort. Vers le 15
mars, il passa une nuit à table avec des femmes, et
son état s'aggrava. Il n'avait que deux goûts pro-
noncés, les femmes et les fleurs : encore, il faut
ici s'entendre; jamais de filles publiques^; le plaisir,
chez Mirabeau, ne fut jamais séparé de l'amour.
Le dimanche 27 mars, il se trouvait à la campagne,
à sa petite maison d'Ârgenteuil, où il faisait beaucoup
de bien. Il avait toujours été tendre aux misères des
hommes et le devenait encore plus aux approches
de la mort. Il fut saisi de coliques, comme il en avait
eu déjà, mais accompaguéo? d'angoisses inexprima-
bles, se voyant là mourir seul, sans médecin et sans
' Etienne Dumont, ch. xiy, p. 273. — Mirabeau travûllftit toujours
enfironné de fleurs. U kyùi des goûts plus délicats qu'on n*a dit. U était
assez grand mangeur, comme un homme de sa force et qui dépensait
tant de vie, mais il ne faisait aucun excès de boisson ; son éloquence ne
sorUit pas du yin, comme celle de Fox, Pitt et autres orateurs angiûs.
HATE SA MORT (MARS 91). 44!
secours. Les secours vinrent, mais rien n'y fit. En
cinq jours il fut emporté.
Cependant le lundi 2S, la mort dans les dents et
toute peinte sur son visage, il s'obstina à aller encore
à l'Assemblée. L'affaire des mines s'y décidait, affaire
fort importante pour son ami , M. de Lamarck , dont
la fortune y était engagée. Mirabeau parla cinq fois,
et tout mort qu'il était, il vainquit encore. En sor-
tant, tout fut fini ; il s'était, dans ce dernier effort,
achevé pour l'amitié.
Le mardi 29, le bruit se répandit que Mirabeau était
malade. Vive impression dans Paris. Tous, ses adver-
saires même, surent alors combien ils l'aimaient.
Camille Desmoulins qui alors lui faisait si rude guerre,
sent se réveiller son cœur. Les violents rédacteurs des
Révolutions de Paris qui, à ce moment, proposent la
suppression de la royauté, disent que le Roi a envoyé
pour s'informer de Mirabeau, et ajoutent : « Sachons
gré à Louis XVI de n'y avoir pas été lui-même, c'eût
été une diversion f&cheuse, on l'aurait idolâtré. »
Le mardi soir, la foule était déjà à la porte du ma-
lade. Le mercredi, les Jacobins lui envoyèrent une
députation, et, à la tète, Bamave, dont il entendit
avec plaisir un mot obligeant qui lui fut rapporté.
Charles de Lameth avait refusé de se joindre à la
députation.
Mirabeau craignait les obsessions des prêtres, et
avait ordonné de dire au curé, s'il venait, qu'il avait
vu ou devait voir son ami l'évèque d'Âutun.
Personne ne fut plus grand et plus tendre, dans la
442 DERNIERS MOMENTS DE MIRABEAU.
mort. )1 parlai^ de sa vie au passé y e\ de lui qui avait
éte\ et qui avait cessé d'être. Il ][ie vopiqt de médecin
que Cabanis, sqq ami, fut tout entier à l'amitié, à la
pensée de )a France^ Ce qui, mourant, Tinquiétait le
plus, c'était Tattitude douteuse, inenaçante des an-
glais quj semblaient préparer la guerrp. «Ce Pitt, di-
sait-il, gouverne avec ce dont il menace, plutôt
qu'avec ce qu'il fait. J[e lui aurais donné du chagrin
si j'avais vécu. »
On lui parla de l'empressement extraordinaire du
peuple à den^ander de ses nouvelles , du respect reli-
gieux, du silence 4^ la foule, qui craignait de le
troubler. « Ab ! le peuple, dit-il, un peuple si bon, est
bien digne qu'on se dévoue pour |ui, qu'on fasse tout
pour fonder , affermir sa liberté. Il m'était glorieux
de vivre pour lui, il m'est 4oux de sentir que je meurs
au milieu du peqple. »
\\ était plein de sombres pressentiment sur le des-
tin de la France : « J'eipporte avec moi, di$ait-i|, le
deuil de la monarchie \ ses débris vont être la proie
des factieux. »
Un coup 4e canon s'étant foit entendre, il s'écria,
comme en sursaut: « Sont- ce déj^ les funérailles
d'Achilleî»
« ]Le 2 avril au matin, il fit ouvrir ses fenêtres, et
me dit d'une voix ferme (c'est Cabanis qui parle) :
« ^on ami, je mourrai aujourd'hui. Quand on en est là,
il ne reste plus qu'une chose à faire, c'est de se parfu-
mer, de se couronner de fleurs, et de s'environner de
musique, afin d'entrer agréablement dans ce sommeil
SA HORT (2 AVRIL !)1). 413
dont on ne; se réveille plus. » I| i^ppe^a son va|et de
chambre : «Allons, qu'on se prépare à me raser, k
faire ma toilette tout entière.» 11 fit pousser son lit près
d'une fenêtre ouverte poijr contempler sur les ambres
de son petit jardin, jes premiers in4ices de la feuillai-
son printaniére. Le soleil brillait ; il dit : « Si ce n'est
pas là Dieu, c'est du moins son copsin germain i»
Bientôt après, il perdit la parole ; mais il répondait
toujours par des signes aux marques d'amitié que
nous lui donnions. Nos moindre^ soins le Couchaient;
il y souriait. Quand nous pendrions notre visage sur
le sien, il faisait de son côté des efforts pour nous
embrasser... »
Les souffrances étant excessives, comme il ne pou-
vait plus parler, il écrivit ces mots :« Dormir. » 11
désirait abréger ceÇte lutte inutile, et demandait de
l'opium. Il expira vers huit heures et demie. Il venait
de se tourner, eq levant les yeux au ciel. Le plâtre
qui a saisi son visage ainsi fixé, n'indique qu'un
doux sourire, un sommeil plein de vie et d'aimables
songes.
La douleur fut immense, universelle. Son secrétaire
qui l'adorait et qui plusieurs fois avait tiré l'épée pour
lui, voulut se couper la goi^e. Pendant la maladie ,
un jeune homme s'était présenté, demandant si l'on
voulait essayer la transfusion du sang, offrant le sien
pour rajeunir, raviver celui de Mirabeau. Le peuple
fit fermer les spectacles, dispersa même par ses
huées un bal qui semblait insulter à la douleur gé-
nérale.
414 HONNEURS ÛU*ON LUI REND;
Cependant on ouvrait le corps. Des bruits sinistres
avaient circulé. Un mot dit à la légère qui eût con-
firmé ridée d'empoisonnement^ aurait pu coûter la
vie à telle personne peutrètre innocente. Le fils de
Mirabeau assure que la plupart des médecins qui
firent l'autopsie « trouvèrent des jtraces indubitables
de poison » , mais que, sagement, ils se turent.
Le 3 avril, le département de Paris se présenta à
l'Assemblée nationale, demanda, obtint, que l'élise
de Sainte-Geneviève fût consacrée à la sépulture des
grands hommes, et que Mirabeau y fût placé le pre-
mier. Sur le fronton devaient être inscrits ces mots :
« Aux grands hommes la patrie reconnaissante. »
Descartes y était. Voltaire et Rousseau devaient y ve-
nir. Beau décret ! dit Camille Desmoulins. H y a
mille sectes et mille églises entre les nations, et
dans une même nation, le Saint des Saints pour l'un
est l'abomination pour l'autre. Mais pour ce temple et
ses reliques, il n'y aura pas de disputes. Cette basiln
que réunira tous les hommes à sa religion.
Le 4 avril eut lieu la pompe funèbre, la plus vaste,
la plus populaire, qu~'il y ait eu au monde, avant celle
de Napoléon, au 15 décembre 1840. Le peuple seul
fit la police et la fit admirablement. Nul accident dans
cette foule de trois ou quatre cent mille hommes.
Les rues, les boulevards, les fenêtres, les toits, les
arbres, étaient chargés de spectateurs.
En tête du cortège, marchait Lafayette, puis, en-
touré royalement des douze huissiers à la chaîne,
Tronchet le président de l'assemblée nationale, puis
^S FUNÉRAILLES (4 AVRIL M). 445
rAssemblée tout entière sans distinction de partis.
L'intime ami de Mirabeau, Sieyes, qui détestait les
Lameth et ne leur parlait jamais, eut pourtant l'idée
noble et délicate de prendre le bras de Charles de La-*
meth, les couvrant ainsi <ie l'injuste soupçon qu'on
faisait peser sur eux.
Immédiatement après l'assemblée nationale ,
comme une seconde assemblée, avant toutes les au-»
tontes, marchait en masse serrée le club des Jaco-
bins. Ils s'étaient signalés par le faste de la douleur,
ordonnant un deuil de huit jours, etd'auniversaire en
anniversaire, un deuil éternel.
Ce convoi immense ne put arriver qu'à huit heu-
res à l'église Saint-Eustache. Cérutti prononça l'é-
loge. Vingt mille gardes nationaux déchargeant à-la-
fois leurs armes, toutes les vitres se brisèrent ; on crut
un moment que l'église s'écroulait sur le cercueil.
Alors, la pompe funéraire reprit son chemin, aux
flambeaux. Pompe vraiment funèbre à cette heure.
C'était la première fois qu'on entendait deux instru-
ments tout-puissants, le trombone et le tamtam. «Ces
notes violemment détachées, arrachaient les entrailles
et brisaient le cœur. » On arriva bien tard, dans la
nuit, à Sainte-Geneviève.
L'impression du jour avait été généralement calme
et solennelle, pleined'un sentiment d'immortalité. On
eût dit que l'on transférait les cendres de Voltaire,
d'un homme mort depuis longtemps, d'un de ces
hommes qui ne meurent jamais. Mais à mesure que le
jour disparut, et que le convoi s'enfonça dans Tombre
446 JUGEMENTS DIVERS
doublement obscure de laniiit et dès rues profondes,
qu* éclairaient les lueurs des torches tremblantes, les
imagiDations aussi entrèrent malgré elles dans le té-
nébreux avenir, dans les pressentiments sinistres. La
mort du seul qui fût grand, mettait, dès ce jour, entre
tous une formidable ^alité. La Révolution allait dés-
lors rouler sur une pente rapide, elle allait par là toie
sombre au triomphe ou au tombeau. Et dans cette
voie devait k jamais lui manquer un homme, son glo-
rieux compagnon de route, homme de grand cœur,
après tout, sans fiel, saris haine, magnanime pour ses
plus cruels ennemis. Il emportait avec lui quelque
chose, qu'on ne savait pas bien encore, on ne le sut que
trop plus tard : L'esprit de paix dans la guerre même,
la bonté sous la violence, la douceur, l'humanité.
Ne laissons pas encore Mirabeau dormir dans la
terre. Ce que nous venons de mettre à Sainte-Gene-
viève c'est la moindre partie de lui. Restent son âme
et sa mémoire, qui doivent compte à Dieu et au genre
humain.
Un seul homme refusa d'assister au convoi, Thon-
nète et austère Pétion. Il assurait avoir lu un plan de
conspiration de la main de Mirabeau.
Le grand écrivain du temps, âme naïve, jeune, ar-*
dente, qui en re|)résenle le mieux les passions, les
fluctuations, je parle de Desmoulins, varie étonnam-
ment en quelques jours dans son jugement sur Mira-
beau, et finit par porter sur lui l'arrêt le plus acca-
blant. Nul spectacle plus curieux que celui de ce
SUB MIRABEAU. 447
violent nageiir^ battu, comme par la vague, de la
haine à Vamitié, enfin échoué à là haine.
D'abord, dès (][u'il le sait malade, il se tlrouble, et
tout en Tattaquant encore, il laisse échapper son
cœur, il rappelle les services iinmortels que Mirabeau
rendit à la liberté : « Tous les patriotes disent, comme
Darius dans Hérodote : Histiée a soulevé Vloiiie con-
tre moi, mais Histiée m'a sduvë qiiànd il ^ rompu le
pont de rister. »
Et quelques pages après :
« Mais... Mirabeau se meurt, Mirabeau est mort I
be quelle immense proie la mort vie^U de ^e saisir !
J'éprouve encore en ce moment le même choc d'i-
dées, de sentiments, qui nie fil demeurer sans mou-
vement et sans voii, devant cette tête pleine de
systèmes, quand j'obtins qu'on me levât le voile qiii
la couvrait, et que j'y cherchais encore sou secret.
C'était lin sommeil, et ce qui me frappa au-delà de
toute expression, telle on peint la sérénité du juste ou
du sage. Jamais je n'oublierai cette tête glacée, et
la sittmtion déchirante où sa vue me jeta. . . »
Huit jours après, tout est changé ! Desmoulins est
un ennemi. La nécessité d'éloigner les afTreui soup-
çons qui planaient sur les Lameth jette le mobile
écrivain dans une violence terrible. L'amitié lui fait
trahir l'amitié !. . . Sublime enfant ! mais sans mesure,
toujours extrême en tout sens !
a J>our moi lorsqu'on m'eul levé le drap mortuaire,
à la vue d'un homme que j'avais idolâtré, j'avoue
qiie je n'ai pas senti venir une larme, et que je l'ai
448 mRABRAU ITA PAS TRAHI
regardé d'un œil aussi sec^ que Cicéron regardait le
corps de César percé de vingt-trois coups. Je contem-
plais ce superbe magasin d'idées, démeublé par la
mort'; je souffrais de ne pouvoir donner des lar-
mes à un homme , et qui avait un si beau gé-
nie, et qui avait rendu de si éclatants services à
sa patrie, et qui voulait que je fusse son ami. Je pen-
sais à cette réponse de Mirabeau mourant à Socrate
mourant, à sa réfutation du long entretien de Socrate
sur l'immortalité, par ce seul mot : Dormir. Je con-
sidérais son sommeil ; et ne pouvant m'ôter l'idée de
ses grands projets contre l'affermissement de notre li-
berté, et jetant les yeux sur l'ensemble de ses deux
dernières années, sur le passé, et sur l'avenir ; à son
dernier mot, à cette profession de matérialisme et
d'athéisme, je répondais aussi par ce seul mot : Tu
meurs. »
Non, Mirabeau ne peut mourir. Il vivra avec Des-
moulins. Celui qui appelait le peuple au 12 juil-
let 89 , celui qui le 23 juin dit la grande parole du
peuple à la vieille monarchie, le premier orateur de
la Révolution, et son premier écrivain, vivront tou-
jours dans l'avenir et rien ne les séparera.
Sacré par la Révolution, identifié avec elle, avec
nous par conséquent, nous ne pouvons dégrader cet
homme sans nous dégrader nous-mêmes, sans décou-
ronner la France.
Le temps qui révèle tout, n'a d'ailleurs rien révélé
qui motive réellement le reproche de trahison. Le
tort réel de Mirabeau fut une erreur, une grave et fu-
LA PEANCS. 449
neste erreur, mais alors partagée de tous à des de-
grés différents. Tous alors, les hommes de tous les
partis, depuis Cazalès et Maury, jusqu'à Robespierre,
jusqu'à Marat, croyaient que la France était royaliste,
tous voulaient un Roi. Le nombre des républicains
était vraiment imperceptible.
Mirabeau croyait qu'il faut un roi fort, ou point de
roi. L'expérience a prouvé contre les essais intermé-
diaires, les constitutions bâtardes, qui, par les voies
de mensonge, mènent aux tyrannies hypocrites.
Le moyen qu'il propose au Roi pour se relever, c'est
d'être plus révolutionnaire que l'Assemblée même.
Il n'y eut pas trahison, mais il y eut corruption.
Quel genre de corruption? l'argent? Mirabeau il
est vrai, parait avoir reçu ^ des sommes qui devaient
* Quelque ynisemblable que soit la Ténalhé àe Minbeaa et de Dan-
touy îl faut pourtant observer que nous n'en avons aucune preuve que le
témoignage de leurs ennemis ou adversaires politiques. Nulle pièce
écrite de leur main n^autorise cette accusation. Celles qu*on trouva
dans Farmoire de fer, ne sont point de Mirabeau, mau de Tinlen-
dant Laporte ; elles n*indiquent rien de précis ; elles prouvent qu*à
Tépoque de sa mort, Mirabeau n*avait de la cour nul avantage ûxe^
qu'il négociait avec elle. Ruhl ne prouva rien, Chénier ne prouva rien.
Mirabeau fut condamné par la Convention sur des vraisemblances. Le
fils de Mirabeau me parait établir d*UDe manière satisfaisante qu'il ne
laissa guère que des dettes. — Pour apprécier sérieusement ce ^carac-
tère qui fut loin d*étre pur, il ne faut pas oublier cependant que Mi-
rabeau, ne visant qu*à Ténergie, à Taudace, eut toute sa vie le ridicule
d'être un fanfaron de crimes. Camille Desrooulins peint à merveille
Tétrange satisfaction que témoigna Mirabeau, lorsqu'il lui disait : • Si
la cour ne vous a pas donné cent mille écus pour le discours d'aujour»
d*hui, elle vous vole certainement. » l\ parut flatté du chiffre, auquel
n. 29
4*S0 IL Y A BU ÇH |.pi ÇOMItPTIO!!^
couvrir la()é|)ep^e 4p son immense çorfe^[^4lHU^
ayec les ^épartefnenU, UQp sQjtp de n^i^wt^fp qH'jI
organisait cl^ez lui. Il ^^ (lit Ç6 n|ot subtil , e^(|^
ejciisp qqi p'exp^sp pa^ : qn'ftn ije Vî^Y»^ii PPfft
açhpté, îîf'fi^Mj><»î/^i n(>nrefw<V.
11 y eût une autre coq*uptioQ. peux quj ç^^\ é\\i^^
cet homme, la cqmpreufiroat biep. \^ xovfismfsque
visite de Saipt-<;iou4, ap ipois 0e mai 9Q| le troubla
du fol espoir d'êtrp }e premier n^inistre (l'uq rpîT
non, nfais d'ifue rçine, unp spr^ (l'époux politi-
que, copime avait ét^ Afa^ariq. Cette (olie f^ta
d'autant mieux d^ns son esprit^ qfie pette unique
et rapide apparitiou fut comme ^ne sorte de sQoge
qui nç reyiat plus, qu'jl ne put pqq^paf^er sérjeiise-
ment avec la réalité. Il en gtu'dc^ l'iUusjoQ. Il la
vit, comme il la voulait, une vraie fille de Marie-
Thérèse, violente, mais magnanime, héroïque. Cette
erreur fut d'ailleurs habilement cultivée, entrete-
nue. Un homipe lui fut attaché jour et puit, ^. de
Lamarck, qui lui-wéiae aimait beaucoup la reine,
beaucoup Mirabeau, et qui ne le quittant pas, fortifia
toujours en lui ce rêve du génie de la reine.. . Si belle,
si malheureuse, si çpur^euse ! Une seule chose lui
son discours était estimé. Dans Tentrevue qu*U «ut en S9 a^Tec I^
fayelte et Lameth, il dit rroiderocnt : « Que feifon^nous de l^ reine?
ne faut-il pas la tuer? > Lafayeltç fut pris à son ^ri^ux, ei répondit
négativement. « Vous avez raison, di( Mirabeau ; upe reine tuée ii*est
bonne à rien , qu*à fournir une tragédie e^nujeuse à ce p^UTre
Guibert ; mais une reine humiliée, à la bonne heurç, » e(ç. (y. U-
metli, Etienne D,umont, les mémoires de l\|ir^bei^^, çtc.)-
RON T1UHIS09. 4M
manqul^t| la lumière, rexpérience^uu. conseil hardi
et s^ge, une pain (l'|iomme où s'appuyer, la forte
m^iu de Mirabeau !.,• Telle fut la yéritabje corrup-
tion de celui-ci, une ooi^pable illu^iop de cœur? pl^ÎR®
d'ambition, 4'orguçiU
Mf^iQtenftnt, assembloi^s en jury lesliommes irré-
prochables, çeyx qi|i opt droit dç juger, ceux qui se
sentent purs eux-mêmes, purs d*arqent, ce qui n'est
pas rare, yur% de haine, ce qui est rare (que de puri*-
tains qui préfèrent à l'argent la vengeance et le sang
yersé!...} Asseipl)lés, interrogés, nous nous figurons
qu'ils n'hésiterqut pas k décider comme pous :
Y eut-il traljispu ?..• ÎJoo.
Y eut-il corruption Î..1 Oui.
Oui, l'acpusé est cqupable. rr- Aussi, quelque dou-
loureuse que la chose soit à dfre, il a été justement
expulsé 4u Panthéon.
lia Constituante eut raison d'y piettre l'hopime in-
trépide qui fut le premier organe, la voix même de la
liberté. — La Convention eut rc^son de mettre hors
du teniple l'homme corrompu, ambitieux, faible de
cœur, qui aurait préféré à la patrie une femme et sa
propre grandeur,
Ce fut par un triste jour d'automne, dans cette
tragique année de 1794, où la France avait presque
achevé de s'exterminer elle-même, ce fut alors
qu'ayant tué les vivants, elle se mit à tuer les morts,
s'arracha du cceur son plus glorieux fils. Elle mit une
joie sauvage dans cette suprême douleur. L'homme
de la loi chargé de la hideuse exécution, dans un pro-
iSi CIMOUAMTE ANNÉES D^EXPUTION
cès-verbal informe, ignorant , barbare, qui donne
une idée étrange du temps, dit ces propres mots;
j'en conserve l'orthograpbe : « Le cort^e de la fête
s'étant arrêté sur la place du Panthéon, un des ci-
toyens huissier de la Cionvention s'est avancé vers la
porte d'entrée dudil Panthéon, y a fait lecture du
décres qui exclus d'y celuy, les restes d'Honoré Ri-
queti Mirabeau, qui aussitôt ont été porté dans un
cerceuil de bois hors de l'enceinte dudit temple, et
nous ayant été remis, nous avons fait conduire et
déposer ledit cerceuil dans le lieu ordinaire des sé-
pultures... » Ce lieu n'est autre que Clamart, cime-
tière des suppliciés, dans le faubourg Saint-Marceau.
Le corps y fut porté pendant la nuit, et inhumé, sans
nul indice, vers le milieu de l'enceinte. Il y est en-
core aujourd'hui, en 1847, selon toute apparence.
Voilà plus d'un demi-siècle que Mirabeau est là, dans
la terre des suppliciés ^
Nous ne croyons pas à lal^itimité des peines éter-
nelles. C'est assez pour ce pauvre grand homme de
cinquante ans d'expiation. La France, n'en doutons
' La jeunesse studieuse qui fréqueote ceUeeaeeinte, aujourd'hui i
sacrée aux études anatomiques, doit savoir qu*elle marche tous les
jours sur le corps de Mirabeau. H est là encore dans son cercueil de
plomb. Le centre de Fenceinte n*a jamais été fouillé, mais seulement
la partie latérale, le long des murs, et Ton y a trouvé, dans leurs ro-
bes noires, très bien conservées, des prêtres tués au % septembre. Il
serait digne de la Ville de Paris de prendre cette honorable initbtive»
de rendre Blirabeau au jour, de le réhabiliter, et s'il n*est replacé au
Panthéon, de lui donner ce que nous ne pouvons lui refuser sans in«
graUtttde, un tombeau.
SUFFISENT A LA JUSTICE NATIONALE. i53
pas, dès qu'elle aura des jours meilleurs, ira le cher-
cher dans la terre, et le remettra où il doit rester,
dans son Panthéon, l'orateur de la Révolution aux
pieds des créateurs de la Révolution, Descartes,
Rousseau, Voltaire. L'exclusion fut méritée, mais le
retour est juste aussi. Pourquoi lui envierions-nous
cette sépulture matérielle, quand il en a une morale
dans le«souvenir reconnaissant, au cœur même de la
France?
CHAPITRE XII.
iNTOLÉIIANCfe tes DEÙÏ PAilTtS. — PROGRÈS DB ROftESPIERRfc.
L'Afsa tablée, sur la propontion de Robespierre, décide que les dépotés m
seront ni ministres, ni réélus, etc. (7 «yril, 16 mai 91). Robespierre suecède
au crédit des Lameth près des jacobins (avril). Les Lameth eonseillerB de
la cour (aTril). Ils ne parlent ni contre la llmiution de la garde nalionale
(18 aYril), ni pour la défense des clobs (mai). Lutte de Daport et de Robes-
pierre (17 mai). Tons deux parlent contre la peine de mort. — La latte reli-
gieuse éclate, aux approches de Pâques (17 avril 91) ; le Roi eommonie avec
éclat. Le Roi consUte publiquement sa captivité (18 avril). Intolérance
ecclésiastique, spécialement contre ceux qui sortent des couvents. Intolé-
rance Jacobine contre le culte des réfracUires (mai). Lettre du pape
brûlée (4 mai). L'Assemblée accorde à Voluire les honneurs du Panthéon
(80 mai 91).
Le 7 avrils cinq jours après la mort de Mirabeau,
Robespierre proposa et fit décréter que nul membre
de l'Assemblée ne pourrait être porté au ministère pen-
dant les quatre années qui suivraient la session.
Aucun député important n'osa faire d'objection.
Nulle réclamation des rédacteurs ordinaires de la
constitution (Thouret, Chapelier, etc), nulle des agi-
tateurs de la gauche (Duport, Lameth, Barnave, etc).
Ils se laissèrent enlever, sans mot dire, tout le firuit
qu'ils pouvaient attendre de la mort de Mirabeau.
1.ES DÉPUTÉS NE SERONT NI MINISTRES, NI RÉÉLUS (7AVRlL,i6MAl9i). 455
L'iéatréë atl pobToii- tjui séniblail s^oûvrir, leur fui
fôhiiêë pblir tdujourS.
Cîtlq fefemaiiiës âjirêS, le 16 tiiàl, tldbespiëire prb-
pdââ et fit déci*étei* î|ué les inenibi^es de l^ÂssëmLiëe
actliëllë né pburràiehi être élus à là |)remiére légis-
làtare.
Par délit fois l'Assemblée constitùàrile vblà par
acclamdtiori cdnti'fe fellë-iîiêmb.
Et dëui fois sur la proposîlibn dli depuis le moins
agrékble & TAssemblée, de beliii dôbt elle avait iilva-
ridbleîilent Repoussé les tlidliôiis, les amendements.
tl ^ à là un gtând chafagemënt, qu'il fadt lâcher
d'eipliijùer.
Et d'abord, txû sigrië bien Stirprenànt qlie nous en
troutotis, c'est, dès le leildëmain de la mort de Mira-
beau, le ton nouveau, àlidâciëlix, presque impérieux
de ftobëspierrë. Le 6 avril, il reprocha vîoîemniënt
ail cdtnité de constitution la^résentatidh à rimprovislc
du ptojet d'organisation ttiiiiistériellë (pi-ésënté de-
ptiis deux mois), il paria « de f effroi qile lui in-
spirait l'esprit tjui présidait aux délibérations. » Il finit
par ëettë parole ddgmàtique : « Voici Vinstruction es-
sentielle que je ptésetl te â l'Assemblée. > Et l'Assem-
blée lie miirtnura point. Elle lui accorda, pour le
fonds de là loi, l'ajoUrnemerit àli lehdenlain \ et c'est
le lendeniàin , 7 avril , qii'assuré prbbabletîient
d'une forte majorité, il Gt la proposition d'interdire
lé ininistêi-ë àilx députés pour quatre ans.
Robespierre n'était plus l'homine hésitant, timide.
11 aVdit j)Hs diitoHtë. Dn lé seiitit au 16 mai, oii il
4S6 ROBESPIERRE SiXXÈDB AU CRÉDIT DES UMETH,
développa avec une gravité souvent éloquente cette
thèse de morale politique, que le législateur doit se
faire u n devoir de rentrer dans la foule des citoyens et se
dérober même àla reconnaissance. L'Assemblée, fati-
guée de son comité de constitution, d'un décemvirat
qui parlait toujours et légiférait toujours, sut bon gré
à Robespierre d'avoir le premier exprimé une pensée
juste et vraie, qu'on peut résumer ainsi : c La cons-
titution n'est point sortie de la tête de tel ou tel ora-
teur, mats du sein même de l'opinion qui nous a pré-
cédés et qui nous a soutenus. Après deux années de
travaux au-dessus des forces humaines, il ne nous
reste qu'à donner à nos successeurs l'exemple de l'in-
difTérence pour notre immense pouvoir, pour tout
autre intérêt que le bien public. Allons resph^r dans
nos départements l'air de l'égalité. »
Et il ajouta ce mot impérieux, impatient : c II me
semble que, pour l'honneur des principes de l'Assem-
blée, cette motion ne doit pas être décrétée avec trop
de lenteur. » Loin d'être blessée de ce mot, l'Assem-
blée applaudit, ordonne l'impression, veut aller aux
voix. Chapelier demande en vain la parole. La pro-
position est votée à la presque unanimité.
Le preneur habituel et très-zélé de Robespierre,
Camille Desmoulins, dit avec raison qu'il ri^rde ce
décret comme un coup de mattre : c On pense bien
qu'il ne l'a emporté ainsi de haute lutte que parce
qu'il avait des intelligences dans l'amour-propre de
la grande majorité, qui, ne pouvant être réélue, a
saisi avidement cette occasion de niveler tous les ho-
PRÉS DES JACOBINS (AVRIL 91). 487
norables membres.. .. Notre féal a calculé très-
bien, etc. »
Ce qu'il avait calculé, et que Desmoulins ne peut
dire, c'est que, pour les deux extrêmes, jacobins,
aristocrates , l'ennemi commun à détruire était la
constitution et les constitutionnels, pères et défen-
seurs naturels de cet enfant peu viable.
Mais Robespierre était un homme trop politique,
pour qu'on croie qu'il s'en rapportât à ce calcul de
vraisemblance, à cette hypothèse fondée sur une con-
naissance générale de [la nature humaine. Quand on ,
le voit parler avec tant de force, d'autorité et de
certitude, on ne peut douter qu'il ne fût très-positi-
vement instruit de l'appui que sa proposition trouve-
rait auprès du côté droit. Les prêtres pour qui récem-
ment il s'était fort avancé, presque compromis (le
là mars), pouvaient l'éclairer parfaitement sur la
pensée de leur parti.
D'autre part, si la voix de Robespierre semble
grossie tout-à-coup, c'est qu'elle n'est plus celle
d'un homme ; un grand peuple parle en lui, celui
des sociétés jacobines. La société de Paris, nous l'a-
vons vu, fondée par des députés, et qui d'abord en
compte quatre cents en octobre 89 , en a au plus
cent cinquante le 28 février 91 , le jour où Mirabeau
fut tué par les Lameth. Qui donc domine aux Jaco-
bms T Ceux qui ne sont pas députés, qui veulent
l'être, ceux qui désirent que l'Assemblée constituante
ne puisse être réélue. C'est la pensée des Jacobins
que Robespierre a exprimée, leur désir, leur intérêt;
4M LES LARETH
il ë^t leUb orgânë. Il parle pour eui, et dbVadt bttt^
soutenu par eux ; car ce sont eux que je vois là-haul
rëitiplif lèë tHbUtiëâ: Cette kâàeiilbléë supéHeure,
coihmé jb l'tli hbnltnëé déjb, bOttiineUfcê à pesfer
lourdëtilent d'ëil haut sur rAsséibbliSe codstituiulte.
Et ce n'eât pas une deâ inoitldrés raisons qui ffait que
celle-ci aspire ftli repbs. !)ê JJlus feb pliis , les tri-
bunes iûtërvièndébt, mêlent des pat*otes aux dis-
cours déâ oratélirs, dés applâudissisihetiU, dés huées.
Dâhs là cjlieistion des cbldtiiés par exeihplé, un défen-
seur des colotis fUl Sifflé bdltd^eiisemerit.
L'hlslblre ihlérieiihe delà Société jabobinë est infi-
niirlëni difficile â pénélret-. Leur J^rêlëndu journal,
rédigé par Laclos, Idlii d'en élre là lumière, en est
rbbscllrclèsetiibiit. Ce ^\i{ |)otlriâhl est très-visible,
c'est qiife deS deiix fracUons pHdlitivës de là société,
là fraction Orléaniste baissé alors; difecrédilêe par
l'avidité de son chef dans l'affaire des quatre inillions,
par la poléiiiiquë i'éj)ublickinb qiië Brikkbl et autres
dirigent bbntrë elle. L'autre fractibh (riupbH, Bar-
nttve et Laliibth ) ieiriblë àdssî iiséë , énervée ; il
semble (|U'etl blessant à dort Mirabeau , le Soii* du 28
févriet, elle ait laissé dàtis la plaie sbti dard et sa vie.
Eti t&dts, agit-elle encore dads là tioletite émeute,
où les Jacobins firent abtiëvër le club àei Monar-
chienà à fcoups de JJierres et dfe bâtons , c'est ce qu'on
ne peut bien savoir. Ce qU'dd peut dire en général
des triumvirs , c'est que leur mautais renom d'in-
trigues et de violeiice, les bruits sinistres (quoique
injustes) qui coururent sUr eiix k l'oceasion de la
CONSEILLERS DE LA COUR (AVRIL OÎ). 499
mort de Mirabeau, auront conduit les Jacobins à
suivre dô préférence tin liomme net, pauvre, alistére,
de précédents inattaquables. La scène remarquable,
observée de tous, ft Tënterteitifent de Mirabeau (La-
ineth, àù btas dé Sieyès, fcouvért jiar lui bontre les
soupçons dii peuple, uti Jatobiil protégé eu quelque
soHe detantlë itfeùple par Viitipopulaire abbé!) c'était
de quoi faire réfléchir la société jacobine. Elle laissa
les Lametll , i^ë doiina à Robespletre.
L^âffaîre des jacobins de Lons-le-Saulnier, décidée
contre les Laiiieth pat la société de Paris, vers la flti
de mars, liie paraît dater leur décès* On pourrait
dire presque ^*ils meureht àVec Mirabeau; vain-
queurs, vaincus, Ib s'en Vont à-iJèu-ptês en même
temps.
Rien n'aVait plus contribué à acicélêrer leur ruine
(Jue leuropiilidn illibêrale sur les droits dès hommes de
Couleur. Les Lamëth atàîbfat des habitations aux co-
lonies, des esclaves. Ôalnàvë parla hàMitoetit pour les
planteurs. L'Àsseitiblée, balancée entre la question
trop évidente du droit et la cràlrite d'exciter un
incendié géliéral, rendit cet étrange décret: «Qu'elle
ne délibérerait jamaii sut l'état des t)ersonnes non
tiées de père et de méte libres, si elle n'en était re-
quise par les cbloniés. » On étàil toUt-à-falt sûr que
cette réquisition ne viendrait jamais : c'était s'inter-
dire de jamais délibérer sur l'esclavage des noirs.
Les planteurs voulurent élever une statue à Bamave,
comme s'il était thort déjà; cela n'était que trop
vrai.
MO LES UUIETH ME PARLENT NI CONTRE LA LIMITATION DE U
iDdépendamment de ces intérêts, une influence
occulte contribuait, il faut le dire, à neutraliser les
Lameth.
Peu après la mort de Mirabeau, lorsque beaucoup
de gens les en accusaient, un matin, de très-bonne
heure, Alexandre de Lameth étant encore couché,
un petit homme sans apparence veut lui parler, est
admis. C'était M. de Montmorin, ministre des affaires
étrangères. Le ministre s'asseoit près du lit, et fait sa
confession. Il dit du mal de Mirabeau (sûr moyen de
plaire à Lameth), se reproche la mauvaise voie où il
est entré, les grandes sommes qu'il a dépensées pour
pénétrer les secrets des Jacobins. « Tous les soirs,
dit-il, j'avais les lettres qu'ils avaient reçues des pro-
vinces, et je les lisais au Roi, qui souvent admirait
la sagesse de vos réponses. » La conclusion de l'en-
tretien que Lameth oublie de donner, mais qu'on sait
parfaitement, c'est que Lameth succéda, sous un
rapport, à Mirabeau , qu'il devint ce qu'était déjà
Bamave depuis le mois de décembre, un des conseil-
lers secrets de la cour ^.
L'Assemblée, le 28 avril, franchit un pas redouté;
elle décida que les citoyens actifs pourraient seuls
être gardes nationaux. Robespierre réclama. Duport
et Bamave gardèrent le silence; Charles de Lameth
parla sur un accessoire.
La véritable pierre de touche, la mortelle épreuve,
* Rien de plus vide, de moins instructif, de plus habilement nul que
les mémoires de Bamaye, sur 91 . Lameth n*j arrive pas.
GARDE NATIONALE, m POUR LA DÉFENSE DES CLUBS (AVRIL-MAI 91). 461
c'était la défense des clubs, attaqués solenDellement
devant FAssemblée par le département de Paris,
la défense des assemblées populaires en général,
communes, sections, libres associations, leur droit
de faire des pétitions collectives, des adresses, leur
droit d'afBcher, etc. Chapelier proposa une loi qui
leur ôtait ce droit ; elle fut votée en effet, non exécu-
tée. 11 déclarait que sans cett6 loi les clubs seraient
des corporations, et de toutes les plus formidables.
Robespierre et Pétion se portèrent défenseurs des
clubs. Duport, Barnave et Lameth, les fondateurs des
jacobins et leurs meneurs si longtemps, n'allaient-ils
pas parler aussi? Tout le monde ^'y attendait... Non,
silence, profond silence.Visiblement ils abdiquaient.
Robespierre leur avait lancé un mot, qui, sans
doute, contribua à leur ôter toute tentation de pren-
dre la parole : « Je n'excite point la révolte... Si
quelqu'un voulait m'accuser, je voudrais qu'il mtt
toutes ses actions en parallèle avec les miennes. »
C'était porter le défi aux anciens perturbateurs de
pouvoir parler de paix.
Dans la question de la réégibilité (16 mai), Du-
port laissa voter l'Assemblée contre elle-même;
mais, le lendemain, lorsqu'on n'eut plus à s'occuper
que de la rééligibilité des législatures suivantes, il sortit
de son silence. 11 semblait qu'il voulût épancher en upe
fois tout ce qu'il avait d'amertumes et de craintes
de l'avenir. Ce discours, plein de choses élevées,
fortes, prophétiques, a le tort le plus grave qu'un
discours politique puisse avoir, il est triste et décou-*
161 IVrn im IHTPORT
ngé. Puport y d^lare : Qu'eucor^ m pi)s, et le gmn
VÇrP6|D6Dt Q'e3t plu&lî OU, p'U ^D^tt, C0 SÇ» pOUT M
coocaptrer daps le pouYoïr ejéQ[\i\t Le$ hQpuiies ne
Y^tileot plus obéir wi ^çipps despotes, m(M3 Yeitl^nt
s'eQ faire ^e ppuveau^, ^ùx\\ la piiissançe, plu$ popii-r
laire, sera mille foi^ plqs dAPgere^se. I^aliherli^^era
plficée (}aRs rindividu^lité ^oïste, Tég^lit^ 4ï^Hs i|d
qiYpllemeDt progressif, jusqij'au partage 4e5 terres.,.
Hi^lk Tisiblement, op tepd à cb^pger 1^ formç du gou-
verpemeut, sAp^ prévoir qu'auparavant il (i^udri^
noyer daqs le s^ng le^ derqiers partisans du trôpQ,
etc., etc. Puis, désigp^pt spécialement Jlobespierrp,
il acouse le systèpie adroit de certains hommes qui se
contentent toujours de parler principes, l^autes géné-
ralités, sans descendre aux voies et moyens^ s^ns
prendre aucune responsabilité, a car ce p'en est pas
i|l^ de tenir sans intprrqptiop iipe chaire de droit
qfkturel m •
Quport, dans sa longue plainte, partait d'une idée
iqexacte qu'il répéta par deux fois : « La Révolution
est faite.» Ce seul mot détruisait tout. L'inquiétude
universelle, le sentiment qu'on av^it d'obstacles in-
finis h vaiqpre, l'ipsuffîsance des réformes, tout cela
mettait d^ns les esprits une réfutatiou muette, mais
forte d'une telle ^ertion. Robespierre u'eqt garde
de saisir la prise dangereuse que donnait son adver-
saire, il ne dppna p^ daps le piège, up dit pas qu'il
fallait continuer la Révolution. 11 s^ tint ii la question.
Seplement, comme s'il eût voulu repdre une idylle
pour une élégie, il revint k son premier discours, auK
gf M MttWtlHUt (11 mi M). 46
r^iion «I |Hir <éi iMffure y d'qne retraita oéo^sai^ire
pour méditer sur l^s principes 9 . Il garimUt ic qu'il
existnit dans chaque oootrée de Veiopire de^ jnères de
famille qui viendraient ffiire vûlûnliers le métier de
législateurs , pwr assurer à leurs enfants des moeurs,
une patrie... Les intrigants s'éloigneraient? tant
mieux, la verlu modeste recevrait alors le prix qu'ils
lui auraient enlevé » .
Cette sentimentalité, traduite en langue politique,
signifiait que Robespierre, ayant saisi le levier révo-
lutionnaire, échappé aux mains de Duport (le levier
des Jacobins), ne craignait pas de se fermer l'assem-
blée officielle y au nom des principes, pour d'autant
mieux tenir la seule assemblée active, efficace^ le
grand club directeur. Il y avait à parier que la pro-
ohaine législature, n'ayant plus des Mirabeau, des
Duport, des Cazalés, serait fiuble et pâle, et qpe la
vie, la force seraient toutes aux Jacobins. Cette douce
retraite philosophique qu'il consçillait à ses adver-
saires, lui il savait oà la prendre, au ^rai centre du
mouvement.
Duport honora sa chute par un discours admirable
contre la peine de mort, où il atteignit le fonds même
du sujet, cette profonde objection : «Une société qui
se fait légalement meurtrière, n'enseigne t-elle pas
le meurtre?» Cet homme éminent, dont le nom reste
attaché k l'établissement du jury en France et à tautes
nos institutions judiciaires, eut, comme Mirabeau,
le glorieux bonheur de finir sur une question d'faq*
464 DOPOIITBT ROBESPIERRE CONTRE LA PE1MBD8 MORT (lAI 91).
manité. Son discours, supérieur en tout sens au petit
discours académique que Robespierre prononça aussi
contre la peine de mort, n'eut pourtant aucun écho.
Personne ne remarqua ces paroles, où Ton n'entre-
voit que trop un sombre pressentiment : « Depuis
qu'un changement continuel dans les hommes a ren-
du presque nécessaire un changement dans les choses,
faisons au moins que les scènes révolutionnaires soient
le moins tragiques.... Rendons l'homme respectable à
l'homme !r^^
Grave parole, qui malheureusement n'avait que
tropd'à-propos. L'homme, la vie de Thomme n'étaient
déjà plus respectés. Le sang coulait. La guerre re-
ligieuse commençait à éclater.
Dès la fin de 90, la résistance obstinée du cleigé
à la vente des biens ecclésiastiques , avait mis les
municipalités dans l'embarras le plus cruel. Elles ré-
pi]^aient à sévir contre les personnes, s'arrêtaient
devant cette force d'inertie qui leur était opposée;
d'inertie plutôt apparente, car le clergé agissait très-
activement par le confessionnal et la presse, par la
diffusion des libelles. 11 répandait, spécialement en
Bretagne, le livre atroce de Burke contre la Révolu-
tion.
Entre les municipalités timides, inactives, et le
clergé insolemment rebelle, la nouvelle religion pé-
rissait vaincue. Partout, les sociétés des Amis de la
constitution furent obligées de pousser les municipa-
lités, d'accuser leur inaction, au besoin d'agir à leur
place. La Révolution prenait ainsi un redoutable ca-
LA LUTTE RELIGIEUSE ÉCLATE (AVRIL 91). 4G5
ractère ; elle tombait tout entière entre les mains pa-
triotiques, mais intolérantes, violentes, des sociétés
jacobines.
Il faut dire, comme César : « Hoc voluerunt.ii Eux-
mêmes, ils Font ainsi voulu. — Les prêtres ont cher-
ché la persécution, pour décider la guerre civile.
Le fatal décret du serment immédiat, la scène du
4 janvier, où les nouveaux Polyeuctes eurent à bon
marché la gloire du msurtyre, donna partout au clergé
une joie, une audace immense. Ils marchaient main-
tenant hauts et fiers, la Révolution allait tête basse.
L'un des premiers actes d'hostilité fut fait, comme il
était juste, par un pontife édifiant, le cardinal de Ro-
han, le héros de l'affaire du Collier^. Il rentra ainsi
en grâce auprès des honnêtes gens. Retiré au-delà du
Rhin, il anathématisa (en mars) son successeur, élu
par le peuple de Strasbourg, et commença la guerre
religieuse dans cette ville inflammable.
Une lettre de l'évêque d'Uzès qui chantait : lo !
triumphel pour le refus du serment, tomba dans
Uzès, comme une étincelle, la mit en feu. On sonna le
tocsin, on se battit dans les rues.
En Rretagne, le clergé remua sans peine la sombre
imagination des paysans. Dans un village, un curé leur
dit la messe à trois heures, leur annonce qu'ils n'auront
jamais plus de vêpres, qu'elles sont pour toujours abo-
lies.Un autre choisit un dimanche,dit la messe de grand
t V. le beau, et Irès-complet, récit de M. Louis Blanc, Histoire de la
RévoîuUon, t. II.
II. 30
40a A PAQUB8, LE ROI COMMliXlS
matÎD, encore en pleine nuit» prend le cruciflï snr
Tau tel, le fait baiser aux paysans : «Allez, dit-il, ven-
gez Dieu, allez tuer les impies. » Ces pauvres gens,
égarés, marchent en armes sur Vannes ; il faut que
la troupe, la garde nationale, leur ferment Ventrée
de la ville, on ne peut les disperser qu'en tirant sur
eux } une douzaine restent sur la place.
Tout cela aux approches de Pâques. On attendait
curieusement si le Roi communierait avec les amis ou
les ennemis de la Révolution. On pouvait déjà le pré-
voir, il avait éloigné le curé de la paroisse qui était
assermenté ; les Tuileries étaient pleines de prêtres
non conformistes. Ce fut entre leurs mains qu'il oom-^
munia le dimanche 17 avril, en présence de Lafayette,
qui lui-même au reste donnait chez lui le même
exemple, ayant dans sa chapelle un prêtre réfiractaire
pour dire la messe à madame de Lafayette. La com-
munion du Roi avait cela de hardi, qu'elle se faisait en
grande pompe, qu'on obligeait la garde nationale d'y
assister, de porter les armes au grand-aumônier, etc.
Un grenadier refusa positivement de rendre cet hom^
mage à la Contre-Révolution. Le district des Corde-
liers l'en remercia le soir, et, par Une affiche, « dé-
nonça au peuple français le premier fonctionnaire
public comme rebelle aux lois qu'il a jurées, autori-
sant la révolte. »
Cela n'était que trop exact. La cour avait besoin
d'un scandale, et désirait une émeute, pour constater
devant l'Europe la non-liberté du Roi. Cette émeute,
projetée depuis longtemps (selon Lafayette), retardée.
AVEC ÉCLAT (17 AVRIL 91). 467
à ce qui semble, par la mort de Mirabeau à qui l'on
aurait douné un rôle dans la comédie, eut lieu aux
jours solennels, aux jours les plus émus pour les cœurs
religieux, à la seconde fête de Pâques, le hindi 18
avril 1791.
Tout le monde bien averti la veille, tous les jour-
naux retentissant dès le matin du départ du Roi, la
foule obstruant déjà tous les abords du palais, vers
onze heures, le roi, la reine, la famille, les évèques,
les serviteurs remplissant plusieurs voitures bien char*
gées, se mettent en mouvement pour partir. On ne
va, dit-on, qu'à Saint-Cloud; mais la Toule serre les
voitures. On sonne le tocsin à Saint-Rocb. La garde
nationale rivalise avec le peuple pour empêcher tout
passage. L'animosité était grande contre la reine,
contre les évoques. « Sire, dit un grenadier au Roi,
nous vous aimons, mais vous seul! » La reine enten-
dit des mots bien plus durs. encore; elle trépignait,
pleurait.
Lafayette veut faire un passage, mais personne
n'obéit. Il court à l'Hôtel-de-Ville, demande le dra-
peau rouge. Danton, qui était là heureusement, lui
fit refuser le drapeau, et peut être empêcha un
massacre; Lafayette, ignorant alors que l'intention
du départ fût simulée, eût agi selon toute la rigueur
de la loi. Il avait laissé Danton à l'Hôtel-de-Ville, il
le retrouva aux Tuileries, à la tête du bataillon des
Cordeliers ^, qui vint, sans être commandé.
i LafiiyeUe, très-subtil ici, prétend que Danton n* agissait que payé
par la cour : « 11 venait, dit-il, de toucher cent mille francs pour rem-
4g8 LE ROI CONSTATE PUBLIQUEMENT
Au bout de deux heures, on rentra, ayant suflB-
samment constaté ce qu'on voulait.
Lafayette, indigné d'avoir été désobéi, donna sa
démission. L'immense majorité de la garde nationale
le supplia, l'apaisa; la bourgeoisie ne se fiait qu'à lui
pour le maintien de la paix publique.
Le Roi, le mardi 19, fit une démarche étrange
qui porta au comble la crainte où l'on était de son
départ. Il vint à l'improviste dans l'Assemblée, dé-
clara qu'il persistait dans l'intention d'aller à Saint-
Cloud, de prouver qu'il était libre, — ajoutant qu'il
voulait maintenir la Constitution, « dont fait partie la
constitution du clei^é » . — Étrange contradiction
avec sa communion du dimanche précédent, avec
l'appui qu'il donnait aux prêtres rebelles.
Il ne faut pas croire que ces prêtres, victimes ré-
signées, patientes, se tinssent heureux d'être igno-
rés. Ils agissaient de la manière la plus provoquante,
se montrant partout, aboyant, menaçant, empêchant
les mariages, troublant la tête des filles, leur faisant
croire que si elles étaient mariées par les prêtres
constitutionnels, elles ne seraient que concubines, et
que leurs enfants resteraient bâtards.
Les femmes étaient à la fois les victimes et les in-
struments de cette espèce de Terreur qu'exerçaient
les prêtres rebelles. Elles sont plus braves que les
hommes, habituées qu'elles sont à être respectées,
boursement d*une charge qui en valait dix mille. > Ce qui est plus
sûr, c'est que Dantou, en faisant refuser le drapeau au général, loi fil
éprouver une mortification, mais lui épai^a un crime.
SA CAPTIVITÉ (18 AVHIL 91). Wd
ménagées, et croyant au fond qu'elles ue risquent
pas grand'chose. Aussi faisaient-elles audacieusement
tout ce que n'osaient faire leurs prêtres. Elles al-
laient, venaient, portaient les nouvelles, parlaient
haut et fort. Sans parler des victimes obligées de
leur irritation (je parle des maris, persécutés dans leur
intérieur, poussés à bout de refus, d'aigreurs, de
reproches), elles étendaient leurs rigueurs à beaucoup
de petites gens de leur clientèle ou de leur maison ;
malheur aux marchands philosophes, aux fournis-
seurs patriotes! les femmes fuyaient leurs bouti-
ques; toutes les pratiques allaient aux boutiques bien
. pensantes.
Les ^lises étaient désertes. Les couvents ouvraient
leurs chapelles à la foule des contre-révolutionnaires,
athées hier, dévots aujourd'hui. Chose plus grave,
ces couvents maintenaient audacieusement leurs
clôtures, tenaient leurs portes fermées sur les reclus
ou recluses qui voulaient sortir, aux termes des dé-
crets de l'Assemblée.
Une dame de Saint-Benoît, ayant insisté pour ren-
trer dans sa famille, fut en butte à mille outrages. On
refusa de lui laisser emporter les petits objets sans va-
leur pour lesquels les religieuses ont souvent beau-
coup d'attache. On la mit, comme nue, à la porte.
Les parents étant venus réclamer, on leur jeta,
sans ouvrir, quelques bardes par la fenêtre, comme
si elles contenaient la peste ; on les accabla d'in-
jures.
L'Assemblée nationale reçut une pétition de la mère
470 INTOLÉRANCE EGCtÉSIASTiaiIB.
d'uD6 autre religieuse, que Ton retenait de force ; la
supérieure et le directeur l'empêchaient de trans-
mettre à la municipalité la déclaration qu'elle faisait
de quitter son ordre. Aux dames de Saint- Antoine,
une jeune sœur converse ayant témoigné de la joie
pour les dôorets d'affranchissement, fut en butte aux
outrages, aux sévices de Tabbesse, grande dame très-
fanatique, et des autres religieuses qui faisaient leur
cour àl'abbesse. La sœur ayant trouvé moyen d'aver-
tir de ses souffrances et de son danger, sortit d'une
manière étrange ; elle passa la tète au tour, et un
homme charitable, la tirant de lÀ à grand'peine,
parvint à faire passer le reste. Une famille la
reçut dans le fauboui^ Saint«-Antoine ; une souscrip-
tion fut ouverte dans les journaux pour la pauvre
fugitive.
On juge que de telles histoires n'étaiwt pas pro-
pres à calmer le peuple, déjà si cruellement irrité
de ses misères. H souffrait infiniment, ne savait
à qui s'en prendre. Tout ce qu'il voyait, c'est que la
Révolution ne pouvait ni avancer, ni reculer ; à chaque
pas, il rencontrait une force immobile, la royauté, et
derrière, une force active, l'intrigue ecclésiastique.
Il ne fafit pas s'étonner s'il frappa sur ces obstacles.
Je ne crois pas que les Jacobins aient eu besoin de le
pousser; des trois fractions jacobines, deux (Lameth
et Orléans) avaient alors moins d'influence; quant à
celle de Robespierre, elle était certainement vio-
lente et fanatique ; toutefois son chef, personnelle-
ment, n'était point homme d'émeute, moins encore
INTOLERANCE lACOBlBiE (NAI IH). 47i
contre les prêtres que contre tout autre ennemi.
Le mouvement fut spontané, sorti naturellement
de rirritation et de la misère. Des femmes se portè-
rent aux couvents, et fouettèrent des religieuses.
Mais, ensuite, selon toute vraisemblance, on exploita
le mouvement ; on lui donna une grande scène, une
occasion solennelle. C'était le plan de la cour de com-
promettre, autant qu'il était possible, la Révolution
devant la population catholique du royaume, devant
l'Europe. Les non-conformistes louèrent de la muni-
cipalité une église dans le lieu le plus passager de
Paris, sur le quai desTbéatins; là, ils devaient faire
leurs pâques. La foule s'y porta, comme on pouvait
aisément le prévoir, attendit, fermenta dans cette
attente, menaça ceux qui viendraient. Le défi anime
et excite ; deux femmesse présentèrent, furent bruta-
lement fouettées. On attacha deux balais sur la porte
de l'église. L'autorité les enleva, mais ne put disperser
la foule. Sieyès réclama en vain dans l'Assemblée les
droits de la liberté religieuse. Le peuple, tout entier
au sentiment de ses misères, s'obstinait à n'y voir
qu'une question politique; le prêtre rebelle et ses fau-
teurs lui apparaissaient, non sans cause, comme souf-
flant ici l'étincelle qui devait allumer l'Ouest, le Midi,
le monde peutrêtre.
Avignon et le Comtat oifiraient déjà une atroce mi-
niature de nos guerres civiles imminentes. La pre-
mière, fortifiée de tout ce qu'il y avait d'ardents révolu-
tionnaires à Nîmes, Arles, Orange, guerroyait contre
Carpentras, le siège de l'aristocratie. Guerre barbare
472 LETTRE DU PAPE BRÛLÉE (4 MAI).
des deux côtés, de vieilles rancunes envenimées, de fu-
reurs nouvelles, moins une guerre qu'une scène hor-
riblement variée d'embûches et d'assassinats. Les len-
teurs del' Assemblée nationale y étaientpour beaucoup,
on devait l'en accuser, et la fatale proposition de Mi-
rabeau d'ajourner la décision. Elle n'arriva que le
4 mai, et, encore, ne décida rien. L'Assemblée dé-
clarait qu'Avignon ne faisait point partie intégrante
de la France, sans toutefois que la France renonçât
à ses droits. — Ce qui revenait à dire : « L'Assem-
blée juge qu'Avignon n'appartient pas, sans nier
qu'elle appartienne. »
Le même jour, 4 mai, se répand dans Paris un bref
du Pape, une sorte de déclaration de guerre contre la
Révolution. Il s'y répand en injures contre la consti-
tution française, déclare nulles les élections de curés
et évêques, leur défend d'administrer les sacrements.
Une société patriotique, pour rendre insulte pour in-
sulte, jugea le lendemain le pape au Palais-Royal,
et brûla son mannequin. Aux termes du même ju-
gement, le journal bien aimé des prêtres, celui de
l'abbé Royou, fut brûlé aussi, après avoir été préala-
blement mis dans le ruisseau.
Le pape a fait du chemin depuis le quatorzième
siècle. Au soufflet de Roniface VIII, le monde tres-
saillit d'horreur. La bulle, brûlée par Luther, l'agita
profondément encore. Ici, le pape et Royou finissent
paisiblement ensemble , sans que personne y prenne
garde, exécutés au ruisseau de la rue Saint-Honoré.
Autant le pape recule, autant son adversaire
L*ASSBMBLÉ£ DÉCRÈTE DES HONNEURS A VOLTAIRE (30 MAI 91). 475
avance. Cet adversaire immortel (qui n'est autre que
la Raison), quelque déguisement qu'il prenne, juris-
consulte en 1300, théologien en 1 500, philosophe au
dernier siècle, il triomphe en 91. La France, dès
qu'elle peut parler, rend grâce à Voltaire. L'Assem-
blée nationale décrète au glorieux libérateur de la
pensée religieuse les honneurs de la victoire. Elle
est gagnée, il a vaincu ; qu'il triomphe maintenant,
qu'il revienne dans son Paris, dans sa capitale, ce roi
de l'esprit. L'exilé ; le fugitif, qui n'eut point de lieu
ici-bas, qui vécut entre trois royaumes, osant à peine
poser l'aile, comme l'oiseau qui n'a pas de nid, qu'il
vienne dormir en paix dans l'embrassement de la
France.
Mort cruelle! il n'avait revu Paris, cette foule
idolâtre, ce peuple qui l'avait compris, que pour s'en
arracher avec plus de déchirement! Poursuivi sur
son lit de mort, même après la mort banni, enlevé
la nuit par les siens, le 30 mai 78, caché dans une
tombe obscure, son retour est décrété le 30 mai 91.
Il reviendra, mais de jour, au grand soleil de la jus-
tice, porté triomphalement sur les épaules du peuple,
au temple du Panthéon.
Pour comble, il verra la chute de ceux qui le pro-
scrivirent. Voltaire vient ; prêtres et rois s'en vont.
Son retour est décrété, par un remarquable à propos,
lorsque les prêtres, surmontant les indécisions do
Louis XVI, ses scrupules, vont le pousser à Varennes,
à la trahison, à la honte. Comment, pour ce grand
spectacle, nous passerions-nous de Voltaire? 11 fout
474 R0NNBUR8 DÉCRÉTÉS A VOLTAIRE (30 MAI tl).
qu'il viepDe voir à Paris la déroute de Tartufe. H est
le héros de la fête, Au moment où le prêtre laisse sa
trame ténébreuse éclater au jour. Voltaire ne peut
manquer de sortir aussi du caveau. Averti par Tau*
dacieuse révélation de Tartufe, il se révèle en même
temps, passe la tête hors du sépulcre, et dit à Tautre,
avec ce rire formidable auquel croulent les temples
et les trônes : « Nous sommes inséparables ; tu parais,
je parais aussi. »
CHAPITRE XIII.
PRÉCÉDENTS DE LA FUITE DU ROI.
Looit XV préoccupé du porlraft de CharUt I**", Louis XVI do rhttloiro de
Charles I«r et de Jacques II. Louis XVI craint toutes les puissances» nofeut
point quitter le royaume. L'Rorope est rSTfe de voir la France dlTisée. La
Russie et la Suéde encouragent révasiou. L'Aotricbe eu donne le plan,
octobre 90. Le projet eut d*abord une apparence française, puis devint tout
étranger. Le Roi, étranger par sa m^re ; Indifférent, comme chrétien, k la
nationalité. La Roi blessé dans ses nobles et ses prêtres, février-mai 91.
Duplicité du Roi et de la reine; ils trompent tout le monde. Toute la famille
royale, spécialement la reine, contribue à la perte du Roi. Préparatifs
ImprodottU de la fuite du Roi, mars-mal 91.
Je ne puis visiter le musée du Louvre sans m'ar*
rêter et rêver, souvent longtemps malgré moi, devant
le Charles P^ de Yandyck. Ce tableau contient à la
fois l'histoire d'Angleterre et celle de France. Il a
eu sur nos affaires une influence directe qu'ont rare-
ment les œuvres d'art. Le grand peintre, à son insu^
y.mit le destin de deux monarchies.
L'histoire du tableau lui-même est curieuse. Il
faut la prendre un peu haut, dire comment il vint en
Fraace.
476 HISTOIRE DU PORTRAIT DE CHARLES 1».
Lorsque le ministère Aiguillon-Maupeou voulut
décider Louis XV à briser le parlement, il y avait une
opération préalable à faire, rendre au vieux roi iisé
la faculté de vouloir, en refaire un homme. Pour cela,
il fallait fermer le sérail où il s'éteignait, lui faire ac-
cepter une maîtresse, le réduire à une femme ; rien
n'était plus difficile. 11 fallait que cette maîtresse,
fille folle, hardie, amusante, mit les autres à la porte ;
qu'elle n'eût pas trop d'esprit, ne fît pas la Pompa-
dour, mais qu'elle eût assez d'esprit pour répéter à
toute heure une leçon bien apprise.
Le maréchal de Richelieu, grand maître en ces
choses, ayant bien cherché, on n'ose dire où, dé-
couvrit la fille, et en même temps, pour la relever
un peu, il trouva un drôle de bonne naissance qui se
chargea de l'épouser, avant de la donner au Roi.
Madame Du Barry, c'est son nom, joua son rôle a
' merveille. Elle surprit le Roi par l'audace et la fami-
liarité ; elle l'amusa en se moquant de lui, du matin
au soir, l'éveillant tant qu'elle pouvait, le sommant
d'être homme et roi. Il y avait peu à compter sur
les velléités royales que l'on suscitait en lui; aussi
elle ne le lâchait guère. Jusqu'au conseil , elle le
^suivait hardiment, et devant le chancelier, devant
ces graves personnages , sans respect humain , elle
perchait, comme un singe, sur le bras de son fau-
teuil. Cette singulière Égérie, lui soufflant la royauté
la nuit et le jour, n'eût pas réussi peut-être avec un
tel homme, si, à l'appui des paroles, elle n'eût ap-
pelé le secours des yeux, rendu sensible et visible la
LOmS XV ET LOUrS XVI EN FURENT PRÉOCCUPÉS. 477
leçon qu'elle répétait. On acheta pour elle, en An-
gleterre, le tableau de Vandyck, sous le prétexte
étrange que, le page qu'on y voit s'appelant Barry,
c'était pour elle un tableau de famille. Cette grande
toile, digne de respect, et comme œuvre du génie,
et comme monument des tragédies du destin, fut
établie, chose indigne, au boudoir de cette fille, dut
entendre ses éclats de rire, voir ses ébats effrontés.
Elle prenait le Roi parle cou, et, lui montrant Char-
les !•' : a Vois-tu, la France (c'est ainsi qu'elle appe-
lait Louis XV)? voilà un roi à qui on a coupé le cou,
parce qu'il a été faible pour son parlement. Va donc
ménager le tien ! »
Dans ce petit appartement, très-bas (une suite de
mansardes qu'on voit encore dans les combles de
Versailles), le grand tableau, vu si près, de plein
pied, face à face, eût été d'un effet pénible pour
un homme moins fini de cœur, et de sens moins
amortis. Nul autre que Louis XV n'eût porté, sans en
scmffrir, ce triste et noble regard, où se voit une révo-
lution tout entière, cet œil, plein de fatalité, qui vous
entre dans les yeux.
On se rappelle que le grand mattre, par une sorte
de divination, a d'avance peint Charles !•' comme
aux derniers jours de sa fuite ; vous le voyez simple
awalier, en campagne contre les têtes rondes. U semble
que de proche en proche, il est acculé à la mer. On
la voit là solitaire, inhospitalière. Ce roi des mers, ce
lord des îles, a la mer pour ennemie ; devant lui, l'O-
céan sauvage; derrière, l'attend l'échaftiud.
478 LOUIS XVI PRÉOCCUPÉ DE CHARLES !•' ET DE JACQUES II.
Ce tableau mélancolique, placé, sous Louis XYI,
aux appartements du Roi, dut le suivre à Paris ayee
le mobilier de Versailles. Nul autre ne pouvait faire
plus d'impression sur lui ; il était fort préoccupé de
l'histoire d'Angleterre, et très-spécialement de celle
de Charles I'"'. 11 lisait assidûment Hume, et autres
historiens anglais, dans leur langue. Il en avait retenu
ceci que Charles I" avait été mis à mort pour avoir
fait la guerre à son peuple, et que Jacques II avait
été déclaré déchu pour avoir délaissé son peuple.
S'il y avait une idée arrêtée en lui, c'était de ne point
s^attirer le sort ni de l'un ni de l'autre, de ne point
tirer l'épée, de ne point quitter le sol de la France.
Indécis dans ses paroles, lent à se résoudre, il était
très-obstiné dans les idées qu'il avait conçues une fois.
Nulle influence, pas même celle de la reine, n'eût pu
le tirer de là. Cette résolution de ne point agir, de ne
point se compromettre, allait d'ailleurs parfaitement
à son inertie naturelle. Il était fort indisposé contre
les émigrés qui remuaient sur la frontière, criaient,
menaçaient, faisaient blanc de leur épée, sans s'in-
quiéter s'ils aggravaient la position du roi dont ils se
disaient les amis. En décembre 90, leur conseil se te-
nant à Turin, le prince de Condé proposait d'entrer
en France, et de marcher sur Lyon, a quoi qu'il pût
arriver au Roi. »
Louis XVI avait de plus un autre scrupule pour
faire la guerre. C'était la nécessité de s'aider de
l'étranger. Il connaissait très-bien l'état de l'Europe,
les vues intéressées des puissances. Il voyait l'esprit
LOtlS XVI CIUINT TOUTES LES PU1S5ANCES. 47d
iiltrigftnt, ambitieux de la Prusse, qui, se croyant
jeune, forte, très-militaire, poussait partout au trouble
pour trouver quelque chose à prendre. Dès 1789, la
Prusse était là, qui offrait à Louis XVI d'entrer avec
cent mille hommes. D'autre part, le machiavélisme
deTAutriche ne lui était pas moins suspect; il n'ai-,
mait pas ce ianus à deux faces, dévot, philosophe.
C'était pour lui une tradition paternelle et mater-
nelle; sa mère était de la maison de Saxe; son père,
le Dauphin, 'crut mourir empoisonné par Choiseul,
ministre lorrain, créature de Lorraine-Autriche,
élevé par Marie-Thérèse, et qui maria Louis XVI
k une 'Autrichienne. Quoique tendrement attaché
k la reine, il devenait fort défiant quand elle par-
lait de recourir h la protection de son frère Léo-
pold.
La reine n'avait nulle autre chance. Elle craignait
extrêmement les émigrés. Elle n'ignorait pas qu'ils
agitaient la question de déposer Louis XVI, et de
nommer un régent. Elle voyait près du comte d'Ar-
tois son plus cruel ennemi, M. de Galonné, qui, de sa
main, avait annoté, corrigé, le pamphlet de M"*^ de
Lamotte contre elle, dans la vilaine affaire du Col-
lier. Elle avait à craindre de ce côté plus que de la
Révolution. La Révolution, n'en voulant qu'à la
reine, ne liii eût pris que la tête; mais Calonne
eût pu faire faire le procès à la femme, à l'é-
pouse, la déshonorer peut-être juridiquement, l'en^
fermer»
Elle se tint, tôns variation, au plan des hommes de
490 LOUIS XVI NE VEUT POINT OUITTER LE ROVAUVE.
rAutriche, Mercy et Breteuil. Elle amusa Mirabeau,
puis Lameth, Baraave, pour gagner le temps. Il en
fallait pour que rAutriche sortit de ses embarras de
Brabant, de Turquie et de Hongrie. Il en fallait pour
que Louis XYI, travaillé habilement par le clei^é, fit
céder ses scrupules de roi aux scrupules de chré-
tien, de dévot. L'idée d'un devoir supérieur pou-
vait seule le faire manquer à ce qu'il croyait un
devoir.
Le Roi, s'il l'eût voulu, pouvait fort aisément
partir seul, sans suite, à cheval. C'était l'avis de
Clermont-Tonnerre. Ce n'était nullement celui de
la reine. Elle ne craignait rien tant au monde que
d'être un moment séparée du Roi. Peut-être aurait-il
cédé aux insinuations de ses frères contre elle. Elle
proBta de l'émotion qu'il eut au 6 octobre, lorsqu'il
crut qu'elle avait été si près de périr; pleurante,
elle lui fit jurer qu'il ne partirait jamais seul, qu'ils
ne s'en iraient qu'ensemble, échapperaient ou pé-
riraient ensemble. Elle ne voulait même pas qu'ils
partissent, au même moment, par des routes diffé*
rentes.
Louis XVI refusa, au printemps de 90, les offres
qu'on fit de l'enlever. Il ne profita pas, pour fuir, du
séjour à Saint-Cloud qu'il fit dans la même année ; il
y avait toute facilité, allant tous les jours à cheval ou
en voiture, et à plusieurs lieues. Il ne voulait laisser
personne, ni la reine, ni le dauphin, ni madame Eli-
sabeth, ni Mesdames. La reine ne pouvait se décider
non plus à laisser telle dame confidente, telle femme
L'EUROPE EST RAVIE DE VOIR LA FRANCE DIVISÉE. 481
qui avait ses secrets. On ne voulait partir qu'en masse,
en troupe, en corps d'armée.
Dans l'été de 90, l'affaire du serment des prêtres
troublant fort la conscience du Roi, on le poussa à
la démarche d'écrire aux puissances et de protester.
Le 6 octobre 90, il envoya une première protestation
à une tour parente, à son cousin, le roi d'Espagne,
celui de tous les princes dont il se déQait le moins.
Puis, il écrivit à l'Empereur, à la Russie, à la Suède;
en dernier lieu, le 3 décembre, il s'adressa à la pui^
sance qui lui était la plus suspecte, ayant voulu tout
d'abord se mêler des affaires de France ; je parle de
la Prusse. Il demandait à tous «un congrès européen,
appuyé d'une force armée » , sans expliquer s'il vou-
lait que cette force fût active contre la Révolution
(Hardenberg, 1, 103).
Les rois n'avaient généralement point de hâte. Le
Nord branlait. La révolution dé Pologne était immi-
nente ; elle éclata au printemps (3 mai)^ et prépara
un nouveau démembrement. Les autres États desti-
nés à être absorbés tôt ou tard, la Turquie, la Suède,
étaient ajournés. Mais déjà Liège et le Brabant ve-
naient d'être dévorés. Le tour de la France arrivait,
dès qu'elle serait assez mûre. « Les rois, dit Camille
Desmoulins, ayant goûté du sang des peuples, ne
s'arrêteront pas aisément. On sait que les chevaux
de Diomède, ayant une fois ipangé de la chair hu-
maine, ne voulurent plus rien autre chose. »
Seulement, il fallait que la France devint mûre et
tendre, avant d'y mettre la dent, qu'elle s'affaiblît, se
u. 34
4H2 LA RUSSIE ET LA SUÉDE ENCOURAGENT L'ÉVASION.
mortifiât par la guerre civile. On Ty encourageait
fort. La grande Catherine écrivait k la reine, pour
ranimer à la résistance^ cette parole qui vise fiu
sublime : «Les rois doivent suivre )eur marche
sans s*inquiéter des cris du peuple, cpmme la Iqne
suit son cours sans être arrêtée pv les aboiements
des chieps. » Imitation burlesque de Lefranc de
Pompignan^ ic^ d'autant plus ridicule que, poiir
suivre la comparaison^ la lune se trouvait très-inéelle-
ment arrêtée.
Pour la tirer de cette éclipse, rexcelleqte Cathe-
ripe animait toute l'Europe, agissait épergiqoement
delà plume et de la langue. Si elle pouvait, en effet,
par la délivrance du Roi, déchaîner la guerre civile,
puis mettre tous les rois aux prises sur le cadavre de
la France, combien lui serait-il facile, assise daqs
son charpier du Nord^ de boire le sang de la Poloj^e,
d*en sucer les os?,.,
Quand Tévasion fut tentée, ce fut le ministre de
Russie qui se chargea de faire donner à la reine un
passeport de dame russe. Catherine n'envoyait nul
secours; mais elle trouvait trés-bop que Gustave III,
le petit roi de Suéde (qu'elle venait de battre, et
maintenant son ami), roi d'esprit inquiet, roma-
nesque, aventureux, cherchât son aventure à Aix, k
la porte de )a France. Là, sous prétexte des eaux, il
devait attendre la belle reine fuyant avec son époux,
offrir son invincible épée, et, sans intérêt, enseigner
au bon Louis XVI comjnent on refait les trônes.
L'Autriche, en possession, depuis Choiseul, depuis
L'AimUCHB DONNfi LE PLAN DB L*ÉTASION (OGT. 90). 485
le maria^ de Louis XVI, de ralliance française,
avait un intérêt bien plus direct à révasion du Roi.
Seulement, pour que la jalouse Prusse et la jalouse
Angleterre laissassent intervenir, il fallait nonnseule-
Hieot que Louis XVI se remit positivement à TAur
triche, mais qu'un grand parti se déolanmt pour lui,
un puissant noyau royaliste se formant à l'Est, l'Au*
triche fikt, comme mdgré elle, obligée, sommée par la
France. La guerre civile comtneneée, c'étaitla condition
expresse que notre fidèle allié qiettaitk l'intervention.
Dès octobre 90, les conseillers de la reine, les deux
hommes de l' Autriche, Mercy et Breteuil, insistèrent
pour l'évasion. Breteuil envoya de Suisse un évèque
avec son plan, confwme à celui que Léopold envoya
plus tard; mais ni la reine, ni l'évéque ne crurent
prudent de parier au RQi les premiers du plan autri-
chien. La reine le lui fît présenter par un homme à
elle, intimenjent lié avec elle dans ses beaux jours,
et resté très-dévoué, un officier suédois, M. de Feiv
sea. Pour ne point effrayer le Roi, on lui parlait sim-
plement de se réfugier auprès de M. de Brouillé, au
sein des régiments fidèles qu^ venaient de montrer
Ujit de vigueur à Nancy, dans la proxin^itéde la fron-
tière autrichienne, à portée des secours de son beau-
père Léopold. Le Roi écouta, fut muet.
La reine survint alors, appuya, pressa, obtint à la
longue (S3 octobre BO) un pouvoir général de traiter
avec rétraager, pouvoir donné par le Roi à Breteuil,
Thomme de la reine ; Yétranger, dès4ors, ne devait
plus être l'Ëumpe, maisspécialement l'Autriche. M. de
484 LE PROJET EUT D*ABORD UNE APPARENCE FRANÇAISE,
Bouille, averti, conseillait au Roi de se rendre de pré-
férence à Besançon, à portée du secours des Suisses,
assuré par les capitulations, et d'ailleurs moins com-
promettant que celui d'aucune puissance. Ce n'était
pas là le compte des conseillers autrichiens. On in-
sista pour Montmédy, à deux lieues des terres d'Au-
triche.
Pour s'entendre définitivement, M. de Bouille en--
voja en décembre l'un de ses fils, Louis de Bouille,
qui, conduit par l'évéque, entremetteur primitif de
cette afiTaire, alla de nuit s'aboucher avec Fersen dans
une maison fort retirée du faubourg Saint-Honoré.
Le jeune Bouille était bien jeune, n'ayant que vingt-
et-un ans; Fersen était infiniment dévoué, mais dis-
trait, oublieux, ce semble, on en jugera tout-à4'heure.
Ce furent pourtant ces deux personnes qui eurent en
main et réglèrent le destin de la monarchie.
M. de Bouille, connaissant la cour, et sachant
qu'on pourrait fort bien le désavouer, si la chose tour-
nait mal, avait exigé du Roi qu'il écrivit une lettre
détaillée pour l'autoriser, laquelle passerait sous
les yeux de son fils qui en tirerait copie. Chose
grave, chose périlleuse. Le Roi écrivait et signait un
mot qui, deux ans après, devait le mener à la mort :
a 11 faut s'assurer, avant tout, des secours de l'é-
tranger. »
En octobre, le Roi, dans la première approbation
qu'il donnait au projet, disait seulement qu'il comp-
tait sur les dispositions favorables de l'Empereur et de
l'Espagne. En décembre, il veut leur secours.
PUIS DEVINT TOUT ÉTRANGKIl. 4S5
Le projet d'abord avait eu une apparence fran-
çaise. Le succès de M. de Bouille à Nancy avait
donné l'espoir qu'un grand parti, et dans Tannée et
dans la garde nationale, se prononcerait pour leRoi,
que la France serait divisée ; il su£Bsait alors à M. de
Bouille que l'Autrichien fit une démonstration exté-
rieure, seulement pour donner prétexte de réunir des
réf^ments; à mesure, un fait se déclara qui changeait
la face des choses, l'unanimité de la France.
L'affaire devint tout étrangère. M. de Bouille avoue
qu'il avait besoin de troupes allemandes pour conte-
nir le peu qui lui restait de Français. // exigeait^ dit
son fils, le secours des étrangers. À Paris, l'éva-
sion fut tramée chez un Portugais, dirigée par un
Suédois; la voiture qui y servit fut cachée chez un
Anglais.
Ainsi, dans ses moindres détails, comme dans ses cir-
constances les plus importantes, l'affaire apparaît, et
fut, une conspiration étrangère, l'étranger déjà au
cœur du royaume, nous faisant la guerre par le roi.
Et le roi même, la reine, qu'étaient-ils? Étrangers
tous deux par leurs mères : lui, né Bourbon-Sao^on;
elle, née Lorraine-Ati^rtcAc.
Les souverains en général, en qui les peuples
cherchent les gardiens de leur nationalité, se trou-
vent ainsi, par leurs parentés et mariages, moins na-
tionaux qu'européens, ayant souvent à l'étranger
leurs relations les plus chères, leurs amitiés, leurs
amours. Il est peu de rois, qui, en bataille contre un
roi, ne se trouve avoir en face un cousin, neveu,
486 LKROI ^nUircn PAR8A MÈRE;
beau-frère, etc. Ces rapports qui, en justice, obli-
gent les hommes à se récuser, ne sont-ils pas des
causes de suspicion légitime dans cette suprême jus-
tice des nations qui se plaide en diplomatie, ou se
tranche par Tépée?
L'homme sous lequel la marine française s'était
relevée contre l'Angleterre n'était certes pas un
roi étranger de sentiment; il F était de race. L'Alle-
mand était son parent, l'Espagnol était son parent.
S'il avait quelque scrupule d'iqipeler l'Autriche, il
le combattait par l'idée qu'il appelait en môme temps
lé roi d'Espace, son coustù.
Il était enbo^e étranger^ par un sentiment extérieur
(supérieut à ses yeux), àioute nationalité; étranger de
religion. Pour le chrétien, la patrie est une chose se-
condaire. Sa vraie, sa grande patrie, est l'Ëglise,
dont tout royaume est province. Le roi très-chrétieny
oint par les prêtres au sacre de Reims, lié par le ser-
ment du sacre, et n'en étant point délié, jugeait nul
tout autre serment. Quoiqu'il connût très-bien les
prêtres et ne les eûtpas toujoursécoutés, ici il les con-
sulta; Tévêque de Clermont le confirma dans l'idée
que l'atteinte aux biens ecclésiastiques était saerilége
(mars 00?), le pape dans l'horreur que lui inspirait la
constitution civile du clergé (sept. 90). L'évêque de
Pamjers lui apporta le plan d'évasion (octobre), et
la nécessité où il fut de sanctionner le décret du
serment des prêtres (26 décembre) leva en lui tous
scrupules. Le chrétien tua le roi, le Français.
Sa faible et trouble conscience se repaissait de
INDIFFÉRENT, COMME CHRÉTIEN, A LA NATIONALITÉ. 487
deux idées, celles dont nous avons parlé au commen-
cement de ce chapitre : IMI croyait ne pas imiter
Jacques II, ne pas quitter le royaume; 2* ne pas imi-
ter Charles !•% ne point faire la guerre à son peuple.
— Ces deux points évités, ceux que l'histoire d'An-
gleterre lui avait mis dans l'esprit, il ne craignait
rien au monde, se reposant tacitement sur la vieille
superstition (}ui a enhardi les rois à tant de démar-
ches coupables: «Que m'ari-iveraît-il , après tout?
jésuisToinldetoieu. »
Il écrivit dans la lettre qu^ exigeait Bouille qu'à
aucun prix, il ne voulait mettre le pied hors du
royaume (pas tnôme poilt y rentrer à l'instant par
une autre frontière), qu'il tenait absolument à n'en
point sortir.
Les rois ont une religion spéciale ; ils sont dévots à
la royauté. Leur personne est une hostie, leur palais
est le saint des saints, leurs serviteurs et domestiques
ont un caractère sacré et quasi-sacerdotal. Louis XYI
fut sensiblement blessé dans cette religion parla scène
qui eut lieu aux Tuileries, le 28 février au soir. La-
fayette, à la tète de la garde nationale, venait de
comprimer Têmeute de Vincennes, et restait con-
vaincu qu'elle était l'œuvre du château. Il revient
aux tuileries^ et les trouve pleines de gentilshommes
artîiés,qui sont là, sans pouvoir expliquer la cause de
leur rassemblement. La garde nationale, émue en-
core et de très-mauvaise humeur, ne montra pas
pour ces nobles seigneurs les égards que des gens de
leur sorte se croyaient en droit d'attendre. On leur
488 LE ROI BLESSÉ DANS SES NOBLES ET SES PRÊTRES (FËVRIER-NA19I).
ôta leurs épées, leurs pistolets, leurs poignards, on
les baptisa d'un nom qui reviendra plus d'une fois
dans la Révolution, chevaliers du poignard; désarmés,
sortant un à un, parmi leshuées, quelques-uns d'entre
eux reçurent de la brutalité des boui^eois armés
quelques corrections fraternelles.
Louis XYI , le cœur bien gros pour ce défaut
de respect , fut infiniment plus sensible encore
à l'expulsion des prêtres non-assermentés qui, au
printemps, durent quitter leurs églises. Il en reçut un
grand nombre dans les maisons royales, dans les Tui-
leries. Il ne connaissait rien aux intrigues du clei^,
ne voyait point en lui ce qu'il était, l'organisateur de la
guerre civile ; il oubliait entièrement la question po-
litique, réduisait tout à celle de la tolérance reli-
gieuse. Chose remarquable, des politiques même, des
philosophes, nullement chrétiens, Sieyès, Raynal, en
jugeaient ainsi ; leurs réclamations pour les prêtres
durent confirmer Louis XYI dans son opposition au
mouvement révolutionnaire. Lui, qui avait accordé
la tolérance aux protestants, comment n'en jouissait-
il pas au sein de son propre palais ?... Il se crut libre
de tout serment, dégagé de tout devoir. Contre la Ré-
volution, il crut voir la raison et Dieu.
Qu'il le voulût ou non, d'ailleurs, la contre-révo-
lution n'allait-elle pas s'opérer î Son frère, le comte
d'Artois, était alors à Mantoue, auprès de l'empereur
Léopold, avec les ambassadeurs d'Angleterre et de
Prusse (mai 91). C'était, en réalité, un congrès où l'on
traitait les affaires de France. Si le Roi n'agissait pas,
DUPLICITÉ DU ROI BT DB LA REINE. 4H9
on allait agir sans lui. Il ne tenait pas grande place
dans le plan du comte d'Artois ; ce plan belliqueux,
arrangé par son factotum Galonné, supposait que
cinq armées, de cinq nations différentes, entraienten
France en même temps. Nul obstacle : le jeune
prince, sans autre retard que les harangues obligées
aux portes des villes, menait gatment toute l'Europe
souper à Paris. Il était, dans cette Iliade, l'Agamem-
non, le roi des rois, il fesait grâce et justice, régnait...
Et le Roi ? Il n'en aurait que plus de temps pour la
messe et pour la chasse. Et la reine? Renvoyée en
Autriche ou au couvent.
Léopold, à ce roman, répondait par un roman,
qu'au 1 *' juillet, sans faute, les armées seraient exactes
au rendez-vous sur la frontière. Seulement, il témoi-
gnait répugnance pour les faire entrer en France.
Quand même il eût eu réellement Tidée de faire quel-
que chose, sa sœur l'en aurait empêché; elle lui écri-
vait, de Paris, de n'avoir pas la moindre confiance
dans Galonné. Et en même temps, le roi et la reine
fesaient dire au comte d'Artois qu'ils se fiaient à Ga-
lonné, et l'autorisaient à traiter pour eux ^.
Toutes les démarches du roi et de la reine, àcette
époque, sont doubles, contradictoires.
Ainsi, ils font faireà Lafayette (par le jeuneBouillé,
son cousin) des offres illimitées, s'il veut aider au ré-
* V. les lettres de Léopold et de la reine, publiées daosia Revue
rétrospective, en <833, t. 1 et II de la seconde série (d'après les ori-
ginaux, aux Archives du Royaume) : < Nous yons réitérons la demande
de huit ott dix mille hommes, etc. > (4 «^ juin 91 .)
490 LS Ml tT LA RBINB
tablissemeat du pouvoir royal (décembre Mi jAutiei^.
Et^ prévue en môme temps, ih stssuretif au comte
d'Artois qu'ils cooUfliâSent Lafa;fette < pôtir ùti scé-
lérat et un factieut fanatique ed qui on uë ptHii àiàit
aucune confiance x^ (mars 91).
Ainsi, au moment même où le Roi, pài^sà tenfUtire
de sortir des Tuilerlesi (IS aTrll)^ viedt dé constater,
devant TEuropCy SA notl-'liberié^ il àî^roùv«l tiriè
lettre que fort étourdimerit mi rédigée les Lameth,
dans laquelle on lui fait dire qu'il ëit parfaitement
libre (93 ayril). Montmorin représenta en vain Tio-
vraisemblance de la chose. Le Rol insista. Le ministre
dut communiquer k TAssemblée cette pièce unique,
oh il notifiait aux cours étrangères lès sentiment» té^
volutionnaires de Louis XYL Dans cette lettre ridi-
cule, le Roi, partant^ de lùi-méme m stylé jâcôbiU,
disait qu'il n'était que le premier fonctionnaire pu-
blic, qu'il était libre, et librement àtait Adopté la
constitution, qt/êlle fesAit ÉoH boHheur, etc. Ce lan-
gage tout nouveau^ dù cbacun sentait le iaëlisonge,
cette voix fausse qui détdtmait, firent du Roi ud tort
incroyable ; ce qu'on avait encore d'attachement pour
lui ne résista pas aU mépris qu'inspirait sa duplicité.
Tout le monde jugeait qu'en même temps il écri-
vait un démenti. Et cela était exact. Le Roi trompait
Montmorin, qui trompait Lameth (comme auparavant
Mirabeau) ; il fit dire en Prusse , en Autriche, que
toute démarche, toute parole en faveur de la consti-
tution devait être prise en sens opposé, et que oui
voulait dire non.
TROMPAIENT TOCT LE lONDB («AIMIAI 91). |9f
Le Boi avait reçu une éducation royale de M. de
la VauguyoD, le chef du parti jésuite ; son honnêteté
naturelle avait repris le dessus dans les circonstances
ordinaires; mais, dans cette crise où la religion et la
royauté se trouvaient en jeu, le jésuite reparut. Trop
dévot pour avoir le moindre scrupule d'honneur che-
valeresque, et croyant que celui qui trompe pouf le
bien ne peut trop troriiper, il dépassait la mesure et
ne trompait pas du tout.
L'Autriche ne semble pas avoir cru plus que la
France à la bonne foi de Louis XYL Et peut-élre, en
effet, restait-il assez bon Français pour vouloir tf otd-
per l'Autriche en profitant de ses secours. Il lui de-
mandait seulement une dizaine de mille homme^^
force insignifiante, et d'ailleurs fort balancée par une
andée espagnole, par les vingt-cinq mille Suisses que
les capitulations les obligeaient de fournir sur la réqui-
sition du Roi. Aussi, les Autrichiens ne se pressaient
nullement; ils attendaient, alléguaient les opposi-
tions de la Prusse et de l'Angleterre; il ne leur con-
venait point de venir ainsi gratis, et seulement pour
la montre, comme figurants de comédie, pour en-*
hardir, rallier les royalistes, pour créer au Roi une
force ; ils lui demandaient, au contraire, de prouver
qu'il en avait une, « de commencer la guerre civile. »
Pour les décider à prendre sur eux le poids d'une
telle affaire, il fallait les intéresser; si le Roi eût of-
fert l'Alsace, quelques places au moins, son beau-
frère, le sensible Léopold, aurait, malgré ses embar-
ras, agi plus efficacement.
49S TOUTB LA FANILLB ROYALE, SPÉCIALEMEIIT LA BEUfE,
Telle était la situation de ce triste Ix)uîs XYI, et
ce qui fait qu'on en a pitié, quoiqu'il trompât tout le
monde. Il n'avait rien de sûr, ni au-dehors, ni au-
dedans, ni dans sa famille même. Il ne trouva en
elle qu'égoïsme. Loin qu'elle lui fut un soutien, elle
contribuajsingulièrement à sa perle.
Ses tantes y contribuèrent, ayant hâte de partir
avant lui, soulevant ainsi la terrible discussion du
droit d'émigrer, diminuant d'autant pour le Roi les
chances de l'évasion.
Monsieur y contribua. Il donna lieu au Roi de
craindre qu'il ne partit seul, ce qui eût été pour
Louis XYI un danger réel. Monsieur était fort sus-
pect. Il avait essayé d'enlever le Roi par Favras, sans
avoir son consentement. Beaucoup parlaient de le
faire régent, lieutenant-général, roi provisoire, dans
la captivité du Roi.
Mais personne ne contribua plus directement que
la reine à la perte de Louis XVI.
Craignant à l'excès la sépieiration, se tenant au
Roi, se serrant à lui, voulant partir ensemble et
avec tous les siens, elle lui rendit la fuite presque
impossible.
Une préoccupation excessive de la sûreté de la
reine fit que M. de Mercy, ambassadeur d'Autriche,
exigea, contre le bon sens, contre l'avis de M. de
Bouille, qu'une suite de détachements serait éche-
lonnée sur la route qu'elle devait parcourir ; précau-
tion très-propre à inquiéter, avertir, ameuter les po-
pulations, très-insuffisante pour contenir les masses
CONTRIBUE A LA PERTE DU ROI. 495
d'un peuple armé, très-inutile pour le Roi, qui, per-
sonneUement, n'était point du tout haï. On a vu plus
haut, naïvement exprimée par un journal, Vopinion
réelle du peuple : « Que Louis XYI pleurait à chau-
des larmes des sottises que lui faisait faire FÂutri-
chienne. » Même reconnu, il eût passé; peu de gens
auraient eu le cœur de mettre la main sur lui. Mais
la vue seule de la reine réveillait toutes les craintes,
faisait sentir, même aux royalistes, le danger. de la
laisser conduire ainsi le roi de France aux armées de
Tétranger.
La reine influa encore d'une manière très^funeste
sur Texécution du projet en choisissant pour agents,
non les plus capables, mais les plus dévoués à sa per-
sonne, ou les clients de sa famille, son fidèle M. de
Fersen, son secrétaire Goguelat, qu'elle avait em-
ployé pour des missions fort secrètes près d'Esthérazy
et autres; enfin, le jeune Choiseul, d'une famille
chère à l'Autriche, jeune homme aimable, plein de
cœur, d'une très-grande fortune, qui se faisait une
fête de recevoir la reine royalement dans sa Lorraine,
plus propre à la bien recevoir qu'à la sauver ou la
conduire. M. de Bouille voulut évidemment plaire à
la reine en confiant à ce jeune homme un des rôles
les plus importants dans l'affaire de l'évasion.
Ce voyage de Varennes fut un miracle d'impru-
dence \ Il suffit de bien poser ce que le bon sens vou-
* Monsieur, tout au contraire, fut sauvé très-habilement. M"« de
Balbi, femme d*esprit (sa maltresse, s'il eût pu en avoir une), le dé»
^ PB£PABAT1FS IMMUJOBliTS
\fitf puU, de prendre le contraire; en suiyant cette
piéthode, si tous les Mémoires périssaient, pp retrour
verait l'histoire.
P'abordy deux ou trois pois d'avancei la reine,
comme pour avertir du départ, fait commainler un
Rousseau, pour elle, pour ses eqfants. Puis, éll» fait
pommier un magnifique nécessaire de voyage,
semblable à celfii qu'elle avait déjà, meuble oompli*
que qui contenait tout ce qu'on eût désira pour un
voyage autour du globe* Puis, au lipu de prendre une
voiture ordinaire peu apparente, elle charge Fersen
de faire construire une vaste et capace beriine, où
Ton puisse, devapt et derrière, ajuster, écMauder
malles, vaches, bottes, tout ce qui fait regarder une
voiture sur une route. Ce n'est pas tout, la voiture
sera suivie d'une autre où l'on epiip^nera les femmes.
Devant, derrière, galoperont trois gardes^du-corps
ep courriers, vestes neuves d'un jaune éclatant,
propres à attirer les yeux, à faire croire, tout au
moins, parla couleur, que ce sont des gens du prince
de Condé, du général des émigrés!... Ces bomo)»
apparemment sont des bommes bien préparés; q^n,
ils n'ont jamais ^ait la roMte. Ces garder a^p^^em-
m^Ot sont des bommes dé^rn^inés, armés jusqu'au^
dents ; ils Q'oiit que de pet^t^ coq ^eaux de chasse. Le
IRioi les avait avertisqu'ils trouyer^entdesarmesdans
cida à se confier à un jeune gascon, d*Â?aray, qui Femmena dans an
maufais cabriplet. U plissa seul, et Madaioe par -une ajolre route.
(V. Reiatîop d'un vo)-9ge à CoUenu, 18ii3.)
DE LA FUITE DE VAHENNES (MARS-MAI 91). 495
la voiture. Mais Fersen, rhomme de la reine, crai-
gnant sans doute pour elle les dangers d'une résistance
armée, a justement oublié les armes.
Tout cela, c*est le ridicule de l'imprévoyance.
Mais voici le triste, Tignoble. Le Roi se laisse habiller
en valet; il s'affuble d'un babit gris et d'une petite
perruque. C'est le valet-de^cbambre Durand. Ce
détail humiliant est daqs le n9.1T récit ()e M"* d'Ân-
gouléme ; on le trouve aussi constaté dans le passe-
port dpnq.é j^ ]ji reipe, ^t à M"^^ de Tpvnsel, comayd
àam0 FiMM, bavoDoe de Korff. Ainsi, chose incon-
venante, cjui elle seule révélait tout, cette dame est
si inilme iYfàG son VAbt-de^ohambre, qu'elle le met
dans sa voiture, en fieice d'elle^ et genoux contre
genoux.
Pitoyable métamorphose ! Que le voilà bien caché !
et qui le reconnaîtrait!... disons mieux, maintenant,
qui voudra le reconnaître? la France ? non, à coup
9àr. Si e\]» h V9it Ainsi, elU détournera les yeqx.
A Yoitt mettn»^, dit Louis XYI, dans la caisse de la
voiture rbabît ronge brodé d'or que je portais à Cher-
bourg 9... Ce qu'il cache ainsi dans les coffres au*
rait été sa défisnse. L'habit du jour où le roi de France
apparut contre TAngleterre au milieu de sa marine
yâlfiii mieuk pour le saerer que ia sainte-ampoule de
Reims, Q«|i efii osé l'aivèter, si, écartant ses vête-
ments, il e^t montnë jcet habit?. . . Il aunit iA le gar-
der, ou pl«0t giBunder le cœur français, comme il l'eut
alûis.
CHAPITRE XIV.
FUITE DU ROI A VAREMNES, 20-21 JUIN 1791.
Le Roi, en parUni, livrait ses «mis i It mort. Confiance et crédulité de
Lalayette et BaiUy. Imprudences du départ (SO juin 91). Le Roi derait passer
sur terre autrichienne. Danger de la France. Vengeances probables ; Tbé-
Toigne déjà arrêté. La France veille sur elle-même ; la roule se surveille.
Le Roi poursuivi, SI Juin 91 ; reUrdé à l'entrée de Varennes, arrêté. Les
habitants des campagnes affluent à Varennes. Indignation du peuple. 0éeret
de l'Assemblée qui rappelle le Roi i Paris.
Ce qui afflige encore, entre autres choses, dans ce
voyage de Varennes, ce qui diminue Vidée qu'on
voudrait se faire de la bonté de Louis XYI, c'est
la facilité avec laquelle il sacrifiait, en partant,
livrait à la mort des hommes qui lui étaient sincère-
ment attachés.
Lafayette se trouvait, par la force des circon-
stances, gardien involontaire du Roi, responsable
de sa personne devant la nation ; il avait montré
de bien des manières, et parfois en compromettant
la Révolution elle-même, qu'il désirait pardessus
toute chose le rétablissement de l'autorité royale,
LE ROI, EN PilRTANT, LIVRAIT SES AMIS A LA IKHIT. 497
comiDe garantie d'ordre et de paix. Républicain
d'idée, de théorie , il n'en avait pas moins sacri-
fié à la monarchie, sa grande passion, sa faiblesse, la
popularité. Il y avait à parier qu'au premier éclat du
départ du Roi, Lafayette serait mis en pièces.
Et que deviendrait le ministre Montmorin, aima-
ble et faible caractère, crédule aux paroles du Roi,
qui le V juin, pour répondre aux journaux, écrivait à
l'Assemblée qu'il attestait « sur sa responsabilité, sur
sa tête et sur son honneur » , que jamais le Roi n'avait
songé à quitter la France?
Qu'allait surtout devenir l'infortuné Laporte, in-
tendant de la maison du Roi, et son ami personnel, à
qui, sans le consulter, il laissait en partant la charge
terrible d'apporter à l'Assemblée sa protestation?...
Le premier coup de la fureur publique devait tomber
sur ce malheureux, messager involontaire d'une dé-
claration de guerre du Roi à son peuple ; Laporte
infailliblement, dans cette guerre, tombait la pre-
mière victime ; il en était le premier mort; il pouvait
commander sa bière et préparer son linceul.
Lafayette, averti de plusieurs côtés, voulut n'en
croire que le Roi même ; il l'alla trouver, lui demanda
ce qui en était réellement. Louis XYI répondit si
nettement, si simplement, avec une telle bonhomie,
que Lafayette s'en alla complètement rassuré. Ce fut
uniquement pour satisfaire l'inquiétude du public
qu'il doubla les postes. Railly poussa plus loin la
chevalerie, et fort au-delà de ce que lui permettait
le devoir ; averti positivement par une femme de
If. 88
èm CONfUIGB Ef €WkpOUTÉ M iAPATttîB, BAlLtV, BTC
la raine, qui rayait ifis prépfmtifk, il eut la çoupahifl
faihk»^ éa remettre h la roine çatte dânoncialkm,
que rhcoQ^eur du moiqs lui fèsait uo devoir de tanir
secrète.
Le Rûi, la Beiae, avaient fait dire quMls asaii^
raient le dimanche suivant, jour de la FèletQieu, à
la procesûon parûiasiale du clergé cûnatîtulionnel.
M*** ËUsabeth y témoi^ait de la répugnance. Le
itt (veille du départ), la reine, parlant ^ Montmonn
qui venait de voir la ao^u^ du Roi, disait au minislie:
« Elle m'afflige ; j'ai fait tout au monde pour la déci-
der ; il me aiemlde qu'elle pourrait &ire à son frère
le sacrifiée de $on opinion. 9
Le Haï tarda jusqu'au 80 juin pour attenâra que
la fepme qui avait dénoncé sorttt de service, et
aussi pour toucher encore un trimestre de la Mate
civile; iUe dit ainsi lui-même. Enfin, c'était le IS
îuin seu^emient que les Âulrichiens cuvaient avoir
occMpé les passages h d^ux lieueade Montmédy. Les
retards successifs qui avaient eu lieu, les mouvemenls
de troupes conunandées, décommandées, A'étaîent
{Ms sans inconvénienL Choi^eul dit au Roi, de la part
de H. de Bouille, que s'il ne partait le 90, dans la
nuit, lui Choiseul relèverait tous les postes échekwnés
ijur la route, et passerait, avec RottÛlé, sur terre ave-
trichieane<
Le 2Qi juin, avant minuit, toute la famille royale,
déguisée, sortie par une porte non gardée^ était daw»
1^ Carrousel.
Uïfk «ûUtaire fort résidu^ désigné par M. de Roiiillé,
OIPR0MWCB8 DO BtPAKT (M Jim M). ^
devait monter dans la voiture, répondre, s'il était be-
soin, et conduire toute l'affaire. Mais M- de Tourzel,
gonvemante des enfants de France, soutint le pri-
vilège de sa charge : en vertu du serment qu'elle
avait prêté, elle avait le devoir, le droit de ne point
quitter les enfants; ce mot de serment fit une grande
impression sur Louis XVI. Il était d'ailleurs inouï,
dans les fostes de l'étiquette, que les enfants de
France voyageassent sans gouvernante. Le militaire
ne monta pas, et la gouvernante monta : au lieu d'un
homme capable, on eut une femme inutile. L'expé-
dition n'eut point de chef, personne pour la diriger;
elle alla, sans tête, au hasard.
Le romanesque de l'aventure, malgré toutes les
craintes, amusa la reine. Elle s'arrêta longtemps à
voir déguiser ses enfants; elle fil l'incroyable impru-
dence de sortir, pour les voir partir, dans la place du
Carrousel, extrêmement éclairée. Ils montèrent dans
un fiacre, dont le cocher était Fersen ; pour mieux
dépayser ceux qui pourraient suivre, il fit quelques
tours dans les rues, revint, attendit encore une heure
au Carrousel ; enfin arriva M- Elisabeth, puis le Roi,
puis, plus tard, la reine, conduite par un garde-du-
corps ; celui-ci, connaissant mal Paris, lui avait fait
passer le pont, l'avait menée rue du Bab. Revenue
dans le Carrousel, elle vit, avec haine, avec joie, pas-
ser Lafayette en voiture, qui revenait des Tuileries,
ayant manqué le coucher du Roi. On dit que, dans le
bonheur enfantin d'avoir attrapé son geôlier, elle
toucha la roue d'une badine qu'elle tenait à la main,
2100 IMPRUDENCES DU DÉPART (20 JUtif 9i).
comme les femmes en portaient alors. La chose est dif-
ficile à croire ; la voiture allait grand train, et elle
était entourée de plusieurs laquais à cheval, portant
des flambeaux. Le garde-du-corps affirme, au con-
traire, que cette lumière lui fit peur, et qu'elle quitta
son bras pour fuir d'un autre côté.
Le cocher Fersen, menant dans son fiacre un dé-
pôt si précieux, et ne connaissant guère mieux son Pa-
ris que les gardes-du-corps, alla jusqu'au faubourg
Saint-Honoré pour gagner la barrière Clichy, où la
berline attendait chez un Anglais, M. de Crawford.
De là, il gagna la Villette. Pour se débarrasser du
fiacre où suivaient les gardes-du- corps, il le versa
dans un fossé. De là, il mena à Bondy. Là, il fallait
bien se séparer ; il baisa les mains au Roi, à la reine,
la quittant reconnaissante, pour ne jamais la revoir,
au moment où il venait, pour cette religion de sa
jeunesse, de risquer sa vie.
Une imprudence, parmi tant d'autres qui signalè-
rent ce voyage, avait été de faire partir les femmes
de chambre très-longtemps avant la famille royale,
en sorte qu'elles arrivèrent six heures d'avance à
Bondy. Le postillon qui les mena y était resté, de sorte
qu'il vit avec ébahissement un homme habillé en
cocher de fiacre, qui montait seul dans une belle voi-
ture attelée de quatre chevaux.
' Les voilà partis, bien tard, mais ils vont grand
train ; un garde, à cheval à la portière, un autre assis
sur le siège, un troisième, M. de Yalory, courant en
^vant pour commander les chevaux, donnant magui*
LE ROI DEVAIT PASSER SUR TERRE AUTRICHIENNE. SOI
fiquement un écu pour boire à chaque postillon, ce
que donnait le Roi seul. Un trait rompu arrêta quel-
ques moments ; le Roi aussi retarda un peu en vou-
lant faire une montée à pied. Nulle diflScultédu reste;
trente lieues et plus, où l'on n'avait placé aucun dé-
tachement de troupes, se trouvèrent ainsi parcou-
rues. La reine, avant Chàlons, disait à M. de Valory :
« François, tout va bien, nous serions arrêtés déjà,
si nous devions l'être. »
Tout va bien?... pour la France? ou bien pour
l'Autriche?... — Car enfin, où va le Roi?
Il la dit hier soir à M. de Valory : «Demain, je
vais coucher à l'abbaye d'Orval, » hors de France,
sur terre autrichienne.
M. de Bouille dit le contraire ; mais lui-même, il
montre aussi , il établit parfaitement que le Roi
n'ayant plus aucune sécurité à attendre dans le
royaume, avait dû changer d'avis, tomber enfin,
malgré lui, dans le filet autrichien. Le peu de trou-
pes que gardait Rouillé était si peu dans sa main,
qu ayant fait quelques lieues au-devant du Roi, il crut
devoir retourner pour être au milieu de ses soldats,
les veiller, les maintenir.
Le projet, qui semblait français en octobre, et
même encore en décembre, ne Test plus en juin,
lorsque M. de Rouillé a vu son commandementlimité,
ses régiments suisses éloignés, ses régiments fran-
çais gagnés, lorsqu'il garde à peine quelque cavalerie
allemande. Le Roi le sait, et ne peut plus écouter ses
répugnances pour passer sur terre d'Autriche.
Sfûi DANGER Dl LA PRAMCE.
Le plan primitif de Bouille était plus dangereux
peut-^tre encore. Si le Roi sortait de France, il se dé-
nationalisait lui*mème, apparaissait autrichien, il était
jugé : c'était un étranger ; la France, sanshésitatioD,
lui faisait la guerre. Mais Bouille voulait la faire de oe
côté de la frontière, en France, et à peine en France,
pas même dans une forteresse, dans un camp près
Montmédy, un camp de cavalerie, mobile, allant ou
venant ; là, il était et en même temps n'était pas dans
le royaume. La position militaire où on le plaçait,
bonne contre les Autrichiens, « est meilleure encore,
dit Bouille, contre les Français. » Le Roi , parmi ces
cavaliers, derrière ces batteries volantes , adossé à
l'ennemi, pouvant se retirer chez lui, ou lui oQTrir
nos provinces, aurait parlé nettement; il aurait dit par
exemple : a Vous n'avest point titie armée, vos offlden
ont émigré^ vos cadres sont désorgaoisés, vos maga-
sins vides ; j'ai laissé depuis vingt-cinq ans tomber
en ruine vos fortiGeationa sur toute la frontière autri«
chienne; vous êtes ouverts et sans défeuse... Ehl
bien, T Autrichien arrive; d'autre part, l'Espagnol, te
Suisse; vous voilà pris de trois cètés. Rendez^vous,
restituez le pouvoir à votre maître.» Tel eût pu être le
rôle du Roi, devenu le noyau de la guerre civile, le
portier de la guerre étrangère, pouvant à son aise
ouvrir ou fermer. On eût peut-être jeté quelques
mots de constitution, pour annuler la résistance, pour
que la vieille Assemblée pût endormir le pays, et le
Uvrer décemment.
Liège et le Brabant disaient assez ce qu'on pouvait
vncMiois VROBABbiii TutaDmiiB vÈik AnAfttii. m
lUtendre de oek phrolësde pHooei L'éTéqus db Lttge>
iwitrô htec dn mots paternels et deb ioldttb autri^
chieos, avait fait durement afipllquër aui patriotes \m
TÎeillës pracéddrea barbares, ht tdrture et la queiCbn.
Nôtre èniigration n'attendait pas le rdtoar poui* h\)t^
eireuler eta France des listes de prdscHptioni La Reine
aerait^eUe olônienfe? Oublieràit^lle aisément soU hd-
iDÎliatlôn d'octobre^ ^uand elle paient Au balodn, plëiH
raote devant le peuple) il n'yavait pas d'dpparefaoé. La
félnme qu'on abctisait le plus d'avbir medé les femmes
a Veriailke, Thèroîghe, ayant été à Liègë^ fut suivie
depuis Paris, désignée, livrée à Ih ]iolice liégeoise, à lA
polîoe autrichienne (mai 91)^ qni^ comme fé^ieidè^ la
meAà au fond de TAutriôbe, dadsles prïsods du frère
de Mfcrie^-Âdtoinette. Sans nul doute, il y eât en une
èruellft téàotion, dans le goût de 1816 ; àcettedemiérd
époque, à Tépoque des cours (Hrévôtales^ M. deValory^
te gâi'de^u-oorps^ 6e dourricr du Roi dans le voyagé
de Yarennes, fut prévét du département du Doubs;
Dans l'après-midi, vers 4 oU 5 beurte, dît M"*
d'Aflgodlème (dans le simple et naïf récit qu'a dbntié
Weber), « On passa la grande ville de Chàlons^sur-
Marne* Là, on fut reconnu tout^-b-fait. Beaucoup de
monde louait Dieu de voir le Rdi, et faisait des vœux
pouf sa fuite. »
Todt le monde ne louait pas Dieu. Il y ataituiie
. grande fermentation dans la campagne. Pour ex-
pliquer la présence des détacbements sur la route
on avait eu l'idée malheureuse de dire qu'un trésor
allait passer, qu'ils étaient là pour l'escorter. Dans un
804 LA FRANCE VBILLE SUR ELLE-MÊME; LA ROOTS SB SORVEILLB.
moment où ron accusait la reine de faire passer de
l'argent en Autriche, c'était irriter les esprits, tout
au moins éveiller l'attention.
Ghoiseul occupait le premier poste, trois lieues
plus loin que Châlons; il avait quarante hussaitls,
avec lesquels, dit Bouille, il devait assurer le passage
du Roi , fermer après lui la route k tout voyageur. Si
le Roi était arrêté k Châlons , il devait l'en dégager
par la force. Ceci ne se comprend guère ; ce n'est pas
avec quarante cavaliers qu'on vient k bout d'une telle
ville ; combien moins si toutes les campagnes d'alen-
tour se mettaient de la partie !
En effet, le paysan s'ennuyait de voir ces hussards
sur la route ; il venait en foule , et les regardait. Oo y
venait de Châlons même; on se moquait du trésor;
tout le monde comprenait très bien de quel trésor il
s'Agissait. Le tocsin commençait a sonner dans ces vil«
lages. La position de Choiseul n'était pas tenable. Il
calcula, par le retard de quatre ou cinq heures, que la
partie était manquée, que le Roi n'avait pu partir ;
fût-il parti , rester sur cette route , augmenter l'in-
quiétude de tout ce peuple assemblé, c'était empê-
cher b passage; les hussards une fois éloignés, ces
gens se dispersaient, le chemin devenait libre. Choi-
seul se décida h quitter le poste. Le secrétaire de la
reine, Goguelat, officier d'état-major, qui était Ik avec
lui, et qui avait été employé a préparer tout sur la route,
avertit Choiseul d'éviter Sainte-Menehould , où il y
avait de la fermentation. Ils prirent un guide et entre-
prirent de passer par les bois , s'engagèrent dans des
LB ROI POURSUIVI (Si JUIN (H). 905
routes affreuses^ n'arrivôrent qu'au matin à Varennes.
Ghoiseul eût du faire suivre la grand'route par Go-
guelat ou quelque autre« afin que si le Roi passait, on
le guidât, on avertit les autres détachements ; loin de
là, il envoya un valet de chambre de la reine, ser-
viteur dévoué, mais l^er, de peu de tète (et qui ,
par rémotion, n'avait plus même ce peu), il le dépê-
cha pour dire aux détachements, sur la route, qu'il
n'y avait plus d'espoir , qu'il ne restait qu'à se rallier
près de M. de Bouille. Ghoiseul s'en allait tout droit
hors de France , il partait pour Luxembourg.
Le Roi arriva au moment où il venait de s'éloigner.
Point de Ghoiseul, point de Goguelat , point de trou-
pes, ce II vit un abîme ouvert. » Gependant , la route
est tranquille ; on arrive à Sainte-Menehould , dans
son inquiétude, il regarde, met la tète à la portière.
Le commandant du détachement, qui ne l'avait pas
fait monter à cheval, veut s'excuser, vient le chapeau
à la main ; chacun reconnait le Roi. La municipalité,
déjà assemblée, fait défendre aux drs^onsde monter
à cheval. Leurs dispositions étaient trop incertaines,
pour qu'on essayât, malgré eux, de retenir la voi-
ture; mais un homme s'offre de la suivre, d'essayer
de la faire arrêter plus loin; la municipalité l'autorise
expressément. Get homme, un ancien dragon, Drouet,
fils du mattre de poste, partit en effet , surveillé, suivi
^ de près par un cavalier qui comprit son intention,
qui l'eût tué peut-être ; il se jeta dans la traverse,
s'enfonça dans les bois; nul moyen de le poursuivre.
Il manqua cependaut le Roi à Clermont ; cette vil*
tl05 LB BOI RITâmiê
le j non ttioins agitée que Sainte-^HenehouM ^ el i
tmlisaat de même la tfoiipe par afes menace») U
pourtant passer la voiture* Jamaia DroUet ne Feût at^
teiote^ si^ d'elle-même * elle ne te fût arrêtée nnti
demi-beure ao plus^ à la porte de Yarennea , ne frou^
vant point de relais.
Lh se place une des fautes ôapitales de l'etpédî»
tiôn. Gûguelat, officier d'état«*màJor, ingénieur et to-
pographe, s'était chargé d'assurer^ de térifier tous les
détâiU^ de ^acer les relais aui points où il n'y avait |m
de maison de poste ; b' était lui qui avait donné tout lé
plan au Koi , (|ui lui avait fait» refait sa leçooi Louis
XYI^ qui avait une exéelletite mémoire ^ la répéta
mot pour mot au courrier, de Yalory; il lui dit qaUl
trouverait des otaevaui et un détacheolènt avmu la
ville de Yarennes. 0^ Goguelat te6 mit àprè»^ et il
oublia de prévenir le Roi de ce chadgeme&t au plad
convenu.
Le courrier^ H. dé Yalorj, qui galopait en avant «
aurait fini par trouver le rebtiSy si, comme il était tm^
sonnable, il eût ptin nde heure, au moins ude demi*^
heure d'avance; mais il ainlait mieox profiter d'iua
si rare occasion ; il trottait k la portière, obtenait ainat
quelques mots des augustes voyi^eilrs} tard, bicnl
tard , il mettait son cheval au galop ^ et avertiasail ki
relais. Ce fut bien àui autres postes; mais à' YareiK
n«s, cela perdit touL
Il passa une demi-heure à chercher dans les ténè^
bres , à frapper aux portes , Caire lever les gêna en-
dormis. Le retaîs, pendant ce temps , était i de l'au-
A L'ENTBÉE DB VAMKfiBft (21 JUIN 91 f. 9OT
tra côté I tenu prêt pat deux jeunes gens , l'un 61» de
M. de Bouille; ils avaient Tordre de ne bouger, pour
ne donner aucun éveil ; ils l'exécutèrent trop bien.
L'uo d'eux eût pa cependant^ sans danger, aller voir à
l'entrée de la ville si la voiture arrivait, la guider; la
présence d'un seul homme sur la route, quand même
on eût pu la remarquer h cette heure , dans cette
nuit noire, n'aurait eu rien certainement qui fit faire
attention.
L'histoire de ce moment tragique où le Roi fut ar-
rêté est et sera toujours imparfaitement connue. Les
principaux historiens du voydge de Vàrennes n'ont
rien su que par ouï-dire. MM« de Bouille père et fils
n'étaient point là ; MM. de Choiseul et de Goguelat n'ar-
rivèrent qu'une heure ou deux après te moment fatal,
M. Desions plus tard encore. Tout se réduirait à deux
mots (un de Drouet, un de Madame d'Angoulème), si
M. de YaloTf , le garde^du-corps qui allait en cour-
rier, n'eût plus tard, sous la Restauration , recueilli
ses souvenirs. Son récit, un peu confus, mais fort
circonstaooié , porte un caractère de naïveté passion^
née qui éloigne toute idée de doute ; le temps, on le
srot bien^ n'a eu ici sur la mémoire aucune puissance
d'oubli. Toute l'existence effacée du vieillard s'est
concentrée dans ce fait terrible; les périls, l'exil, tous
les malheurs personnels ont glissé sur lui ; sa vie fut
toute en cette heure , rien avant et rien après.
Quand on arriva à onze heures et demie du soir à
la hauteur de Yarenues, la fatigue Tavait emporté ,
tout donpiit dans la voiture. Elle s'arrêta brusque-
508 LE ROI ARRÊTÉ
ment, et tous s'éveillèrent. Le relais n'apparaissait
pas ; point de nouvelles du courrier qui devait ie
commander»
Celui-ci (M. de Yalory) le cherchait depuis long-
temps; il avait d'abord appelé « sondé le bois des
deux côtés de la route , appelé encore en vain. Il
ne lui restait alors qu'à entrer dans la ville, frapper
aux portes, s'informer. N'apprenant rien, il revenait
désolé vers la voiture; mais cette voiture déjà et ceux
qu'elle contenait avaient reçu un coup terrible , un
mot, une sommation , qui les fit dresser en sursaut :
« Aunomde la nation!... »
Un homme à cheval accourt par derrière au
grand galop, s'arrête droit devant eux^ et, dans les
ténèbres, crie : « De par la nation, arrête, postil-
lon! tu mènes le Roi! »
Tout resta stupéfié. Les gardes-du-corps n'avaient
ni armes à feu, ni l'idée de s'en servir. L'homme
passa, poussa son cheval à la descente et dans la ville.
Deux minutes après on commença à voir des hommes
sortir avec des lumières, s'agiter et se parler, peu
d'abord , puis davantage; les allants et venants aug-
mentent, la petite ville s'éclaire... Tout cela en deux
minutes... puis le tambour bat.
La reine , pour s'informer aussi , était entrée, con-
duite par Tun de ses gardes , chez un ancien servi-
teur de la maison de Condé , dont la maison se trou-
vait sur la pente qui mène à Varennes. On l'attend ;
quand elle remonte, les gardes réunis contraignent
par promesses et menaces les postillons, fort ébran-
A VARBNNES (21 JUIN 91). %09
lés, à traverser la ville, passer rapidement le pont
qui la divise , la tour du pont, la porte basse et la
voûte qui se trouvent sous la tour : nulle autre chance
de salut. On venait d'apprendre que le commandant
des hussards qui devait attendre à Yarennes, sur la
nouvelle de l'arrivée du Roi , au bruit de tout ce mou-
vement , s'était sauvé au galop ; les'hussards étaient
dispersés, les uns couchés, les autres ivres. Ce com-
mandant était un Allemand de dix-sept ou dix-huit
ans; il n'était prévenu de rien; il apprit la chose
tout-à-coup et perdit la tête.
Drouet et Guillaume, un camarade qui l'avait suivi,
mirent singulièrement à profit ces quelques mi-
nutes. Jeter leurs chevaux dans une écurie qui se
trouva ouverte, avertir l'aubergiste pour qu'il aver-
tit les autres, courir au pont, le barrer avec une voi-
ture de meubles et d'autres voitures, ce fut l'affaire
d'un instant. De là, ils courent chez le maire ^ le
commandant de la garde nationale; ils n'ont ras-
semblé que huit hommes, n'importe, ils vont à la
voiture ; elle n'était encore qu'au bas de la côte. Le
commandant et le procureur de la commune deman-
dent les passeports... — La reine: Messieurs, nous
sommes pressés... — Mais enfin qui ètes-vous? —
Jtf- de Tourzel : C'est la baronne de Korn*. — Ce-
pendant le procureur de la commune entre, la lan-
terne à la main, à demi dans la voiture, et en tourne
la lumière vers le visage du Roi.
On donne alors le passeport. Deux gardes le portent à
Tauberge. On le lit tout haut, devant les municipaux
IMf LES HAMTAim M8 GAMPAaifBS
et tout ceux qui se trouvept là. Le paaseport est bon,
disent-ils, puisqu'il est signé du /)at. «^ Mais, dit
Drouet, Test-il de XA»mbléenaliomk? —- Il était
signé des membres d'tiii comité de l'assemblée. ^-
Mais Test-il du Présùienif -^ Ainsi, la quetUon foQH
damenlale du droit de la France, le nœud de la cod-
stitutioQ, fut examiné, tranché dans une aubei^o de
Champagqe, d'une manière décisive, sanaappeletauis
recours. Les autorités de Yarennes, le procureur de
la commune, un bon épicier, M. Sauce, hésitaient fort
à prendre une si haute responsabilité.
Mais Drouet et d'autres insistent. Ils retooraenl à
la voiture : a Mesdames, si vous êtes étrangères, oora-
ment avez-vous assez d'influence pour qu'à Sainte-
Menehould on veuille vous Faire escorter de cinquante
dragons, d'autant encore à Clennont? Et pourquoi
encore, à Yarennes, un détachement de hussards est-îl
là à vous attendre?... Yeuillez descendre, et venir
vous expliquer à la municipalité. ».
Les voyageurs ne bougeaient pas. Les municipaux
n'annonçaient nulle envie de les forcer à descendre.
Les bourgeois arrivaient lentement; la plupart, au
bruit des tambours, se renfonçaient dans leur lit. 11
fallut leur parler plus haut. Drouet et les patriotes
courureut au clocher, et de toutes leurs puissances,
sonnèrent furieusement le tocsin. Toute la banlieue
l'entendait... Est-ce le feu? est-ce Vennemi? Les
paysans courent, s'appellent, s'arment, prennent ce
qu'ils ont, fusils, fourches, faux.
Le procureur de la commune, M. Sauee, Tépicîery
AFFLUBIT k VAUNNU (M JUIN 91). »H
se trouvait fort eompromia, qu'il agit, qu'il n*agtt
point. Il avait une maltresse femme, qui^ dans ee
moment critique, le dirigea probablement. Mener le
Roi à rHôtel-do-Yiiie, c'était porter atteinte au respect
de la royauté ; le laisser dans sa voiture, c'était se
perdre du càté des patriotes. Il prit le juste milieu^
mena le Roi dans sa boutique.
D se présenta a la voiture, chapeau bas : a Le
eonseil municipal délibère suf les moyens de per«
mettre aux voyageurs de passer outre ; mais le bruit
s'est ici répandu que c'est notre Roi et sa famille que
noua avons Thonneur de posséder dana nos murs...
J'ai l'honneur de les supplier de me permettre de
leur ofQrîr ma maison, comme lieu de sûreté pour
leurs personnes, en attendant le résultat de sa délibèi
ration. L'affluence du monde dans les ruea s'ai^-
mente par celle des habitants des campagnes voisines
qu'attire notre tocsin : car, malgré noua, il sonne
depuis un quart d'heure, et peut-être Yat^e Majesté
se verrait-elle exposée à des avanies que nous ne
pourrions prévenir et qui noua accableraient de cha-*
grin. »
11 n'y avait pas à contredire ce que disait le bon-
honune. Le tocsin ne s' entendait que trop. Nul secours.
Les gardes du corps avaient inutilement essayé de
déménager les meubles et voitures qui encombraient
le passage étroit du pont. Des menaces de mort s'en-
tendaient prés de la voiture; plusieurs, armés de fu-
sils, faisaient minede la mettre en joue. On descendit,
QB entra dana la boutique de Sauce, lea trois dames,
Ml INDlGMATIOlf DU PK1JPLB.
les deux enfants, et Durand, le valet de chambre. On
conteste à celui-ci sa qualité de valet. Il insiste, sou-
tient son nom de Durand. Tout le monde secoue la
tète : « Eh ! bien, oui, je suis le Roi ; voici la reine et
mes enfants. Nous vous conjurons de nous traiter
avec les égards que les Français ont toujours eus pour
leurs rois. » Louis XVI n'était pas parleur, il n'en dit
pas davantage. Malheureusement son habit, son triste
déguisement, parlait peu pour lui. Ce laquais, en
petite perruque, ne rappelait guère le Roi. Le con*
traste terrible de ce rang, de cet habit, pouvait inspi-
rer la pitié, plus que le respect. Plusieurs se mirent
à pleurer.
Cependant le bruit du tocsin augmentait d'une
manière extraordinaire. C'étaient les cloches des vil-
lages, qui, mises en branle par celles qui sonnaient
de Yarennes, sonnaient à leur tour le tocsin. Toute
la campagne ténébreuse était en émoi ; du clocher,
on aurait pu voir courir des petites lumières qui s'at-
tiraient, se cherchaient; une grande nuée d'orage se
concentrait de toute part; une nuée d'hommes ar-
més, pleins d'agitation, de trouble.
a Quoi I c'est le Roi qui se sauve I le Roi passe à
l'ennemi ! il trahit la nation !.. . » Ce mot, terrible de
lui-même, sonne plus terrible encore à l'oreille des
hommes de la frontière, qui ont l'ennemi si près, et
toutes les calamités, les misères de l'invasion... Aussi
les premiers qui entrent à Yarennes, et qui entendent
ce mot, ne sont plus maîtres d'eux-mêmes.
Un père livrer ses enfants I ... Nos paysans de France
ARRESTATION DU ROI ( 21 JUIN 91). 515
n'avaient guère encore d'autre notion politique que
celle du gouvememeut paternel; c'était moins l'esprit
révolutionnaire qui les rendait furieux que l'idée
horrible, impie^ des enfants livrés par un père, de la
confiance trompée !
Ils entrent, ces hommes rudes, dans la boutique dç
Sauce : « Quoi ! c'est là le Roi! la Reine!.. Pas plus
que cela !.. » Il n'est pas d'imprécations qu'on ne leur
jette à la face.
Cependant, une députation arrive de la Commune,
Sauce en tète, soumis et respectueux : a Puisqu'il
n'est plus douteux pour les habitants de Yarennes
qu'ils ont réellement le bonheur de posséder leur
Roi, ils viennent prendre ses ordres. — Mes ordres,
messieurs? dit le Roi. Faites que mes voitures soient
attelées et que je puisse partir. »
MM. de Choiseul et Goguelat arrivèrent enfin
avec leurs hussards ; puis, presque seul, M. de Damas,
commandant du poste de Sainte-Menehould, que ses
dragons avaient abandonné. Ce n'était pas sans peine
que ces messieurs avaient pénétré dans la ville : on
le leur défendait au nom de la municipalité , on tira
même sur eux. Ils parvinrent à la maison de Sauce. Ils«
montèrent, par un escalier tournant, au premier étage,
et , dans une première chambre , trouvèrent force
paysans, deux entre autres armés de fourches, qui
leur dirent : a On ne passe pas ! » Ils passèrent. Dans
la seconde était la famille royale. Coup-d'œil étrange !
le Dauphin dormant sur un lit tout défait, les gardes
du corps sur des chaises , ainsi que les femmes de
II. 33
*}U [ARRESTATION
chambre ; la gouvernante, Madame et madame ÊIh
.abeth sur des bancs, près de la fenêtre ; le Roi et te
Reine debout, ils causaient avec M. Sauce. Sur un«
table étaient des verf ef^, du pain et du vin.
Le Roi : « Eh bien , messieurs , quand partons-
nous? » Goguelat: a Sit^, quand il plaira à Votre
Majesté* >» Choiseul : « Donnes vos ordres, Sire. J'ai
ici quarante hussards ; mais il n*y a pas de temps à
perdre : dans une heure ils seront gagnés. »
Il disait vrai. Ces hussards étaient encore dans
la première surprise où la grande nouvelle les avait
jetés ; ils disaient entre eux en se regardant : a Der
Kœnig! die Kœniginnl (Lie Roil la Reine 1) » Mais,
tout allemands qu'ils étaient, ils ne pouvaient pas ne
pas voir T unanimité des Français. Ils l'avaient bien
éprouvée, même dans la route écartée qu'ils venaient
de parcourir avec M. de Choiseul. Il avoue que, de
village en village, le tocsin sonnait sur lui; qu'il fut
obligé plusieurs fois de se faire jour le sabre à la maie ;
que les paysans en vinrent jusqu'à lui enlever quatre
hussards qui faisaient son arrière-garde : il lui fallut
faire une charge pour les dégager. Ces Allemands,
• qui se voyaient seuls au milieu d'un si grand peuple,
qui se sentaient, après tout, payés, nourris par la
France, ne pouvaient pas aisément se décider à sa-
brer des gens qui venaient amicalement leur donner
des poignées de main et boire avec eux.
Dans ce moment critique, où chaque minute avait
une importance infinie, avant que le Roi n'eût pu
répondre à Choiseul; entre & grand bruit la mu*
DU ROI (21 jum 91). 515
nicipalité, les officiers de la garde nationale. Plu->
sieurs se jettent à genoux : « Au nom de Dieu,
Sire j ne nous abandonnez pas ; ne quittez pas le
royaume. » Le Roi tâcha de les calmer : a Ce n'est
pas mon intention, messieurs; je ne quitte point la
France. Les outrages qu'on m'a faits me forçaient de
quitter Paris. Je ne vais qu'à Montmédy ; je vous in*^
vile à m'y suivre... Faites seulement, je vous prie,
que mes voitures soient attelées. »
Ils sortirent. C'était alors la dernière minute qui
restait à Louis XVL Choiseul, Goguelat attendaient
ses ordres. Il était deux heures du matin. Il y avait
autour de la maison une foule confuse, mal armée,
mal organisée ; la plupart sans armes k feu. Ceux
même qui en avaient n'auraient pas tiré sur le Roi
(Drouet, peut-être, excepté), encore moins sur
les enfants. La Reine seule eût pu courir un danger
réel. C'est à elle que Choiseul et Goguelat s'adressè-
rent. Ils lui demandèrent si elle voulait monter à che-
val et partir avec le Roi; leRoi tiendrait le Dauphin. Le
pont n'était pas praticable ; mais Goguelat connaissait
les gués de la petite rivière : entourés de trente ou
quarante hussards, ils étaient certains de passer. Une
fois de l'autre côté, nul danger; ceux de Vareunes
n'avaient pas de cavaliers pour les suivre.
Cette hasardeuse chevauchée avait pourtant, il faui
le dire, de quoi effrayer une femme, même brave et
résolue. La Reine leur répondit : « Je ne veux rien
preodre sur moi; c'est le Roi qui s'est décidé à cette dé*
marche, c'est k lui d'ordonner; mon devoir est do le
*ilQ ARRESTATION
suivre... Après tout, M. de Bouille ne peut tarder
d'arriver (Goguelat, 29). »
«t En efTety reprit le Roi, pouvez-vous bien me ré-
' pondre que, dans cette bagarre, un coup de fusil ne
tuera pas la reine, ou ma sœur ou mes enfants?...
Raisonnons froidement d'ailleurs. La municipalité ne
refuse pas de me laisser passer ; elle demande seale-
ment que j'attende le point du jour. Le jeune BouOlé
est parti, vers minuit, pour avertir son père à Stenay.
II y a huit lieues, c'est deux ou trois heures. M. de
Rouillé ne peut pas manquer de nous arriver au ma-
tin ; sans danger, sans violence, nous partirons en
sûreté. »
Pendant ce temps, les hussards buvaient avec le
peuple, buvaient : «à la nation 1 » II était bientôt trois
heures. Les municipaux reviennent encore, mais avec
ces brèves paroles, d'une signification terrible : «Le
peuple s'opposant absolument à ce que le Roi se re-
mette en route, on a résolu de dépêcher un courrier à
l'Assemblée nationale, pour savoir ses intentions. »
M. de Goguelat était sorti pour juger la situation.
Drouet s'avance vers lui, et lui dit : « Vous voulez
enlever le Roi, mais vous ne l'aurez que mort! » —
La voiture était entourée d'un groupe de gens armés;
Goguelat approche, avec quelques hussards ; le major
de la garde nationale, qui les commandait : « Si tous
faites un pas, je vous tue » .Goguelat pousse son che-
val sur lui, et reçoit deux coups de feu, deux bles-
sures asse^ légères; une- des balles, s'étant aplatie
sur la clavicule, lui fit lâcher les rênes, perdre l'équi-
DU ROI (22 JUIN 91). 517
libre, tomber de cheval. Il put se relever pourtant ,
mais les hussards fureot dès-lors du côté du peuple.
On leur avait fait remarquer aux extrémités de la rue
des petits canons qui les menaçaient ; ils se crurent
entre deux feux; ces canons, vieille ferraille, n'étaient
point chaînés, et ne pouvaient Tètre.
Goguelat, blessé, sans se plaindre, rentra dans la
chambre de la famille royale. Elle présentait un spec-
tacle navrant, tout ensemble ignoble et tragique. L'ef-
froi de cette situation désespérée avait brisé le roi, la
reine, affaibli mèmevisiblementleur esprit. Ils priaient
répicier Sauce, sa femme, comme si ces pauvres gens
avaient pu rien faire à la chose. La reine, assise sur
un banc, entre deux caisses de chandelles, essayait de
réveiller le bon cœur de l'épicière : « Madame, lui
disait-elle? N'avez-vous donc pas des enfants, un
mari, une famille? » — A quoi, l'autre répondait
simplement, sans longs discours : a Je voudrais vous
être utile. Mais, dame 1 vous pensez au Roi, moi je
pense à M. Sauce. Chaque femme pour son mari... »
La reine se détourna, furieuse, versant des larmes de
rage, s'étonnant que cette femme, qui ne pouvait la
sauver, refusât de se perdre avec elle, de lui sacrifier
son mari et sa famille.
Le Roi semblait hors de sens. L'officier qui com-
mandait le premier poste après Varennes, M. Desions,
ayant obtenu de pénétrer jusqu'à lui, et lui disant
que M. de Bouille, averti, allait sans nul doute arriver
à son secours, le Roi parut ne pas Tentendre. Il ré-
péta la même chose jusqu'à trois fois, et voyant qu'elle
518 AMBSTATION
p' arrivait pas jusqu à son intelligeDce : « Je prie^ dit-
ily Votre Majesté, de me donner ses ordres pour M. de
Bouille. » ~- Je n'ai plus d'ordre à donner. Monsieur,
dit-il ; je suis prisonnier. Dites-lui que je le prie de
faire ce qu'il pourra pour moi. »
Beaucoup de gens, en effet, craignaient fort qu'il
n'arrivât, voulaient éloigner le Roi ; des cris s'élevaient:
« A Paris I n On l'engagea, pour calmer la foule, à se
montrer à la fenêtre. Le jour, déjà venu, et clair,
illuminait la triste scène. Le Roi, en valet, au balcon,
sans poudre, dans cette ignoble petite perruque dé-
frisée, pâle et gras, grosses lèvres pâles, muet, l'œil
terne, n'exprimant aucune idée. . . La surprise fut ex-
trême pour ces milliers d'hommes qui se trouvaient là;
d'abord, un silence profond indiqua le combat de pen-
sées et de sentiments qui se faisait dans les esprits. Puis
la pitié déborda, leslarmes, le vrai cœur de la France.. .
et avec une telle force, que parmi ces hommes fu-
rieux, plusieurs crièrent : «Vive le Roi.»
La vieille grand' mère de Sauce, ayant obtenu d'en-
trer, eut le cœiir navré en voyant les deux enfants
qui dormaient ensemble , innocemment sur le lit
de la famille; elle tomba à genoux, et sanglotant de-
manda la permission de leur baiser les mains; elle les
bénit, et se retira en pleurs.
Scène cruelle, en venté, à crever les cœurs les plus
durs, les plus ennemis. Oui, un liégeois même eût
pleuré. Liège, captive de Léopold, barbarement traitée
par les soldats autrichiens, eût pleuré sur Louis XYF.
Telle était la situation, étrimge et bizarre : la Ré-
DU ROI {tî JUIN 91). 519
volutioDy captive des rois en Europe, tient les rois
captifs en France.
Que dis-je, situation étrange? Non, la compensa-
tion est juste»
Faibles esprits que nous sommes ! ce qui surpre-
nait le plus dans la scène de Varennes était le plus
naturel; ce qui semblait un changement, un renver-
sement inouï, était un retour à la vérité.
Ce déguisement qui choquait, rapprochait Louis
XYI de la condition privée, pour laquelle il était fait.
A consulter son aptitude, il était propre à devenir,
non valet sans doute (il était lettré, cultivé), mais ser-
viteur d'une grande maison, précepteur ou intendant,